
dans « La Bible. Écrits intertestamentaires » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris), p. 1035-1140
Il s’agit des vers apocryphes qu’on appelle « Oracles sibyllins » (« Sibylliakoi Chrêsmoi »1) et qui ne sont que le fruit de la pieuse ruse des juifs et des chrétiens pour pasticher les « Livres sibyllins » des païens. La sibylle était une femme inspirée, qui entrait en extase et qui annonçait aux humains les secrets de l’avenir. Elle écrivait ses prophéties sur des feuilles volantes qu’elle plaçait à l’entrée de sa grotte. Ceux qui venaient la consulter, devaient être assez prompts pour s’emparer de ces feuilles dans le même ordre où elle les avait laissées, avant qu’elles fussent dispersées par les quatre vents. Le premier témoignage la concernant est celui d’Héraclite qui dit : « La sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante se faisant entendre, franchit mille ans par sa voix grâce au dieu ». On localisait de façon variée cette devineresse idéale, cette incarnation surhumaine, presque dégagée de l’espace et du temps, de sorte qu’on arriva à en compter plusieurs : la sibylle phrygienne, la cuméenne, celle d’Érythrées, etc. S’il faut en croire les historiens, l’une d’entre elles vint à Rome et proposa à Tarquin le Superbe de lui vendre neuf « Livres » de prophéties qu’elle lui assura être authentiques ; Tarquin lui en demanda le prix. La bonne femme mit un prix si haut, que le roi de Rome crut qu’elle radotait. Alors, elle jeta trois des volumes dans le feu et proposa à Tarquin les six autres pour le même prix. Tarquin la crut encore plus folle ; mais lorsqu’elle en brûla encore trois autres, sans baisser le prix, ce procédé parut si extraordinaire à Tarquin, qu’il accepta. Quel était le contenu de ces « Livres sibyllins » ? On n’a jamais cessé à Rome de garder là-dessus un secret absolu, en considération du danger qu’il aurait pu y avoir à interpréter les oracles de façon arbitraire, et on a toujours réservé aux moments d’urgence nationale la consultation de ces « Livres ». Deux magistrats appelés « duumviri sacris faciundis » avaient pour charge d’en dégager le sens et les conséquences pour les affaires de l’État si l’occasion s’en présentait et à la condition que le sénat l’ordonnât. Autrement, il ne leur était pas permis de les ouvrir. Vers 400 apr. J.-C. ces volumes sacrés se trouvaient encore à Rome, et le crédit dont ils jouissaient ne paraissait pas devoir faiblir de sitôt, quand Stilicon, cédant à la propagande chrétienne, ordonna leur destruction. Il faut laisser parler le poète Rutilius Namatianus pour savoir à quel point les païens s’offusquèrent de ce crime : « Il n’en est que plus cruel, le forfait du sinistre Stilicon », dit Rutilius Namatianus2, « car le traître a livré le cœur de l’Empire, [en] brûlant les oracles secourables de la sibylle [et en] détruisant le gage irrévocable de la domination éternelle [de Rome] ».
