Bilhaṇa, « Stances des amours d’un voleur »

éd. Fata Morgana, coll. Les Immémoriaux, Saint-Clément-de-Rivière

éd. Fata Mor­gana, coll. Les Im­mé­mo­riaux, Saint-Clé­ment-de-Ri­vière

Il s’agit des « Cin­quante Stances des amours du vo­leur » (« Cau­rî­su­ra­ta­pañ­câśikâ »1), plus connues sous le titre abrégé des « Cin­quante Stances du vo­leur » (« Cau­ra­pañ­câśikâ »2) de Bil­haṇa3. Ce poète hin­dou (XIe siècle apr. J.-C.), chargé d’instruire une jeune prin­cesse, se laissa vaincre par les charmes de sa royale élève ; après plu­sieurs jours de vo­lup­tés clan­des­tines, les deux amants furent tra­his, dé­non­cés et sur­pris par le roi qui condamna à la peine de mort l’instituteur trop sen­sible. Avant de su­bir son châ­ti­ment, le cou­pable chanta, dans une cin­quan­taine de stances, les ap­pas de sa maî­tresse et les sou­ve­nirs de son amour :

« Aujourd’hui en­core,
Mon es­prit tremble quand je songe
Comme il me fut in­ter­dit de dire tout ce que, pour moi, elle fit,
Alors que m’entraînaient loin du pa­lais royal
Des sbires im­pla­cables et ter­ri­fiants, pa­reils aux émis­saires de Yama4
 »5.

Ému par la beauté de ces poé­sies (que le poète au­rait dé­cla­mées tout en mon­tant sur l’échafaud, à rai­son d’une par marche !), le roi se laissa in­flé­chir et ac­corda au condamné la main de sa fille. Telle est la lé­gende prin­ci­pale qui ac­com­pagne, dans les ma­nus­crits, le texte des « Cin­quante Stances du vo­leur ». Mais là s’arrêtent les traits com­muns. Le nom du hé­ros de l’aventure — tan­tôt Bil­haṇa, tan­tôt Caura (« le vo­leur ») — les dé­tails du ré­cit, le nombre des stances, le texte en­fin de ces stances sont mo­di­fiés, al­té­rés et trans­for­més d’une re­cen­sion à l’autre. Ainsi, les ma­nus­crits dits du Nord et ceux dits du Sud-Ouest n’ont en com­mun que quatre ou cinq stances.

« un sen­ti­ment tout in­dien, où do­minent l’admiration phy­sique et le dé­sir char­nel »

« Les “Cin­quante Stances du vo­leur” sont, comme œuvre éro­tique, une des plus cu­rieuses pro­duc­tions de la lit­té­ra­ture sans­crite », dit Édouard Ariel. « Elles sont rem­plies d’un sen­ti­ment tout in­dien, où do­minent l’admiration phy­sique et le dé­sir char­nel, et qui, sans éteindre com­plè­te­ment l’émotion du cœur, en laisse briller à peine une ti­mide étin­celle et ne par­ti­cipe en rien du culte mo­ral que la poé­sie de l’Occident et les arts chré­tiens ont voué à la femme… Une grande par­tie de l’ouvrage a beau­coup de grâce et une al­lure dé­li­cieuse ; la des­crip­tion est riche, le des­sin joli, la fac­ture ha­bile. »

Il n’existe pas moins de six tra­duc­tions fran­çaises des « Cin­quante Stances du vo­leur », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Syl­vain Broc­quet.

« अद्यापि तां कनकचम्पकदामगौरीं
फुल्लारविन्दवदनां तनुरोमराजीम् ।
सुप्तोत्थितां मदनविह्वललालसाङ्गीं
विद्यां प्रमादगुणिताम् इव चिन्तयामि ॥
 »
— Stance dans la langue ori­gi­nale

« Aujourd’hui en­core, je pense à elle :
Res­plen­dis­sante comme l’or d’une guir­lande de “cam­paka”6,
Ar­bo­rant un vi­sage pa­reil au lo­tus épa­noui, por­tant une ligne de fin du­vet,
Elle ve­nait de se le­ver, et son corps s’alanguissait, par l’amour épuisé,
Telle la connais­sance que l’ivresse a lais­sée fuir. »
— Stance dans la tra­duc­tion de M. Broc­quet

« En­core aujourd’hui
Je songe à elle,
Éblouis­sante avec ses guir­landes de fleurs de “cam­paka”,
Son vi­sage pa­reil au lo­tus épa­noui,
À sa taille, une mince ligne de du­vet,
Le corps fré­mis­sant de dé­sir au sor­tir du som­meil —
Ma bien-ai­mée —
Sor­ti­lège
Dont, par ma fo­lie
J’ai été dé­pos­sédé ! »
— Stance dans la tra­duc­tion de Mme Amina Okada (« Poèmes d’un vo­leur d’amour », éd. Gal­li­mard, coll. UNESCO d’œuvres re­pré­sen­ta­tives-Connais­sance de l’Orient, Pa­ris)

