Térence, « Les Comédies »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit des six « Co­mé­dies » (« Co­mœ­diæ ») de Té­rence1, dra­ma­turge la­tin, qui na­quit dans la condi­tion la plus vile et la plus dé­tes­table — celle d’esclave. Sans fa­mille et sans nom, il était dé­si­gné sous le sur­nom d’Afer (« l’Africain »), ce qui per­met de sup­po­ser qu’il était Car­tha­gi­nois de nais­sance. Ce­pen­dant, la pu­reté de son lan­gage — pu­reté ad­mi­rée par ses contem­po­rains — prouve que, s’il n’est pas né à Rome, il y fut amené dès sa plus tendre en­fance. Acheté ou reçu en pré­sent par un riche sé­na­teur, Te­ren­tius Lu­ca­nus, il fut élevé par ce der­nier avec un grand soin et af­fran­chi de bonne heure. Cet acte gé­né­reux porta bon­heur à Te­ren­tius Lu­ca­nus. Le nom du jeune af­fran­chi, Té­rence, ren­dit im­mor­tel ce­lui du vieux maître. C’était le IIe siècle av. J.-C. — le siècle où, se­lon le mot d’Horace, « la Grèce, vain­cue par les armes, triom­phait de ses vain­queurs par ses charmes et por­tait les arts dans la sau­vage Ita­lie »2. La culture grecque était plus que ja­mais à l’honneur. Té­rence y fut ini­tié, comme tous les brillants aris­to­crates qui fré­quen­taient la mai­son sé­na­to­riale. Ce sont eux sans doute qui l’encouragèrent vers la car­rière lit­té­raire, où ses goûts et ses ta­lents l’entraînaient. Il se tourna donc vers le genre de la co­mé­die athé­nienne, et sur­tout de la co­mé­die nou­velle, ap­pe­lée la « pal­liata ». Ses six pièces sont toutes imi­tées de Mé­nandre et d’Apollodore de Ca­ryste ; elles sont grecques par l’intrigue, par la pen­sée, par le ca­rac­tère des per­son­nages, par le titre même. Après les avoir don­nées sur le théâtre de Rome, Té­rence par­tit pour la Grèce afin d’étudier d’encore plus près les mœurs de cette contrée dont il re­pro­dui­sait l’esprit sur la scène. Com­bien de temps dura ce voyage ? Té­rence par­vint-il à Athènes ? On l’ignore. Ce qu’il y a de cer­tain, c’est qu’il ne re­vint ja­mais. Et comme on veut tou­jours don­ner quelque cause ex­tra­or­di­naire à la dis­pa­ri­tion d’un grand per­son­nage, on n’a pas man­qué d’attribuer celle de Té­rence au cha­grin que lui au­rait causé la perte de cent huit ma­nus­crits lors d’un nau­frage : re­cueilli par de pauvres gens, le res­capé se­rait tombé ma­lade, et le cha­grin au­rait hâté sa der­nière heure.

Le nom de Té­rence est sy­no­nyme d’élégance, de me­sure, de cor­rec­tion dans le style