« La sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante se faisant entendre »
Les oracles des sibylles jouissant donc d’une très grande réputation, les juifs et les chrétiens, qui voulurent mettre cette renommée au service du Dieu qu’ils servaient, crurent devoir forger des imitations afin de battre les gentils par leurs propres armes. Ainsi furent composés et rassemblés, sous un masque païen, les « Oracles sibyllins » d’origine judéo-chrétienne destinés : 1o à mettre en garde les Gréco-Romains contre leurs erreurs ; 2o à leur prédire des calamités et des fléaux terribles, s’ils y persistaient ; 3o à les amener à rejoindre le troupeau des fidèles. Lactance et les autres pères de l’Église, dupes eux-mêmes de la fraude de leurs devanciers, se serviront abondamment de ces pastiches pour convaincre les lecteurs de la vérité du christianisme. Saint Augustin assurera « que la sibylle d’Érythrées a fait sur Jésus-Christ des prédictions très claires », et « qu’on peut mettre cette sibylle au nombre des membres de la Cité de Dieu »3. Pareillement, saint Clément d’Alexandrie certifiera que l’apôtre saint Paul a recommandé dans ses épîtres « d’écouter la sibylle qui vous prêche l’unité de Dieu »4. Bien sûr, l’on ne trouve ni ces prétendues paroles ni rien d’approchant dans aucune épître de saint Paul, et il est patent qu’elles ont été inventées par les mêmes auteurs qui nous ont fabriqué les « Oracles sibyllins ». « Cependant », comme le notent les critiques5, « les livres apocryphes, pour peu qu’ils soient anciens, ne doivent pas être rejetés avec mépris ». On estime habituellement que le IIIe livre représente le noyau le plus ancien de ces « Oracles » ; qu’il est juif et antérieur à Jésus-Christ. La sibylle s’y dit « bru et parente de Noé » (v. 827). Elle y apostrophe la Grèce comme une sœur égarée, qu’elle aime. Le mal vient de l’idolâtrie, celle surtout qu’a pratiquée l’Empire romain, dont elle déteste le faste insolent. De tous les Empires, ç’a été le plus persécuteur, le plus impie, le plus inique. Ses mœurs abominables, les vices qu’il a répandus, ses lupanars de jeunes garçons où « le mâle s’unit au mâle » (v. 185) ont été la souillure du monde. Mais le jugement de Dieu s’exercera par le sang et par le feu. Le peuple juif finira par régner : « La nation du Grand Dieu sera à nouveau puissante, et ses fils seront, pour tous les mortels, des guides de vie » (v. 286 & 194-195).
Il n’existe pas moins de cinq traductions françaises des « Oracles sibyllins », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Valentin Nikiprowetzky.
« Ἀλλὰ πάλιν βασιλῆες ἐθνῶν ἐπὶ τήνδε γε γαῖαν
Ἀθρόοι ὁρμήσονται ἑαυτοῖς κῆρα φέροντες·
Σηκὸν γὰρ μεγάλοιο θεοῦ καὶ φῶτας ἀρίστους
Πορθεῖν βουλήσονται ὁπηνίκα γαῖαν ἵκωνται.
Θήσουσιν κύκλῳ πόλεως μιαροὶ βασιλῆες
Τὸν θρόνον αὐτοῦ ἕκαστος ἔχων καὶ λαὸν ἀπειθῆ.
Καί ῥα θεὸς φωνῇ μεγάλῃ πρὸς πάντα λαλήσει
Λαὸν ἀπαίδευτον κενεόφρονα, καὶ κρίσις αὐτοῖς
Ἔσσεται ἐκ μεγάλοιο θεοῦ, καὶ πάντες ὀλοῦνται
Χειρὸς ἀπ’ ἀθανάτοιο· ἀπ’ οὐρανόθεν δὲ πεσοῦνται
Ῥομφαῖαι πύρινοι κατὰ γαῖαν· λαμπάδες, αὐγαί
Ἵξονται μεγάλαι λάμπουσαι εἰς μέσον ἀνδρῶν.
