Il s’agit du « Recueil des poèmes en langue nationale de la Retraite des nuages blancs » (« Bạch Vân quốc ngữ thi tập ») de Nguyễn Bỉnh Khiêm 1 (XVe-XVIe siècle apr. J.-C.). L’époque où vécut Nguyễn Bỉnh Khiêm vit une guerre civile partager le Viêt-nam en deux. L’usurpation du trône des Lê par les Mạc amena de longues décennies de troubles, au cours desquelles s’opposèrent les partisans des deux dynasties. Ministre intègre et grand poète, Nguyễn Bỉnh Khiêm sut se maintenir au-dessus de la mêlée. Sa profonde culture, son mépris des honneurs, son amour du peuple, sa sagesse, sa réputation de devin, enfin, en imposaient à tous les clans politiques, qui venaient le consulter dans son ermitage rustique, appelé Retraite des nuages blancs (Bạch Vân 2). « Qui poursuit les honneurs se soumet à leurs chaînes ; seule la vie dans la retraite procure des joies merveilleuses », disait Nguyễn Bỉnh Khiêm (poème 9). Préférant la libre insouciance, il se sentait étranger à tous les biens ; gloire et richesse ne l’imprégnaient plus. Sa fortune entière tenait dans ce coin de nature, dans cet ermitage loin de « la poussière rose du monde » (poème 55). Comme serviteurs, il ne lui restait que quelques « rangées d’orangers et de mandariniers » (poème 55) ; comme amis fidèles, que « les monts et les fleuves de chez nous » (poème 1) ; comme lampe allumée, que « la lune, à la porte » (poème 73). Lorsqu’il avait soif, il buvait le thé des collines, tout fumant de vapeur. Avait-il chaud ? Il s’asseyait près de la fenêtre ouverte sur la véranda. Ainsi s’écoulaient ses jours bienheureux et légers. « Labourer pour manger, creuser pour boire, se contenter de son sort ; quant aux affaires de ce monde, ne pas savoir si l’on en est aux Han, ou bien aux Ts’in » : telle fut sa devise (poème 55). Il laissa à sa mort de nombreux poèmes en chinois classique ; mais c’est le « Recueil des poèmes en langue nationale de la Retraite des nuages blancs » qui a rendu immortel le souvenir de cet homme qui a tout fait pour se faire oublier. « Poète qui fuit les abstractions, Nguyễn Bỉnh Khiêm est surtout le philosophe de l’art de vivre, non certes de l’opportunisme, ni même du désir de tranquillité à tout prix, mais d’un certain “instinct du bonheur” fondé sur la sagesse, le respect et l’amour d’autrui, la vie en communion avec la nature… Comme Nguyễn Trãi, il était un adepte du [zen]. Mais, tandis que Nguyễn Trãi puisait dans la méditation des forces pour l’action, Nguyễn Bỉnh Khiêm, lui, contemplait en spectateur les événements extérieurs, aspirant seulement à jouer le rôle d’observateur, [ou] tout au plus, celui de conseiller » 3.
comme lampe allumée, que « la lune, à la porte »
Peu avant la mort de Nguyễn Bỉnh Khiêm, les habitants de son village bâtirent un monument pour perpétuer le souvenir de ce sage vieillard auquel ils attribuaient l’art de prédire l’avenir. Il y avait notamment une stèle qu’il grava lui-même de son vivant. Un jour, des dizaines d’années après l’érection du monument, un habitant du village, nommé Khả, passait par là. Remarquant un trou tout à côté du pied de la stèle, il creusa dans la terre, à même le trou. Il fit tant et si bien que la stèle se renversa ; ce que voyant, Khả, pris de peur, s’enfuit sans même oser retourner la tête, ni en dire mot à personne. Le lendemain, le village tout entier apprit la chute de cette stèle. On y accourut, et que découvrit-on ? Tout en bas de la stèle, naguère encore enfouie, mais maintenant mise au jour, était gravée la ligne de caractères suivante : « Le nommé Khả, qui a fait choir ma stèle, doit payer une ligature quatre-vingts de dommages-intérêts » 4. On fit appeler Khả, qui dut tout avouer. Nguyễn Bỉnh Khiêm, avant de mourir, avait prévu le nom du profanateur !
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises du « Recueil », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Xuân Phuc 5.
« Làm người chen-chúc nhọc đua hơi,
Chẳng khác nhân-sinh ở gửi chơi.
Thoi nhật nguyệt đưa thấm-thoát,
Áng phồn-hoa khá lạt phai.
Hoa càng khoe nở, hoa nên rữa ;
Nước chứa cho đầy, nước ắt vơi.
Mới biết doanh hư đà có số,
Ai từng dời được đạo trời. »
— Poème dans la langue originale
« Les hommes se bousculent et se heurtent, s’épuisent dans des luttes d’influence,
Alors que la vie humaine n’est rien d’autre qu’un lieu de passage.
Les navettes du soleil et de la lune passent, fugitives ;
Les brillants foyers de civilisation sont appelés à se ternir.
La fleur a beau s’épanouir, la fleur va se flétrir ;
L’eau retenue jusqu’au trop-plein, l’eau doit se déverser.
Ainsi le plein et le vide se succèdent selon l’ordre naturel.
Qui pourrait changer la voie du ciel ? »
— Poème dans la traduction de M. Xuân Phuc
« L’homme en vain se presse et se fatigue.
La vie humaine n’est en fait qu’un séjour provisoire.
Le soleil et la lune glissent comme des navettes,
La floraison perd vite son éclat.
Plus fière est une fleur épanouie, plus vite elle se flétrit ;
Plus l’eau s’accumule, emplissant toute chose, plus vite elle diminuera de volume.
Plein ou vide, le destin en décide.
Qui a pu jusqu’ici changer les lois de la nature ? »
— Passage dans la traduction de MM. Nguyễn Khắc Viện, Hữu Ngọc, Vũ Đình Liên et Tảo Trang (« Poèmes en langue nationale de Bạch Vân, “Bạch Vân quốc ngữ thi” » dans « Anthologie de la littérature vietnamienne. Tome I », éd. L’Harmattan, Paris-Montréal)
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jacques Baruch, « Un Grand Lettré de l’ancien Viêt-nam : Nguyễn-bỉnh-Khiêm (1491-1585) » dans « Message d’Extrême-Orient », vol. 4, nº 15-16, p. 1111-1120
- Maurice Durand, « Introduction à la littérature vietnamienne » (éd. G.-P. Maisonneuve et Larose, coll. UNESCO-Introduction aux littératures orientales, Paris)
- Nam Dân, « Un Nostradamus annamite » dans « L’Effort indochinois », vol. 5, nº 192, p. 1 [Source : Bibliothèque nationale de France].
- Également connu sous le surnom de Trạng Trình (« le premier docteur Trình »).
- Nom emprunté à « L’Œuvre complète » de Tchouang-tseu : « En temps de paix, le saint prend part à la prospérité de tous ; en temps de trouble, il cultive sa vertu et se retire dans l’oisiveté. Au bout de mille ans, fatigué de ce monde, il le quitte, monte vers le ciel, chevauche les nuages blancs ».
- p. 615.