Le nom de Té­rence est sy­no­nyme d’élégance, de me­sure, de cor­rec­tion dans le style — qua­li­tés que même ses juges les plus sé­vères ne lui ont ja­mais re­fu­sées, tout en lui re­pro­chant d’être ti­mide et de man­quer de verve et d’entrain. Plus que la fibre de la gaieté, Té­rence touche celle de la ten­dresse et de l’union des âmes hu­maines. C’est lui qui a écrit le mot le plus ad­miré du théâtre la­tin : « Je suis homme : rien d’humain ne m’est étran­ger »3. C’est lui qui a émis cette pen­sée si triste dans sa vé­rité : « Les gens qui sont dans le mal­heur sont tou­jours, je ne sais pour­quoi, plus sus­cep­tibles que les autres et plus dis­po­sés à prendre tout en mau­vaise part ; ils croient tou­jours qu’on les mé­prise à cause de leur pau­vreté »4. De tels vers sont plu­tôt faits pour plaire à un pu­blic éclairé et ins­truit qu’à faire rire la mul­ti­tude par leur force co­mique. Les Ro­mains s’en aper­ce­vaient d’autant plus fa­ci­le­ment qu’ils avaient un autre grand dra­ma­turge, dont la force co­mique est la qua­lité émi­nente : c’est Plaute, dont les jeux de mots co­casses, les mé­prises, les sur­prises, la verve exu­bé­rante et gro­tesque, « le sel » à l’usage du gros peuple font un contraste sai­sis­sant avec la pro­fon­deur, la bien­séance, l’exactitude, la vé­rité, le tact, les formes dis­crètes et ré­ser­vées de Té­rence, chez qui les va­lets comme les maîtres, les cour­ti­sanes comme les hon­nêtes dames, les proxé­nètes comme les fils de fa­mille gardent tou­jours la dé­cence. C’est que, comme l’a dit Boi­leau, « Té­rence [est] mer­veilleux d’avoir ac­com­modé le peuple à lui, sans s’accommoder au peuple »5. « Je com­pare Té­rence », a dit en­core mieux Di­de­rot6, « à quelques-unes de ces pré­cieuses sta­tues qui nous res­tent des Grecs : une “Vé­nus de Mé­di­cis”, un “An­ti­noüs”. Elles ont peu de pas­sions, peu de ca­rac­tère, presque point de mou­ve­ment ; mais on y re­marque tant de pu­reté, d’élégance et de vé­rité, qu’on n’est ja­mais las de les consi­dé­rer. Ce sont des beau­tés si dé­liées, si ca­chées, si se­crètes, qu’on ne les sai­sit toutes qu’avec le temps ; c’est moins la chose que l’impression et le sen­ti­ment qu’on en rem­porte ; il faut y re­ve­nir, et l’on y re­vient sans cesse. »

Il n’existe pas moins de vingt tra­duc­tions fran­çaises des « Co­mé­dies », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Alfred Ma­gin.

« Num­quam ita quis­quam bene sub­ducta ra­tione ad vi­tam fuit,
Quin res, ætas, usus sem­per ali­quid ad­por­tet novi,
Ali­quid mo­neat, ut illa quæ te scisse cre­das nes­cias,
Et quæ tibi pu­ta­ris prima in ex­pe­riundo ut re­pu­dies.
Quod nunc mi eve­nit ; nam ego vi­tam du­ram quam vixi usque adhuc,
Jam de­curso spa­tio, omitto. Id quam ob rem ? re ipsa rep­peri
Fa­ci­li­tate nil esse ho­mini me­lius neque cle­men­tia.
Id esse ve­rum ex me atque ex fratre quoi­vis fa­ci­lest nos­cere.
Ille suam sem­per egit vi­tam in otio, in convi­viis,
Cle­mens, pla­ci­dus ; nulli læ­dere os, adri­dere om­ni­bus ;
Sibi vixit, sibi sump­tum fe­cit ; omnes bene di­cunt, amant. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné ; les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment, vous ap­prennent tou­jours quelque chose. Ce qu’on croyait sa­voir, on l’ignore ; ce qu’on met­tait en pre­mière ligne, on le re­jette dans la pra­tique. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. J’ai vécu du­re­ment jusqu’à ce jour, et voici qu’au terme de ma car­rière je change d’habitudes. Pour­quoi ? Parce que l’expérience m’a prouvé que rien ne réus­sit mieux à l’homme que l’indulgence et la bonté. C’est une vé­rité dont il est fa­cile de se convaincre par mon exemple et par ce­lui de mon frère. Toute sa vie il l’a pas­sée dans les plai­sirs et la bonne chère ; tou­jours bon, com­plai­sant, gra­cieux pour tout le monde, évi­tant de cho­quer qui que ce fût, il a vécu pour lui, il ne s’est rien re­fusé ; et tout le monde fait son éloge, tout le monde l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ma­gin