Γαῖα δὲ παγγενέτειρα σαλεύσεται ἤμασι κείνοις
Χειρὸς ἀπ’ ἀθανάτοιο, καὶ ἰχθύες οἱ κατὰ πόντον
Πάντα τε θηρία γῆς ἠδ’ ἄσπετα φῦλα πετεινῶν
Πᾶσαί τ’ ἀνθρώπων ψυχαὶ καὶ πᾶσα θάλασσα
Φρίξει ὑπ’ ἀθανάτοιο προσώπου καὶ φόϐος ἔσται. »
— Passage dans la langue originale
« Mais voici que les rois des nations, tous ensemble à nouveau, se précipiteront contre ce pays [c’est-à-dire la Judée] en se faisant les artisans de leur propre perte ; car, une fois arrivés sur son territoire, ils voudront saccager le sanctuaire du Grand Dieu et perdre Ses hommes excellents. Ces rois immondes sacrifieront à l’entour de la ville, chacun ayant son trône et son peuple infidèle. Mais, de Sa grande voix, Dieu parlera à toute cette inculte multitude dont la pensée est vanité. Ils subiront le jugement du Grand Dieu, et tous périront de la main de l’Immortel. De ciel en terre tomberont des glaives de feu ; viendront au milieu des hommes des éclairs, de grandes lueurs éclatantes. La terre, mère de toutes choses, sera en ces jours ébranlée par la main de l’Immortel. Tous les poissons de la mer, toutes les bêtes de la terre, les innombrables familles des oiseaux, toutes les créatures humaines et toutes les mers frissonneront devant la face de l’Immortel, et la terreur régnera. »
— Passage dans la traduction de M. Nikiprowetzky
« De nouveau, les rois des nations en troupes serrées se rueront sur cette contrée, préparant leur propre ruine. Ils voudront, en effet, détruire les parvis et les hommes excellents du Grand Dieu. Quand ils seront venus dans la contrée, ces rois pervers sacrifieront en cercle autour de la ville, chacun ayant son trône et son peuple incrédule. Et Dieu, de Sa grande voix, parlera à tout ce peuple ignorant, insensé. Et le jugement du Grand Dieu sera sur eux ; tous périront sous la main de l’Immortel. Du ciel tomberont sur la terre des glaives de feu ; des torches immenses tomberont aussi et flamboieront au milieu des hommes. La terre, qui produit tout, sera dans ces jours secouée par la main de l’Immortel. Les poissons de la mer, toutes les bêtes de la terre, les familles innombrables des oiseaux, toutes les âmes des hommes, toutes les mers frissonneront sous la face de l’Immortel ; et il y aura épouvante. »
— Passage dans la traduction de Ferdinand-Hippolyte Delaunay (« Moines et Sibylles dans l’Antiquité judéo-grecque », XIXe siècle)
« C’est pourquoi les rois des nations, assemblés, fondront de nouveau sur cette terre, se préparant à eux-mêmes de tristes destinées. Car ils voudront détruire le temple du Grand Dieu et Ses hommes vénérables. Lorsqu’ils seront entrés sur cette terre, ces monarques pervers offriront des sacrifices autour de la ville, ayant chacun son trône et son peuple sans foi. Et Dieu, de Sa grande voix, parlera à ce peuple ignorant et insensé. Et la justice du Grand Dieu s’appesantira sur eux ; Il les jugera, et tous périront de la main de l’Éternel. Des glaives de feu tomberont du ciel sur la terre. De grandes torches enflammées brilleront et pleuvront sur la foule des mortels. Et la terre, qui produit tout, sera ébranlée dans ces jours terribles sous la main vengeresse du Très-Haut. Et les poissons qui vivent dans la mer, et toutes les bêtes de la terre, et les familles innombrables des oiseaux, et toutes les âmes des hommes, et toutes les mers frémiront d’épouvante et d’effroi devant la face irritée de l’Immortel. »
— Passage dans la traduction de l’abbé Thomas Blanc (« Chant de la sibylle hébraïque : document le plus ancien, le plus important et le moins contesté des “Livres sibyllins” » dans « Annales de philosophie chrétienne », sér. 5, vol. 17, p. 214-231 & 292-308 & 374-378 & 455-464 ; vol. 18, p. 52-68 & 147-164)
