Zhang Dai, « Le Lac retrouvé en rêve »

dans « Les Formes du vent : paysages chinois en prose » (éd. A. Michel, coll. Spiritualités vivantes, Paris), p. 134-139

dans « Les Formes du vent : pay­sages chi­nois en prose » (éd. A. Mi­chel, coll. Spi­ri­tua­li­tés vi­vantes, Pa­ris), p. 134-139

Il s’agit de Zhang Dai1, let­tré chi­nois (XVIIe siècle apr. J.-C.), éga­le­ment connu sous le pseu­do­nyme de Tao’an2, au­teur de deux cé­lèbres re­cueils de sou­ve­nirs en prose poé­tique : « Sou­ve­nirs rê­vés de Tao’an » (« Tao’an men­gyi »3) et « Le Lac de l’Ouest re­trouvé en rêve » (« Xi Hu mengxun »4). Son riche grand-père, Zhang Ru­lin5, était un ama­teur de mu­sique et d’opéra, un ex­pert en thé et sur­tout un éru­dit qui avait tou­jours un livre à la main. La tête et les yeux ri­vés sur le pa­pier, il cal­li­gra­phiait des ca­rac­tères « pattes de mouche », qu’il fai­sait re­co­pier par son pe­tit-fils. Sou­vent, il se plai­gnait, de­vant ce der­nier, de la pau­vreté des dic­tion­naires dont il dé­si­rait élar­gir le contenu. L’après-midi, il em­por­tait ses livres de­hors pour pro­fi­ter de la lu­mière du jour ; le soir venu, il al­lu­mait une bou­gie haute. Il re­cueillait ainsi des mots et les clas­sait par rimes en vue d’une vaste pu­bli­ca­tion qu’il comp­tait ap­pe­ler la « Mon­tagne des rimes ». Chaque rime ne com­por­tait pas moins de dix ca­hiers. Il pen­sait vrai­ment la pu­blier jusqu’au jour où on lui ap­porta en se­cret l’un des tomes de la « Grande En­cy­clo­pé­die Yongle »6 que le pa­lais im­pé­rial ve­nait tout juste d’achever, et qui était de la même na­ture que la « Mon­tagne des rimes ». « Plus de trente [tomes] ne cou­vraient même pas une seule rime », dit Zhang Dai7. « Quand mon grand-père vit [cela], il dit en pous­sant un pro­fond sou­pir : “Les livres sont en nombre in­fini, et je suis comme l’oiseau qui vou­lait com­bler la mer avec des pierres… !” » Dès lors, le vieux cessa d’écrire. Comme parmi ses pe­tits-fils seul Zhang Dai ai­mait les livres, il les lui laissa et mou­rut peu de temps après.

Zhang Dai conti­nua à agran­dir cette bi­blio­thèque par ses propres ac­qui­si­tions, por­tant le nombre des vo­lumes à plus de trente mille, avant de la perdre presque tout en­tière dans les cir­cons­tances que voici : En 1646, quand Shaoxing8 tomba aux mains des sol­dats mand­chous, il dut s’enfuir en grande hâte, n’emportant avec lui que quelques mal­lettes : « Ce qui res­tait de livres », ra­conte-t-il9, « les sol­dats s’en em­pa­rèrent. Chaque jour, ils en dé­chi­raient des pages pour al­lu­mer le feu, ou les em­por­taient sur les rives du fleuve et les met­taient dans leurs ar­mures pour se pro­té­ger des flèches et des pro­jec­tiles. Ce que j’avais ac­cu­mulé en qua­rante ans, fut [de la sorte] perdu en un jour. Telle est la des­ti­née des livres de ma fa­mille. Sur qui en re­je­ter la faute ? » De­vant l’ampleur de ce dé­sastre, notre au­teur fut tenté plu­sieurs fois de mettre fin à sa vie. Ce­pen­dant, il se sen­tait in­vesti d’une mis­sion : celle de trans­mettre la mé­moire d’un monde bien­heu­reux à ja­mais ré­volu, mais qui gar­dait une exis­tence réelle dans ses rêves. « Il nous semble en­tendre la voix [de Zhang Dai] di­sant : quand mes jours se comp­taient en voyages… in­vi­ta­tions chez des amis, sé­jours dans des temples cham­pêtres, ba­lades en ba­teau, pro­me­nades dans la na­ture sau­vage, contem­pla­tion des chry­san­thèmes, conver­sa­tions avec [mon grand-père], achats de belles pièces d’orfèvrerie, fêtes brillantes… j’étais heu­reux et j’aimais cette vie ; aujourd’hui, j’aime à me la rap­pe­ler et je veux faire par­ta­ger mes joies du passé. Et de fait, le plai­sir de la lec­ture des “Sou­ve­nirs” aug­mente à me­sure que l’on pé­nètre dans l’univers de son au­teur — un uni­vers lé­ger et sen­sible, régi par le sen­ti­ment es­thé­tique », dit Mme Fran­çoise Sab­ban10.

la mé­moire d’un monde bien­heu­reux à ja­mais ré­volu, mais qui gar­dait une exis­tence réelle dans ses rêves

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du « Lac de l’Ouest re­trouvé en rêve » : « Je sé­journe de­puis vingt-deux ans chez des étran­gers, mais dans mes rêves j’habite tou­jours mon an­cienne de­meure. Mes jeunes ser­vi­teurs d’autrefois ont sans doute les che­veux blancs, mais dans mes rêves ils ont en­core leur chi­gnon d’adolescent. Pri­son­nier de mon passé, il m’est dif­fi­cile de dé­pouiller le vieil homme. Dé­sor­mais, je ne fais plus que dor­mir ou veiller sur la couche so­li­taire où, comme Tchouang-tseu, je rêve d’un pa­pillon qui rêve qu’il est moi-même. Je pré­serve ainsi mon vieux rêve et, avec lui, l’image fi­dèle et im­muable des pay­sages du Lac de l’Ouest »11.

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En chi­nois 張岱. Au­tre­fois trans­crit Chang Tai. Haut
  2. En chi­nois 陶庵. Haut
  3. En chi­nois « 陶庵夢憶 ». Au­tre­fois trans­crit « T’ao-an meng-i ». Haut
  4. En chi­nois « 西湖夢尋 ». Au­tre­fois trans­crit « Hsi-hu meng-hsün ». Haut
  5. En chi­nois 張汝霖. Au­tre­fois trans­crit Chang Ju-lin. Haut
  6. En chi­nois « 永樂大典 ». Haut
  1. « Sou­ve­nirs rê­vés de Tao’an », p. 114. Haut
  2. En chi­nois 紹興. Haut
  3. « Sou­ve­nirs rê­vés de Tao’an », p. 51. Haut
  4. « Compte rendu sur “Sou­ve­nirs rê­vés de Tao’an” ». Haut
  5. p. 135. Haut