« Ja­mais homme n’a su si bien s’y prendre pour ar­ran­ger sa vie, que les cir­cons­tances, les an­nées, l’expérience, ne lui aient constam­ment ap­porté du nou­veau. On ap­prend tou­jours ; de sorte qu’en croyant sa­voir les choses, il se trouve qu’on ne les sa­vait pas, et ce que l’on re­gar­dait comme de­vant être mis en pre­mière ligne, on re­con­naît, à l’user, que ce ne vaut rien. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. J’ai mené jusqu’à ce jour l’existence la plus dure ; et main­te­nant que je suis presque au terme de ma car­rière, j’y re­nonce. Pour­quoi cela ? C’est qu’après tout j’ai re­connu qu’il n’y a rien de meilleur pour un homme que la dou­ceur et l’indulgence. C’est une vé­rité qu’il est fa­cile au pre­mier venu de re­con­naître, d’après mon frère et moi. Lui, il a tou­jours vécu sans rien faire, te­nant table ou­verte. Il est in­dul­gent, d’humeur pa­ci­fique : il ne rompt en vi­sière à per­sonne ; il pré­sente à tous un vi­sage riant. C’est pour lui qu’il a vécu, pour lui qu’il a dé­pensé. Tout le monde dit du bien de lui, tout le monde l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Vic­tor Bé­to­laud (XIXe siècle)

« Pour vivre sa­ge­ment, on a beau s’arranger ;
On trouve au plan tou­jours quelque chose à chan­ger.
Mille cas im­pré­vus, l’âge, l’expérience,
De ce qu’on croit sa­voir montrent l’insuffisance ;
Et ce dont on était dès l’abord en­chanté,
Par l’usage est sou­vent tout à fait re­jeté :
C’est le cas où je suis ; car de­puis mon jeune âge,
J’ai jusqu’ici vécu comme un rustre, un sau­vage,
Et ce­pen­dant je quitte, au dé­clin de mes ans,
Ce qui me pa­rais­sait le plus sage des plans.
Veut-on sa­voir pour­quoi je change de sys­tème ?
Eh bien ! je ré­pon­drai que j’ai vu par moi-même
Que pour l’homme, ici-bas, le parti le meilleur,
Est d’être ac­com­mo­dant et de fa­cile hu­meur.
De mon frère et de moi, qui connaît la conduite,
De cette vé­rité se convain­cra de suite.
Ama­teur des plai­sirs, convive ai­mable et doux,
Ne cha­gri­nant per­sonne et com­plai­sant pour tous,
Mon frère, sans comp­ter, a vécu pour lui-même ;
C’est pour­quoi tout le monde et le bé­nit et l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Pierre Ber­ge­ron (XIXe siècle)

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné ; les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment : elles font connaître qu’on ignore ce qu’on croyait le mieux sa­voir ; ce qu’on re­gar­dait comme es­sen­tiel, on le re­jette dans la pra­tique. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. Jusqu’à pré­sent j’ai mené une vie dure, et sur la fin de ma car­rière, je change de conduite. Et pour­quoi ? C’est que l’expérience m’a fait connaître qu’il n’est rien de plus utile à l’homme que la com­plai­sance et la dou­ceur. À voir mon frère et moi, on se convain­cra fa­ci­le­ment de cette vé­rité. Mon frère a tou­jours vécu dans le re­pos et la bonne chère : il s’est mon­tré doux et mo­déré, il n’a ja­mais cho­qué per­sonne, il a ca­ressé tout le monde. Il a vécu pour soi, il a dé­pensé pour soi. Cha­cun dit du bien de lui, cha­cun l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Guillaume-An­toine Le­mon­nier (XIXe siècle)