« Mais voici que les rois des nations se précipiteront en masse contre cette terre, préparant eux-mêmes leur propre ruine ; car ils voudront raser la demeure du Grand Dieu et perdre les meilleurs des humains. Lorsqu’ils seront arrivés dans le pays, ces rois impurs, rangés en cercle autour de la ville, offriront leurs sacrifices, chacun ayant son trône et une milice arrogante. Et alors Dieu, élevant Sa voix puissante, parlera à toute cette multitude inculte, pleine de vaines pensées, et ils seront jugés par le Grand Dieu et tous périront de la main de l’Immortel. Du haut du ciel tomberont sur la terre des glaives de feu, et on verra apparaître des flambeaux énormes, qui répandront leur clarté au milieu des hommes. En ces jours-là, la terre, mère de tous les êtres, sera secouée par la main de l’Éternel ; et les poissons de la mer, tous les animaux de la terre et les tribus innombrables des oiseaux, et toutes les âmes des hommes, et la mer entière frissonneront devant la face de l’Éternel, et la terreur régnera. »
— Passage dans la traduction d’Auguste Bouché-Leclercq (« Oracles sibyllins » dans « Revue de l’histoire des religions », vol. 7, p. 236-248 ; vol. 8, p. 619-634 ; vol. 9, p. 220-233)
« (lacune) Du ciel tomberont sur la terre des glaives de feu ; des torches immenses tomberont aussi et flamboieront au milieu des hommes. La terre, la grande mère de tout, sera, dans ces jours, secouée par la main de l’Immortel. Les poissons de la mer, toutes les bêtes de la terre, les familles innombrables des oiseaux, toutes les âmes des hommes, toutes les mers frissonneront devant la face de l’Immortel ; ce sera une terreur. »
— Passage dans la traduction d’Ernest Renan (« La Sibylle juive » dans « Histoire du peuple d’Israël »)
« Ergo iterum juncto gentiles agmine reges
Invadent terram hanc, fatum sibi triste parantes.
Namque Dei templum cupient civesque verendos
Diripere infestis manibus. Tum pinguia rura
Ingressi, statuent ipsis sub mœnibus urbis
Aram quisque suam, propriaque in sede sedentes
Jura dabunt. Sed vox affabitur alta Tonantis
Expertem mentis populum, justasque reposcet
Judicio pœnas, pereant ut funditus omnes
Dextra Immortali. Labentur ab æthere celso
In terram ardentes gladii, flammisque coruscans
Supra hominum turbam tædis pluet igneus axis.
At terra omniparens illis agitata diebus
Sentiet ultricem dextram ; piscesque marini,
Terrestresque feræ, simul et genus omne volantum,
Humanæque omnes animæ, et maria omnia, vultum
Irati cernent exhorrescentque Tonantis. »
— Passage dans la traduction latine de Charles Alexandre (« Oracula sibyllina », XIXe siècle)
« Sed crebri terram gentiles rursus eandem
Invadent reges, læti sibi fata ferentes.
Namque Dei Magni tentabunt depopulari
Sacra virosque bonos : cum fines ingredientur,
Circum urbem reges perversi sacrificabunt,
Quisque sui solii dominus, populique rebellis.
At Deus ingenti ad socordem voce loquetur,
Et tardum populum cunctum, justasque reposcet
Judicio pœnas magnus, dextraque peribunt
Omnes æterna, et cælo labentur ab alto
In terram ardentes enses, venientque coruscæ
Lampades in medios homines splendore micantes.
At terra omniparens illis perculsa diebus
Numinis Æterni dextra, piscesque marini,
Terrestresque feræ omnes, et genus omne volantum,
Humanæque omnes animæ, maria omnia vultum
Æterni horrescent, exalbescentque timore. »
— Passage dans la traduction latine de Sébastien Castellion (« Sibyllina oracula », XVIe siècle)
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- Bernard Jullien, « Compte rendu sur “Χρησμοὶ σιϐυλλιακοί — Oracula sibyllina — Les Oracles sibyllins” » dans « Revue de l’instruction publique », vol. 12, no 9, p. 130-131 ; vol. 16, no 44, p. 642-645 [Source : Google Livres]
- l’abbé Auguste-François Lecanu, « Les Sibylles et les “Livres sibyllins” : étude historique et littéraire » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Valentin Nikiprowetzky, « La Troisième Sibylle » (éd. Mouton, coll. Études juives, Paris-La Haye).
- En grec « Σιϐυλλιακοὶ Χρησμοί ».
- « Sur son retour », liv. II, v. 41-60.
- « La Cité de Dieu », liv. XVIII.