Il s’agit de fragments d’un rouleau que le philosophe grec Héraclite d’Éphèse 1 déposa, au Ve siècle av. J.-C., dans le temple d’Artémis. On dispute sur la question de savoir si ce rouleau était un traité suivi, ou s’il consistait en pensées isolées, comme celles que le hasard des citations nous a conservées. Héraclite s’y exprimait, en tout cas, dans un style condensé, propre à étonner ; il prenait à la fois le ton d’un prophète et le langage d’un philosophe ; il tentait avec une rare audace de concilier l’unité (« tout est un » 2) et le changement (« tout s’écoule » 3). De là, cette épithète d’« obscur » si souvent accolée à son nom, mais qui ne me paraît pas moins exagérée, car : « Certes, la lecture d’Héraclite est d’un abord rude et difficile. La nuit est sombre, les ténèbres sont épaisses ; mais si un initié te guide, tu verras clair dans ce livre plus qu’en plein soleil » 4. À cette apparente obscurité s’ajoutait chez Héraclite un fond de hauteur et de fierté qui lui faisait mépriser presque tous les hommes. Il dédaignait même la société des savants, et ce dédain était porté si loin, qu’il leur criait des injures. Pour autant, il n’était pas un homme insensible, et quand il s’affligeait des malheurs qui forment l’existence humaine, les larmes lui montaient aux yeux. La tradition rapporte qu’Héraclite mourut dans le temple d’Artémis où « il s’était retiré et jouait aux osselets avec des enfants » 5. Selon Friedrich Nietzsche, s’il est vrai que l’on a vu ce sage participer aux jeux bruyants des enfants, c’est qu’il pensait, en les observant, à ce que personne n’a pensé à cette occasion : il pensait au jeu du grand Enfant universel, c’est-à-dire Dieu : « Héraclite », dit Nietzsche 6, « n’a pas eu besoin des hommes, même pas pour accroître ses connaissances. Tout ce qu’on pouvait éventuellement apprendre en questionnant les hommes et tout ce que les autres sages s’étaient efforcés d’obtenir… lui importait peu. Il parlait sans en faire grand cas de ces hommes qui interrogent, qui collectionnent, bref, de ces “historiens”. “Je me suis cherché” 7, disait-il de lui-même en employant le mot qui définit l’interprétation d’un oracle ; comme s’il était le seul, lui et personne d’autre, à véritablement réaliser et accomplir le précepte delphique “Connais-toi toi-même”. »
Il n’existe pas moins de onze traductions françaises des fragments, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Marcel Conche.
« Ἀκοῦσαι οὐκ ἐπιστάμενοι οὐδ’ εἰπεῖν. • Ψυχῆς πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει. • Ποταμοῖς τοῖς αὐτοῖς ἐμϐαίνομέν τε καὶ οὐκ ἐμϐαίνομεν, εἶμέν τε καὶ οὐκ εἶμεν. »
— Fragments dans la langue originale
« Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler. • Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle tient un discours profond. • Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Conche
« Ils ne savent ni écouter ni parler. • Quand bien même tu parcourrais tous les chemins, tu ne trouverais jamais les limites de l’âme, tant la connaissance qu’elle possède est profonde. • Nous descendons dans les mêmes fleuves et n’y descendons pas ; nous y sommes et nous n’y sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Jean-François Pradeau (éd. Flammarion, Paris)
« Ils ne savent ni écouter, ni même parler. • Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le “Logos” qu’elle renferme. • Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas ; nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Jean-Paul Dumont (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris)
« Incapables d’écouter, non plus que de parler. • Et les limites de l’âme, là où tu vas, point ne découvriras, même si tu parcours toutes les routes, tant profond est son “logos”. • En les fleuves les mêmes nous entrons et n’entrons point, nous sommes et ne sommes point »
— Fragments dans la traduction de M. Serge Mouraviev (éd. Academia, Sankt Augustin)