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné ; les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment : elles nous montrent qu’on ignore ce qu’on croyait le mieux sa­voir ; ce qu’on re­gar­dait comme es­sen­tiel, on le re­jette dans la pra­tique. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. Jusqu’à pré­sent j’ai mené une vie dure, et sur la fin de ma car­rière, je change de conduite. Pour­quoi ? C’est que l’expérience m’a fait connaître qu’il n’est rien de plus utile à l’homme que la com­plai­sance et la dou­ceur. À voir mon frère et moi, on se convain­cra fa­ci­le­ment de cette vé­rité. Mon frère a tou­jours vécu dans le re­pos et la bonne chère : il s’est mon­tré doux et mo­déré, il n’a ja­mais cho­qué per­sonne, il a ca­ressé tout le monde. Il a vécu pour lui, il a dé­pensé pour lui. Cha­cun dit du bien de lui, cha­cun l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Guillaume-An­toine Le­mon­nier, re­vue par Louis-Si­mon Au­ger (XIXe siècle)

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné ; les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment : quelque chose vous dit que vous igno­rez ce que vous croyiez sa­voir ; ce qu’on re­gar­dait comme es­sen­tiel, on le re­jette dans la pra­tique. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. Jusqu’à pré­sent j’ai mené une vie dure, et sur la fin de ma car­rière, je change de conduite. Pour­quoi ? C’est que l’expérience me montre que rien ne réus­sit comme la com­plai­sance et la dou­ceur. À voir mon frère et moi, ou s’en convain­cra fa­ci­le­ment. Il a tou­jours vécu dans le re­pos et la bonne chère : doux et mo­déré, il n’a cho­qué per­sonne, il a ca­ressé tout le monde. Il a vécu pour lui, il a dé­pensé pour lui. Cha­cun le vante, cha­cun l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Fer­di­nand Col­let (XIXe siècle)

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné, les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment, nous ap­prennent tou­jours quelque chose. Ce qu’on croyait sa­voir, on l’ignore, et ce qu’on met­tait en pre­mière ligne, à l’user, on le re­jette. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. J’ai vécu du­re­ment jusqu’à ce jour, et main­te­nant que je suis presque au terme de ma car­rière, j’y re­nonce. Et pour­quoi ? C’est que l’expérience m’a prouvé que rien ne réus­sit mieux à l’homme que l’indulgence et la bonté. C’est une vé­rité dont il est fa­cile de se convaincre par mon frère et par moi. Toute sa vie, il l’a pas­sée dans l’oisiveté, dans les fes­tins ; bon, pa­ci­fique, il ne rompt en vi­sière à per­sonne, mais sou­rit à tout le monde ; il a vécu pour lui, dé­pensé pour lui ; tout le monde dit du bien de lui, tout le monde l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Émile Cham­bry (éd. Gar­nier frères, coll. Clas­siques Gar­nier, Pa­ris)

« C’est vai­ne­ment qu’au mieux on rai­sonna ses plans ;
La pra­tique, les faits, l’âge, le cours des ans
Vont nous mo­di­fier, et nous ins­truire en­core
Que ce qu’on croit sa­voir à mer­veille… on l’ignore !
L’expérience alors nous fait trou­ver fort sot
Le pre­mier élé­ment. Voilà quel est mon lot :
La ru­desse que j’eus pen­dant ma vie en­tière,
Je la vais dé­pouiller au bout de la car­rière.
Pour­quoi ?… C’est qu’en voyant les faits, j’ai constaté
Que rien n’est mieux pour nous que clé­mence et bonté.
D’après mon frère et moi, cha­cun doit le com­prendre ;
Il a voué sa vie au loi­sir le plus tendre,
Calme, au sein des ban­quets, doux, mé­na­geant cha­cun,
Et ja­mais on n’a vu qu’il ait blessé quelqu’un.
Il a vécu pour lui, joui de sa for­tune :
On l’aime, on le bé­nit. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ben­ja­min Kien (XIXe siècle)