« Aujourd’hui en­core je pense à elle
Blonde comme une guir­lande de “cham­paka” doré
Le vi­sage pa­reil à un nym­phéa épa­noui
Une fine ran­gée de du­vet au nom­bril
À peine éveillée le corps dé­li­rant de dé­sir
Comme folle »
— Stance dans la tra­duc­tion de M. Pierre Rol­land (« Les Cin­quante Stances du vo­leur » dans « Ca­hiers de lin­guis­tique, d’orientalisme et de sla­vis­tique », vol. 1-2, p. 253-264)

« Même aujourd’hui, je pense à la jeune fille, qui a une guir­lande de “tcham­paka” cou­leur d’or, des yeux de né­nu­phar épa­noui, une raie lé­gère de du­vet ; qui sort du som­meil, le corps ar­dent du trouble de la vo­lupté, et telle qu’un éclair tombé par ivresse. »
— Stance dans la tra­duc­tion d’Édouard Ariel (« Tcho­ra­pant­châ­çat » dans « Jour­nal asia­tique », sér. 4, vol. 11, p. 469-534)

« À cette heure même, ma pen­sée est toute à cette fille de roi, au teint doré, aux guir­landes tis­sues avec le “tcham­paka” à fleurs d’or — au vi­sage de lo­tus épa­noui, aux touffes soyeuses de che­veux — aux membres agi­tés par l’amour, soit qu’elle dorme ou qu’elle veille, et tout rem­plis d’une vo­lup­tueuse lan­gueur : ma pen­sée, dis-je, est sur elle, comme sur une science, échap­pée faute de soin, et qu’on s’applique à ra­me­ner dans son es­prit. »
— Stance dans la tra­duc­tion d’Hippolyte Fauche (« La “Pant­cha­çikâ” », XIXe siècle)

« Aujourd’hui en­core je pense à elle — au mo­ment où elle sur­git du som­meil, les membres alan­guis par la lutte d’amour, sem­blable à une tige do­rée de “ciam­paka”, avec sa bouche de lo­tus rouge et l’ombre de son lé­ger du­vet — je pense à elle comme à une science per­due dans l’ivresse. »
— Stance dans la tra­duc­tion de Jo­seph Gri­maldi7 (« Le Chant du vo­leur d’amour : poème hin­dou du XIe siècle » dans « Ca­hiers du Sud », no 269, p. 81-93)

« Vel ho­die vir­gi­nem illam, ve­luti au­rei “cham­paki” fi­bram fla­vam, ex­pansæ nym­phææ ore ri­den­tem, te­ner­ri­mis ca­pil­lis or­na­tam, e somno sur­rec­tam, mem­bris amore concus­sis lan­gui­dam, co­gito tan­quam scien­tiam in­cu­ria amis­sam. »
— Stance dans la tra­duc­tion la­tine de Pe­ter von Boh­len (« Car­men quod Chauri no­mine cir­cum­fer­tur ero­ti­cum », XIXe siècle)

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  1. En sans­crit « चौरीसुरतपञ्चाशिका ». Au­tre­fois trans­crit « Chauri su­rata pan­cha­sika » ou « Chauri Su­ra­ta­pan­cha­shika ». Haut
  2. En sans­crit « चौरपञ्चाशिका ». Au­tre­fois trans­crit « Tchâu­ra­pant­châ­çikâ », « Tchâaura pant­cha­çika », « Tschau­ra­pant­scha­sika », « Co­ra­pañcāśikā », « Chaura pan­cha­sika », « Chaura-pan­chā­çikā » ou « Chau­ra­pan­cha­shika ». Outre cette ap­pel­la­tion com­mu­né­ment em­ployée, les « Cin­quante Stances du vo­leur » portent en­core di­vers titres, se­lon les édi­tions, tels que : « बिल्हणपञ्चाशिका » (« Bil­haṇa­pañ­câśikâ »), c’est-à-dire les « Cin­quante Stances de Bil­haṇa », ou « चौरशतक » (« Cau­raśa­taka »), c’est-à-dire « La Cen­tu­rie du vo­leur » sur le mo­dèle de « La Cen­tu­rie d’Amaru ». Haut
  3. En sans­crit बिल्हण. Au­tre­fois trans­crit Bil­han. Haut
  4. Yama est en même temps le dieu des en­fers et le juge des morts. Haut
  1. p. 47. Haut
  2. Le « cam­paka » est un ar­buste à fleurs jaunes et odo­ri­fé­rantes. Haut
  3. Pseu­do­nyme de Jean Gre­nier. Haut