Tao Yuan ming, « L’Homme, la Terre, le Ciel : enfin je m’en retourne »

éd. Moundarren, Millemont

éd. Moun­dar­ren, Mil­le­mont

Il s’agit des poèmes de Yuan ming 1, let­tré , grand chantre de la rus­tique (IVe-Ve siècle apr. J.-C.). Issu d’une illustre li­gnée tom­bée dans l’obscurité et le be­soin, il rê­vait d’une vie simple, mais qui lui ap­par­tînt réel­le­ment, une vie consa­crée à ses poèmes et à son jar­din de chry­san­thèmes : «Cueillant des chry­san­thèmes à la haie de l’Est, le cœur libre, j’aperçois la mon­tagne du Sud. Dans tout cela ré­side une si­gni­fi­ca­tion pro­fonde. Sur le point de l’exprimer, j’ai déjà ou­blié les mots», dit-il dans un pas­sage re­mar­quable. Sa était pauvre : la­bou­rer et culti­ver ne suf­fi­sait pas à la nour­rir. La mai­son était pleine de jeunes , mais la jarre — vide de grains. Ses amis le pres­saient de prendre quelque poste loin­tain et fi­nirent par l’en per­sua­der. Tao Yuan ming avait à peine pris ses fonc­tions que, nos­tal­gique, il avait déjà en­vie de s’en re­tour­ner. Pour­quoi? Sa était spon­ta­née; elle re­fu­sait de se plier pour être conte­nue. Lan­guis­sant, bou­le­versé, il eut pro­fon­dé­ment de tra­hir le prin­cipe de sa vie — ce­lui de ne pas se mê­ler aux obli­ga­tions du . Il dé­cida d’attendre la fin de l’année pour aus­si­tôt em­bal­ler ses et par­tir la , tel un oi­seau échappé de sa cage :

«Les champs et le jar­din doivent déjà être en­va­his par les herbes,
Pour­quoi ne m’en suis-je pas re­tourné plus tôt?…
Aujourd’hui j’ai , hier j’avais tort…
J’interroge des pas­sants pour trou­ver le bon che­min
À l’aube, je re­grette que la lu­mière soit à peine claire
Dès que j’aperçois mon humble hutte,
Joyeux, aus­si­tôt je me mets à cou­rir
Le jeune ser­vi­teur vient m’accueillir,
Mes jeunes en­fants at­tendent à la porte…
Te­nant la main des en­fants j’entre dans la mai­son
Il y a un pot rem­pli de
Je prends le pot, me sers et bois seul
À contem­pler les dans la cour 2 se ré­jouit mon vi­sage
».

Tao Yuan ming, grâce à son dé­ta­che­ment des af­faires, réa­lise le type fa­vori du let­tré chi­nois — ce­lui que la plu­part cherchent à imi­ter et à re­pro­duire

Tao Yuan ming, grâce à son dé­ta­che­ment des af­faires, réa­lise le type fa­vori du let­tré chi­nois — ce­lui que la plu­part cherchent à imi­ter et à re­pro­duire, soit sin­cè­re­ment et spon­ta­né­ment, soit par une sorte d’affectation. Tout en res­tant à l’intérieur des haies de son jar­din à cueillir ses et ses herbes, il jette tou­jours un sur la mon­tagne im­mor­telle au loin, sym­bole de l’éternité du monde : «Tao Yuan ming est un poète… d’une sim­pli­cité d’ et d’expression par­faite, d’une de cœur com­plète, sans am­bi­tions ni ja­lou­sies. Il adore la na­ture et se com­plaît dans sa , fuyant la vie pu­blique et les charges. Ce ca­rac­tère, que nous se­rions ten­tés de rap­pro­cher des bo­hèmes oc­ci­den­taux, en est pour­tant to­ta­le­ment dis­tinct, en ce sens que ce qui est im­pré­vi­sion et mol­lesse de ca­rac­tère chez les bo­hèmes est, au contraire, can­deur phi­lo­so­phique chez les Chi­nois, et que, loin de s’accrocher à la ville et à ses joies, comme le font les bo­hèmes, Tao Yuan ming et ceux qui par­tagent ses se ré­fu­gient à la cam­pagne et y consacrent leur vie au la­beur des champs, tout en fai­sant de la de la na­ture leur prin­ci­pale», dit un  3. Outre les poèmes que j’ai ci­tés plus haut, le «Ré­cit de la Source des fleurs de pê­cher» 4Tao hua yuan ji» 5) est sans l’œuvre em­blé­ma­tique de Tao Yuan ming. Elle ra­conte com­ment un pê­cheur égaré dé­couvre un jour, à la source d’un cours d’, un vil­lage com­plè­te­ment à l’écart du monde, où les hommes vivent comme du des Qin, de cinq siècles an­té­rieurs. C’est l’utopie d’une vie de bien­heu­reux iso­le­ment, loin des pièges du siècle et du man­da­ri­nat.