« Ja­mais ne fut nul homme si dé­rai­sonné en sa vie que la chose, l’âge et l’usage ne lui ap­portent au­cune nou­veauté et qu’ils ne lui ad­mo­nestent quelque be­sogne non ac­cou­tu­mée, en ma­nière que très sou­vent ce que tu cui­de­ras bien sa­voir, tu n’en sau­ras rien ; et ce que tu cui­de­ras bien faire sans faillir, si tu t’y veux éprou­ver, tu y fau­dras. Que m’est-il ad­venu main­te­nant ? Or çà, je laisse à par­ler de la vie, de quoi j’ai vécu jusques ci, par faute d’espace ; et aussi, elle est as­sez no­toire. Tou­te­fois, je connais par icelle qu’il n’est rien meilleur ni plus conve­nable à homme que fa­ci­lité et dé­bon­nai­reté. Il est bien aisé à connaître que c’est vé­rité par l’exemple de mon frère et de moi. Mon frère a tou­jours dé­mené7 sa vie en oi­si­veté, en dî­ners, dé­bon­naire, plai­sant à tous, sans of­fen­ser nul ; la bouche tou­jours ou­verte à faire bonne chère et à rire à tous. Il a bien vécu ; il a fait grands dé­pens, toutes gens lui donnent bé­né­dic­tion et l’aiment. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Guillaume Rippe (XVe siècle)

« Ja­mais homme n’eut en sai­son
Tant bien à vivre par rai­son
Et tant bien et de si bonne sorte,
Que l’âge et l’usage n’apporte
Tou­jours quoi que soit de nou­veau
Ou qui ne trouble le cer­veau
Ou qui ne donne la science
De sa­voir par ex­pé­rience
Ce qu’on avait cru seule­ment.
Je le vois par ex­pé­riment
De ce que ja­mais ne connus.
Car ce­lui cas m’est ad­venu :
Tant que j’ai vécu, j’ai mené
Dure vie mal for­tu­née,
Mais je la laisse. Car, par elle,
J’ai perdu force na­tu­relle
Et n’ai vécu qu’en grand-dou­leur.
Donc, je vois qu’il n’est rien meilleur
À homme que fa­ci­lité
Et clé­mence. C’est vé­rité
De moi et de mon frère aussi.
L’expériment vient de ceci :
En plai­sir sans mé­lan­co­lie
Il a usé toute sa vie
En convis8, clé­ment et plai­sant,
De per­sonne nul mal di­sant,
À railler à tous et à rire,
À faire dé­pens, à bien dire,
Tant que tous l’aiment et bé­nissent. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Gilles Cy­bile (XVe siècle)

« Ja­mais quelqu’un ne fit si bien ses be­sognes en cette vie que la chose, l’âge, l’usage n’apporte tou­jours quelque chose de nou­veau, n’avertisse de quelque chose, de sorte que tu ignores ce que tu penses sa­voir, et ce que tu penses avoir pour le pre­mier, [tu] n’en tiens compte avec l’expérience. Ce qui m’est échu main­te­nant, car je laisse à cette heure la vie dure que j’ai tou­jours me­née jusques ici, com­bien que le cours de ma vie soit presque fait. Pour­quoi cela ? J’ai trouvé par ex­pé­rience qu’il n’y a rien meilleur à l’homme que fa­ci­lité et clé­mence. Il est fa­cile à quelqu’un de connaître que ceci est vrai de moi et de mon frère. De lui il a tou­jours vécu en re­pos, en ban­quets, clé­ment, pai­sible, doux, n’ayant cou­tume d’offenser quelqu’un de pa­roles, mais plai­sant à tout le monde ; il a vécu à soi, il a dé­pendu9 pour soi-même ; tous disent bien de lui, ils l’aiment. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jean Bour­lier (XVIe siècle)

« Ja­mais per­sonne ne s’est fait un plan de conduite si bien rai­sonné que les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience, ne le mo­di­fient en quelque point, et ne donnent quelque le­çon : ce qu’on croyait sa­voir, on l’ignore ; et ce qu’on met­tait en pre­mière ligne, la pra­tique le fait re­je­ter. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. En ef­fet, cette vie dure que j’ai vé­cue jusqu’à ce jour, j’y re­nonce au bout de ma car­rière. Et pour­quoi ? Le fait m’a prouvé qu’il n’y a rien de mieux pour l’homme que la dou­ceur, que l’indulgence. C’est une vé­rité dont il est aisé de se convaincre par mon frère et par moi. Mon frère a passé toute sa vie dans l’oisiveté, dans les fes­tins, bon, com­plai­sant, ne bles­sant per­sonne, sou­riant à tous ; il a vécu pour lui, dé­pensé pour lui ; on le bé­nit, on l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Eugène Tal­bot (XIXe siècle)

