Il s’agit de « De la mort sans exagérer » (« O śmierci bez przesady ») et autres œuvres de Mme Wisława Szymborska, poétesse polonaise, lauréate du prix Nobel de littérature, mais aussi traductrice de la poésie française du XVIe-XVIIe siècle (celle de d’Aubigné et de Viau notamment). La bien-pensance, le « politiquement correct » veut que cette poétesse ait débuté sa carrière deux fois : la première avec ses poèmes communistes : « Réjouissons-nous de la construction d’une ville socialiste » (« Na powitanie budowy socjalistycznego miasta »), « Notre ouvrier parle des impérialistes » (« Robotnik nasz mówi o imperialistach »), « Lénine » (« Lenin »), etc. ; la deuxième fois avec ses poèmes de la maturité artistique, taciturnes sur les grands sujets de société et à l’écart du débat politique. Il est convenu de dire que la première Szymborska n’est pas la Szymborska réelle ; que son entrée communiste est une entrée ratée, un « faux départ » sans rapport avec « l’image que l’on se fait de la lauréate du prix Nobel » 1 ; un « fruit d’étourdissements idéologiques » 2 auxquels n’a pu résister la personnalité « jeune et extraordinairement impressionnable » 3 de notre poétesse. Cette façon de scinder une œuvre en deux ensembles, dont l’un doit s’effacer devant l’autre, mérite d’être remise en cause, confrontée aux faits et nuancée. Car il n’y a que les fanatiques et démagogues qui, forts de « quelques slogans hurlés à tue-tête », sont persuadés de « savoir », dit Mme Szymborska 4 ; l’inspiration du poète, elle, naît d’un éternel « je ne sais pas » et ne procède d’aucune filiation. Un poème comme « Le Bouclier » (« Tarcza »), que les censeurs disent appartenir au premier ensemble, est frappé pour cette raison d’un anathème injuste et n’est plus publié en Pologne ni à l’étranger. Pourtant, il n’a rien d’une propagande. Il fut écrit par Mme Szymborska en l’honneur d’une jeune communiste française, une jeune enfant, qui s’était couchée sur les rails pour bloquer un train transportant armes et chars à destination d’Indochine. Et « le corps » de l’héroïne devint « un solide bouclier pour les jeunes filles du Viêt-nam », dit le poème 5.
l’inspiration du poète, elle, naît d’un éternel « je ne sais pas »
Les censeurs polonais avancent que cette jeune communiste a été conçue et créée de toutes pièces par « les propagandistes rouges acharnés », toujours disposés à inventer des mythes. En fait, l’événement eut véritablement lieu. Cela se passa sur l’aiguillage de Saint-Pierre-des-Corps le 23 février 1950 ; le même jour, la jeune fille se retrouva à la prison de Tours, avant d’être jugée par un tribunal militaire français. Dans la préface d’un de ses recueils, Mme Szymborska écrit : « “Voyez à quants de bouts c’est un baston ! [Voyez combien de bouts a un bâton !]”, s’écria un jour Montaigne » 6, et peut-être cette sentence est-elle justement un rappel que le monde ne regarde jamais que celui des deux bouts (ou celui des deux côtés) qu’il a sous les yeux.
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Mme Szymborska :
« Il devait être mieux que les précédents, notre XXe siècle.
Il n’aura plus le temps de le prouver,
Ses années sont comptées,
Son pas chancelant,
Courte sa respiration.
Trop de choses se sont passées
Qui n’auraient pas dû,
Et ce qui devait advenir,
N’est pas advenu…
Qui voulait se réjouir de ce monde
Se retrouve face à un défi
Impossible à relever » 7.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Urszula Biełous, « Szymborska » (éd. Agence des auteurs, coll. Les Écrivains contemporains polonais, Varsovie)
- Wisława Szymborska, « Le Poète et le Monde » dans « Tous les discours de réception des prix Nobel de littérature » (éd. Flammarion-France Culture, Paris), p. 283-290
- Wojciech Tomasik, « Pour la défense de “Tarcza” de Wisława Szymborska » dans « Slavica bruxellensia », nº 2, p. 7-25 [Source : Revues.org].