Il n’existe pas moins de cinq tra­duc­tions fran­çaises des poèmes, mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Mme  et M. .

「野外罕人事,
窮巷寡輪鞅;
白日掩荊扉,
虛室絕塵想.

時復墟曲中,
披草共來往;
相見無雜言,
但道桑麻長.」

 Poème dans la ori­gi­nale

«À la cam­pagne, rares sont les af­faires du monde
Dans mon al­lée écar­tée, rares sont les roues et les brides 6
Au mi­lieu de la jour­née, le por­tail en bran­chages est fermé
Dans la salle vide, nulle du monde de pous­sière

Par­fois je me rends au vil­lage
Écar­tant les herbes, avec les vil­la­geois nous nous ren­dons vi­site
Quand nous nous ren­con­trons, nulle conver­sa­tion vul­gaire
Nous par­lons seule­ment des mû­riers et du chanvre qui poussent»
— Poème dans la tra­duc­tion de Mme Cheng et M. Col­let

«L’humain , aux champs, n’est pas grand-chose
Rares les chars sur un che­min pi­teux!
Au blanc sa porte en ronces close,
Mon lo­gis vide est sans souci pou­dreux.

Par­fois, en­cor, des ruines, des tra­verses;
J’écarte l’herbe avec ceux qui vont là.
Nous nous voyons sans pa­roles di­verses :
Chanvre et mû­riers poussent? Rien que cela!»
— Poème dans la tra­duc­tion de M. Paul Ja­cob (éd. Gal­li­mard, coll. Connais­sance de l’, Pa­ris)

«À la cam­pagne, on n’a pas grand com­merce;
L’humble ve­nelle at­tend peu d’équipages.
En plein jour, clos mon por­tillon de ronces;
Au gîte net, foin des pen­sers mon­dains!

De temps à autre, entre gens du vil­lage,
Écar­tant l’herbe, en­semble nous va­guons,
Nous re­trou­vant sans par­ler d’autre chose
Que des mû­riers et du chanvre qui croissent.»
— Poème dans une tra­duc­tion (dans « de la clas­sique», éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris)

«Il n’arrive pas grand-chose chez nous.
Il passe peu de voi­tures sur le che­min.
Pen­dant le jour, les portes res­tent closes.
Dans la mai­son calme, les dé­sirs se calment.

Quel­que­fois je ren­contre un voi­sin sur la route.
On parle peu. La ré­colte de chanvre sera bonne.
Il y aura cette an­née beau­coup de mû­riers.»
— Poème dans la tra­duc­tion de M. Claude Roy (dans «Le Vo­leur de poèmes : », éd. Mer­cure de , Pa­ris)

«À la cam­pagne, sait s’absenter;
Les moyeux grin­çants ignorent les ruelles.
Les ronces du van­tail filtrent le so­leil blanc —
Ma chambre vide a fui la poudre des pen­sées.

Par­fois, dans un creux du grand tertre,
Nous nous re­trou­vons pour les foins.
Notre si­lence vient à se rompre
Et nous par­lons du chanvre et des mû­riers.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de MM.  et Zéno Bianu (dans «La Mon­tagne vide : an­tho­lo­gie de la chi­noise (IIIe-XIe siècle)», éd. A. Mi­chel, Pa­ris)

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En chi­nois 陶淵明. Au­tre­fois trans­crit T’ao Yuen-ming ou T’au Yüan-ming. Éga­le­ment connu sous le nom de Tao Qian (陶潛). Au­tre­fois trans­crit T’ao Ts’ien, T’au Ts’ien ou T’ao Ch’ien. Icône Haut
  2. Tao Yuan ming avait planté une al­lée de cinq saules à côté de sa mai­son. C’était là, si l’on veut, son ly­cée; il s’y pro­me­nait. De là lui est venu son nom de pin­ceau de «Wu­liu Xian­sheng» (五柳先生), c’est-à-dire «Mon­sieur Cinq-saules». Par­fois tra­duit «Sieur aux Cinq Saules», «le Doc­teur des Cinq Saules», «l’ aux Cinq Saules», «le Maître des Cinq Saules» ou «Let­tré aux Cinq Saules». Icône Haut
  3. M. Georges Mar­gou­liès. Icône Haut
  1. Par­fois tra­duit «Mé­moires de la Source aux fleurs de pê­cher», «No­tice de la Source des fleurs de pê­cher», «His­toire de la Source des fleurs de pê­cher» ou «Chro­nique de la Source des fleurs de pê­cher». Icône Haut
  2. En chi­nois «桃花源記». Au­tre­fois trans­crit «T’ao-houa-yuan ki» ou «T’ao-hua yüan chi». Icône Haut
  3. C’est-à-dire les voi­tures et les che­vaux. Icône Haut