« Oui ; quelque sa­ge­ment qu’un plan de vie ait été cal­culé, il est im­pos­sible que les cir­cons­tances, l’âge et les le­çons de l’expérience n’y ap­portent pas tou­jours quelque chan­ge­ment ; ne nous forcent de re­con­naître que ce qu’on croit le mieux sa­voir, est ce qu’on ignore le plus, et de re­je­ter dans la pra­tique, ce que la théo­rie nous avait d’abord pré­senté comme pré­fé­rable. C’est pré­ci­sé­ment ce qui m’arrive ; moi, qui, presque au terme de ma course, re­nonce aujourd’hui à la vie dure que j’ai me­née jusqu’à pré­sent. Et pour­quoi cela, me dira-t-on ? Parce que l’expérience m’a prouvé qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme, que la dou­ceur et la bonté : vé­rité sen­si­ble­ment dé­mon­trée par l’exemple de mon frère et de moi. Il a passé, lui, sa vie dans le re­pos et dans les fes­tins : doux et com­plai­sant, il n’a ja­mais rompu en vi­sière à qui que ce soit, et s’est ef­forcé de plaire à tout le monde : il n’a vécu, il n’a dé­pensé que pour lui ; aussi c’est à qui fera son éloge, à qui l’aimera. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jean-Au­gus­tin Amar Du Ri­vier (XIXe siècle)

« Ja­mais per­sonne n’a si bien ré­glé et sup­puté tout ce qui re­garde la conduite de sa vie que les af­faires, l’âge, l’expérience, ne lui ap­prennent en­core quelque chose de nou­veau, et ne lui fassent connaître qu’il ne fait rien de ce qu’il croyait le mieux sa­voir, de ma­nière que dans la pra­tique on se voit sou­vent obligé de re­je­ter le parti qu’on avait re­gardé d’abord comme le plus avan­ta­geux. C’est ce que j’éprouve aujourd’hui ; car sur le point que ma course est presque fi­nie, je re­nonce à la vie dure et pé­nible que j’ai me­née jusques ici. Et cela pour­quoi ? Parce que l’expérience m’a fait voir, qu’il n’y a rien de si avan­ta­geux aux hommes que d’avoir de la com­plai­sance et de la dou­ceur. Il ne faut que nous voir mon frère et moi pour être convaincu de cette vé­rité. Il a passé toute sa vie dans l’oisiveté et dans la bonne chère : tou­jours doux, com­plai­sant, ne cho­quant ja­mais per­sonne, ca­res­sant tout le monde ; il a vécu pour lui, il a dé­pensé pour lui ; cha­cun en dit du bien, cha­cun l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Anne Le­febvre Da­cier (XVIIe siècle)

« Ja­mais per­sonne n’a si bien dis­posé toutes choses pour le rè­gle­ment de sa vie, que les ren­contres dif­fé­rentes, l’âge et l’expérience ne lui ap­prennent quelque chose de nou­veau et ne lui donnent quelque vue nou­velle, qui lui fait re­con­naître qu’il ne sa­vait pas en ef­fet ce qu’il pen­sait le mieux sa­voir, et le porte à re­je­ter dans la pra­tique ce qu’il s’imaginait lui de­voir être le plus avan­ta­geux. C’est l’état dans le­quel je me trouve main­te­nant. Car ayant mené jusques à cette heure une vie rude et aus­tère, je suis ré­solu main­te­nant de la quit­ter. Que si on me de­mande d’où me vient ce chan­ge­ment si su­bit, c’est que j’ai re­connu par ex­pé­rience qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’accommodement et la dou­ceur. Il ne faut que me consi­dé­rer, et consi­dé­rer mon frère en même temps, pour re­con­naître ai­sé­ment cette vé­rité. Pour ce qui est de lui, il a tou­jours vécu dans le re­pos, dans les fes­tins, il a tou­jours paru doux et mo­déré, il n’a cho­qué per­sonne, il s’est rendu agréable et com­plai­sant, il a vécu pour lui-même, il a dé­pensé son bien pour lui-même ; et je crois que tout le monde l’aime, que tout le monde le bé­nit. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Isaac Le Maistre de Sacy, dit Saint-Au­bin (XVIe siècle)