« Ces gens qui ne savent ni écouter ni parler. • Les limites de l’âme, tu ne saurais les atteindre, même en faisant toute la route, tant elle a de “logos” profond. • Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Roger Munier (éd. Fata Morgana, coll. Les Immémoriaux, Saint-Clément-de-Rivière)
« Hommes, qui entendent et parlent sans savoir. • Les frontières de l’âme, tu ne saurais les atteindre, aussi loin que, sur toutes les routes, te conduisent tes pas : si profonde est la Parole qui l’habite. • Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Yves Battistini (éd. Gallimard, coll. Idées, Paris)
« Ils ne savent ni écouter ni parler. • (lacune) • Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve, nous sommes et ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de Paul Tannery (XIXe siècle)
« Ces gens qui ne savent ni écouter ni parler. • On ne peut trouver les limites de l’âme, quelque chemin qu’on emprunte, tellement elles sont profondément enfoncées. • Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve ; nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Jean Voilquin (dans « Les Penseurs grecs avant Socrate : de Thalès de Milet à Prodicos », éd. Flammarion, coll. GF, Paris, p. 74-81)
« N’étant pas capables d’écouter, non plus de parler. • Des limites à la “psukhè” durant son voyage, il n’en découvrirait pas, celui qui emprunterait tous les chemins : elle a un si profond “logos”. • Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Frédéric Roussille (éd. Findakly, Paris)
« La jouissance est là, mais certains ne savent ni la voir ni l’entendre. • Tu ne trouveras jamais les limites du souffle vital (“psyché”), même en parcourant toutes les routes, car la béatitude de sa jouissance est infinie. • Nous entrons et n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de M. Guy Massat (éd. électronique)
« Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler. • (lacune) • Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas ; nous sommes et nous ne sommes pas. »
— Fragments dans la traduction de Mme Emmanuèle Blanc (dans « Anthologie de la littérature grecque : de Troie à Byzance (VIIIe siècle av. J.-C.-XVe siècle apr. J.-C.) », éd. Gallimard, coll. Folio-Classique, Paris)
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- Édition et traduction de M. Guy Massat (éd. électronique) [Source : Guy Massat]
- Traduction partielle de Paul Tannery (1930) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Traduction partielle de Paul Tannery (1887) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Paul Tannery (1887) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Paul Tannery (1887) ; autre copie [Source : Canadiana]
- Traduction partielle de Paul Tannery (éd. électronique) [Source : Wikisource].
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- Heinz Wismann évoquant Héraclite [Source : France Culture]
- Jean-François Pradeau évoquant Héraclite [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Friedrich Nietzsche, « La Philosophie à l’époque tragique des Grecs » dans « Œuvres. Tome I » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris), p. 329-399
- Jacqueline de Romilly, « Précis de littérature grecque » (éd. Presses universitaires de France, Paris)
- Alexandre Julien Savérien, « Histoire des philosophes anciens, jusqu’à la Renaissance des lettres. Tome II » (XVIIIe siècle) [Source : Google Livres].
- En grec Ἡράκλειτος ὁ Ἐφέσιος.
- En grec « ἓν πάντα εἶναι ». p. 23.
- En grec « πάντα ῥεῖ ». p. 467.
- En grec « Μὴ ταχὺς Ἡρακλείτου ἐπ’ ὀμφαλὸν εἴλεε βίϐλον τοὐφεσίου· μάλα τοι δύσϐατος ἀτραπιτός. Ὄρφνη καὶ σκότος ἐστὶν ἀλάμπετον· ἢν δέ σε μύστης εἰσαγάγῃ, φανεροῦ λαμπρότερ’ ἠελίου ». Anonyme dans « Anthologie grecque, d’après le manuscrit palatin ».
- Diogène Laërce, « Vies et Doctrines des philosophes illustres ».
- « La Philosophie à l’époque tragique des Grecs », p. 364.
- En grec « ἐδιζησάμην ἐμεωυτόν ». p. 229.