«Nguyễn Bỉnh Khiêm, porte-parole de la sagesse populaire : le “Bạch-vân am quốc-ngữ thi-tập”»

dans « Bulletin de la Société des études indochinoises », vol. 49, nº 4

dans «Bul­le­tin de la So­ciété des études in­do­chi­noises», vol. 49, nº 4

Il s’agit du «Re­cueil des poèmes en langue na­tio­nale de la Re­traite des nuages blancs» («Bạch Vân quốc ngữ thi tập») de Nguyễn Bỉnh Khiêm 1 (XVe-XVIe siècle apr. J.-C.). L’époque où vé­cut Nguyễn Bỉnh Khiêm vit une guerre ci­vile par­ta­ger le Viêt-nam en deux. L’usurpation du trône des Lê par les Mạc amena de longues dé­cen­nies de troubles, au cours des­quelles s’opposèrent les par­ti­sans des deux dy­nas­ties. Mi­nistre in­tègre et grand poète, Nguyễn Bỉnh Khiêm sut se main­te­nir au-des­sus de la mê­lée. Sa pro­fonde culture, son mé­pris des hon­neurs, son amour du peuple, sa sa­gesse, sa ré­pu­ta­tion de de­vin, en­fin, en im­po­saient à tous les clans po­li­tiques, qui ve­naient le consul­ter dans son er­mi­tage rus­tique, ap­pelé Re­traite des nuages blancs (Bạch Vân 2). «Qui pour­suit les hon­neurs se sou­met à leurs chaînes; seule la vie dans la re­traite pro­cure des joies mer­veilleuses», di­sait Nguyễn Bỉnh Khiêm (poème 9). Pré­fé­rant la libre in­sou­ciance, il se sen­tait étran­ger à tous les biens; gloire et ri­chesse ne l’imprégnaient plus. Sa for­tune en­tière te­nait dans ce coin de na­ture, dans cet er­mi­tage loin de «la pous­sière rose du monde» (poème 55). Comme ser­vi­teurs, il ne lui res­tait que quelques «ran­gées d’orangers et de man­da­ri­niers» (poème 55); comme amis fi­dèles, que «les monts et les fleuves de chez nous» (poème 1); comme lampe al­lu­mée, que «la lune, à la porte» (poème 73). Lorsqu’il avait soif, il bu­vait le thé des col­lines, tout fu­mant de va­peur. Avait-il chaud? Il s’asseyait près de la fe­nêtre ou­verte sur la vé­randa. Ainsi s’écoulaient ses jours bien­heu­reux et lé­gers. «La­bou­rer pour man­ger, creu­ser pour boire, se conten­ter de son sort; quant aux af­faires de ce monde, ne pas sa­voir si l’on en est aux Han, ou bien aux Ts’in» : telle fut sa de­vise (poème 55). Il laissa à sa mort de nom­breux poèmes en chi­nois clas­sique; mais c’est le «Re­cueil des poèmes en langue na­tio­nale de la Re­traite des nuages blancs» qui a rendu im­mor­tel le sou­ve­nir de cet homme qui a tout fait pour se faire ou­blier. «Poète qui fuit les abs­trac­tions, Nguyễn Bỉnh Khiêm est sur­tout le phi­lo­sophe de l’art de vivre, non certes de l’opportunisme, ni même du dé­sir de tran­quillité à tout prix, mais d’un cer­tain “ins­tinct du bon­heur” fondé sur la sa­gesse, le res­pect et l’amour d’autrui, la vie en com­mu­nion avec la na­ture… Comme Nguyễn Trãi, il était un adepte du [zen]. Mais, tan­dis que Nguyễn Trãi pui­sait dans la mé­di­ta­tion des forces pour l’action, Nguyễn Bỉnh Khiêm, lui, contem­plait en spec­ta­teur les évé­ne­ments ex­té­rieurs, as­pi­rant seule­ment à jouer le rôle d’observateur, [ou] tout au plus, ce­lui de conseiller» 3.

comme lampe al­lu­mée, que «la lune, à la porte»