« Ja­mais quelqu’un n’a si bien dis­posé ses af­faires pen­dant le cours de cette vie que les ren­contres dif­fé­rentes, l’âge et l’expérience ne lui ap­portent tou­jours quelque chose de nou­veau, et ne lui donnent quelque vue nou­velle, de telle sorte qu’il ignore ce qu’il pen­sait le mieux sa­voir, et re­jette dans l’usage ce qu’il s’imaginait lui de­voir être le plus avan­ta­geux. C’est l’état au­quel je me trouve main­te­nant : car ayant mené jusques ici une vie rude et sau­vage, je suis ré­solu de la quit­ter. Que si on me de­mande d’où me vient ce chan­ge­ment si su­bit, je di­rai que j’ai connu par ex­pé­rience qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que la condes­cen­dance et la ci­vi­lité. Il est aisé de connaître que ce que je dis est par­fai­te­ment vrai de mon frère et de moi. Il a vécu per­pé­tuel­le­ment dans la bonne chère, ci­vil, gra­cieux, sans cho­quer qui que ce soit, mais com­plai­sant à tout le monde. Il a vécu pour soi, a fait de la dé­pense pour soi. On dit du bien de lui, on l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Mi­chel de Ma­rolles (XVIIe siècle)

« Ja­mais per­sonne n’a si bien ré­flé­chi à ce que de­vrait être sa vie, ni si bien cal­culé, que les faits, le temps, l’expérience ne lui ap­portent quelque chose qu’il n’attendait pas, ne lui [ap­prennent] quelque chose qui montre que l’on ignore ce que l’on croyait sa­voir, et qui fait qu’à l’épreuve on re­fuse ce que l’on croyait au­tre­fois le plus im­por­tant. C’est ce qui m’arrive main­te­nant ; car jusqu’ici j’ai vécu une vie dure, et voici que, le cours de ma vie presque ter­miné, j’y re­nonce. Pour­quoi cela ? J’ai dé­cou­vert par ex­pé­rience qu’en réa­lité il n’y avait pour l’homme rien de mieux que la dou­ceur de mœurs et l’indulgence. Que cela soit vrai, n’importe qui peut s’en rendre compte d’après mon frère et d’après moi-même. Lui, il a tou­jours passé sa vie dans le loi­sir et les ban­quets, pai­sible, tran­quille, ne heur­tant per­sonne, sou­riant à tous ; il a vécu pour lui, il a dé­pensé pour lui ; tout le monde dit du bien de lui, et l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Pierre Gri­mal (éd. Gal­li­mard, coll. Fo­lio, Pa­ris)

« Ja­mais per­sonne n’a eu un plan de vie si bien tracé que les évé­ne­ments, l’âge, l’expérience n’y ap­portent à chaque ins­tant quelque chose de nou­veau, ne four­nissent quelque en­sei­gne­ment, en sorte qu’on ignore ce qu’on croyait sa­voir et qu’à l’épreuve on re­jette ce qu’on avait consi­déré comme pri­mor­dial. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui, car la vie rude que j’ai vé­cue jusqu’ici, par­venu presque au terme de ma car­rière, j’y re­nonce. Pour­quoi cela ? J’ai dé­cou­vert qu’en fait il n’y a rien de meilleur pour l’homme que la com­plai­sance et l’indulgence. Que ce soit là une vé­rité, il est fa­cile à qui­conque de s’en rendre compte d’après moi et d’après mon frère. Lui, il a tou­jours passé sa vie dans les loi­sirs, dans les dî­ners, dé­bon­naire, pai­sible, ne heur­tant per­sonne de front, sou­riant à tous ; il a vécu pour lui-même, fait de la dé­pense pour lui-même : tout le monde parle de lui en bien, l’affectionne. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jules Ma­rou­zeau (éd. Les Belles Lettres, Pa­ris)

« Non, ja­mais qui veut ré­gler sa vie
N’y voit juste à ce point que, pro­pice ou fa­tal,
Le temps, par ses le­çons, n’en change le to­tal.
On a beau faire ; il faut tôt ou tard re­con­naître
Que tel est igno­rant qui se croit passé maître,
Et bref, que théo­rie et pra­tique sont deux.
Je le vois aujourd’hui, le cas n’est pas dou­teux :
Aus­tère dans ma vie et ferme dans ma route,
Je dois, sur mon dé­clin, chan­ger coûte que coûte
Et, comme Mi­cion, tom­ber dans la dou­ceur,
Cer­tain que son sys­tème est en­cor le meilleur.
C’est en nous com­pa­rant que j’ai com­pris la chose.
Mon frère, à qui je dois cette mé­ta­mor­phose,
N’a cher­ché jusqu’ici que joie et que fes­tins ;
Com­plai­sant avec tous et souple avec cer­tains,
Il n’a rien dé­pensé, rien fait que pour lui-même :
Là-des­sus, on le prône, on le bé­nit, on l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion du mar­quis Au­guste de Bel­loy (XIXe siècle)

« On a beau s’être fait un plan de vie bien rai­sonné, les cir­cons­tances, l’âge, l’expérience y ap­portent tou­jours quelque chan­ge­ment, et forcent de re­con­naître que l’on ignore ce que l’on croyait le mieux sa­voir, et de re­je­ter dans la pra­tique ce que l’on re­gar­dait comme es­sen­tiel en théo­rie. C’est pré­ci­sé­ment mon his­toire. Jusqu’à pré­sent, j’ai mené une vie dure, et sur la fin de ma car­rière, je change de conduite. Et pour­quoi ? C’est que l’expérience m’a ap­pris qu’il n’est rien de plus utile à l’homme que la com­plai­sance et la dou­ceur. À voir mon frère et moi, on se convain­cra fa­ci­le­ment de cette vé­rité : mon frère a tou­jours vécu dans le re­pos et la bonne chère ; il s’est mon­tré doux et mo­déré, il n’a ja­mais cho­qué per­sonne, il a ca­ressé tout le monde : il a vécu pour lui, il a dé­pensé pour lui ; cha­cun dit du bien de lui, cha­cun l’aime. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Louis-Au­guste Ma­terne (XIXe siècle)

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  1. En la­tin Pu­blius Te­ren­tius Afer. Au­tre­fois trans­crit Thé­rence. Haut
  2. « Épîtres », liv. II, poème 1, v. 156-157. Haut
  3. En la­tin « Homo sum : hu­mani nil a me alie­num puto ». Haut
  4. En la­tin « Omnes qui­bus res sunt mi­nus se­cundæ ma­gis sunt, nes­cio quo­modo, sus­pi­ciosi, ad contu­me­liam om­nia ac­ci­piunt ma­gis ; prop­ter suam im­po­ten­tiam se (sem­per) cre­dunt ne­gligi ». Haut
  5. Dans « Bolæana », p. 50. Haut
  1. « Ré­flexions sur Té­rence ». Haut
  2. « Dé­me­ner » s’est dit pour « me­ner, conduire ». Haut
  3. « Convi » s’est dit pour « re­pas au­quel on in­vite, fes­tin, ban­quet ». Haut
  4. « Dé­pendre » s’est dit pour « dé­pen­ser ». Haut