Peu avant la mort de Nguyễn Bỉnh Khiêm, les ha­bi­tants de son vil­lage bâ­tirent un mo­nu­ment pour per­pé­tuer le sou­ve­nir de ce sage vieillard au­quel ils at­tri­buaient l’art de pré­dire l’avenir. Il y avait no­tam­ment une stèle qu’il grava lui-même de son vi­vant. Un jour, des di­zaines d’années après l’érection du mo­nu­ment, un ha­bi­tant du vil­lage, nommé Khả, pas­sait par là. Re­mar­quant un trou tout à côté du pied de la stèle, il creusa dans la terre, à même le trou. Il fit tant et si bien que la stèle se ren­versa; ce que voyant, Khả, pris de peur, s’enfuit sans même oser re­tour­ner la tête, ni en dire mot à per­sonne. Le len­de­main, le vil­lage tout en­tier ap­prit la chute de cette stèle. On y ac­cou­rut, et que dé­cou­vrit-on? Tout en bas de la stèle, na­guère en­core en­fouie, mais main­te­nant mise au jour, était gra­vée la ligne de ca­rac­tères sui­vante : «Le nommé Khả, qui a fait choir ma stèle, doit payer une li­ga­ture quatre-vingts de dom­mages-in­té­rêts» 4. On fit ap­pe­ler Khả, qui dut tout avouer. Nguyễn Bỉnh Khiêm, avant de mou­rir, avait prévu le nom du pro­fa­na­teur!

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises du «Re­cueil», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Xuân Phuc 5.

«Làm người chen-chúc nhọc đua hơi,
Chẳng khác nhân-sinh ở gửi chơi.
Thoi nhật nguyệt đưa thấm-thoát,
Áng phồn-hoa khá lạt phai.
Hoa càng khoe nở, hoa nên rữa;
Nước chứa cho đầy, nước ắt vơi.
Mới biết doanh hư đà có số,
Ai từng dời được đạo trời.»
— Poème dans la langue ori­gi­nale

«Les hommes se bous­culent et se heurtent, s’épuisent dans des luttes d’influence,
Alors que la vie hu­maine n’est rien d’autre qu’un lieu de pas­sage.
Les na­vettes du so­leil et de la lune passent, fu­gi­tives;
Les brillants foyers de ci­vi­li­sa­tion sont ap­pe­lés à se ter­nir.
La fleur a beau s’épanouir, la fleur va se flé­trir;
L’eau re­te­nue jusqu’au trop-plein, l’eau doit se dé­ver­ser.
Ainsi le plein et le vide se suc­cèdent se­lon l’ordre na­tu­rel.
Qui pour­rait chan­ger la voie du ciel?»
— Poème dans la tra­duc­tion de M. Xuân Phuc

«L’homme en vain se presse et se fa­tigue.
La vie hu­maine n’est en fait qu’un sé­jour pro­vi­soire.
Le so­leil et la lune glissent comme des na­vettes,
La flo­rai­son perd vite son éclat.
Plus fière est une fleur épa­nouie, plus vite elle se flé­trit;
Plus l’eau s’accumule, em­plis­sant toute chose, plus vite elle di­mi­nuera de vo­lume.
Plein ou vide, le des­tin en dé­cide.
Qui a pu jusqu’ici chan­ger les lois de la na­ture?»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de MM. Nguyễn Khắc Viện, Hữu Ngọc, Vũ Đình Liên et Tảo Trang («Poèmes en langue na­tio­nale de Bạch Vân, “Bạch Vân quốc ngữ thi”» dans «An­tho­lo­gie de la lit­té­ra­ture viet­na­mienne. Tome I», éd. L’Harmattan, Pa­ris-Mont­réal)

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. Éga­le­ment connu sous le sur­nom de Trạng Trình («le pre­mier doc­teur Trình»). Haut
  2. Nom em­prunté à «L’Œuvre com­plète» de Tchouang-tseu : «En temps de paix, le saint prend part à la pros­pé­rité de tous; en temps de trouble, il cultive sa vertu et se re­tire dans l’oisiveté. Au bout de mille ans, fa­ti­gué de ce monde, il le quitte, monte vers le ciel, che­vauche les nuages blancs». Haut
  3. p. 615. Haut
  1. Dans Nam Dân, «Un No­stra­da­mus an­na­mite», p. 1. Haut
  2. Pseu­do­nyme de M. Paul Schnei­der. Haut