Il s’agit de l’« Épopée de Gilgameš », connue dans l’Antiquité par ses mots liminaires « Celui qui a tout vu… », épopée qui, par son ampleur, par sa force, par l’éminent et l’universel de ses thèmes, par la vogue persistante dont elle a joui pendant plus d’un millénaire, mérite assurément d’être considérée comme l’œuvre la plus représentative de la Mésopotamie ancienne 1. Littérairement, elle contient la relation d’un Déluge, d’un Noé, d’un serpent pernicieux, pareils à ceux qui sont racontés dans notre « Genèse » ; elle annonce et prépare les épopées d’idéale perfection, telles que « L’Iliade » et « Râmâyaṇa ». Mais contrairement à ces œuvres, qu’elle précède de nombreux siècles, l’« Épopée de Gilgameš » n’est pas le produit d’une seule époque, ni même d’un seul peuple. Existant sous forme de poèmes séparés dans la littérature sumérienne la plus reculée (IIIe millénaire av. J.-C.), elle prit corps dans une rédaction akkadienne (IIe millénaire av. J.-C.) et déborda largement les frontières de la Babylonie et l’Assyrie, puisque, par de mystérieuses influences, elle fut copiée et adaptée depuis la Palestine jusqu’au cœur de l’Anatolie, à la Cour des rois hittites. Sous sa forme définitive et la plus complète, celle sous laquelle on l’a retrouvée à Ninive, dans les vestiges de la bibliothèque d’Assurbanipal 2 (VIIe siècle av. J.-C.), elle comptait douze tablettes, de quelque trois cents vers chacune. À notre grand regret, « il ne nous en est parvenu, à ce jour, qu’un peu moins des deux tiers », explique M. Jean Bottéro 3. « Mais ces fragments, par pure chance, ont été si raisonnablement distribués tout au long de sa trame que nous en discernons encore assez bien la séquence et la trajectoire ; et même ainsi entrecoupé, ce cheminement nous fascine. »
L’« Épopée de Gilgameš » est d’abord l’histoire d’une amitié qui, née de la rivalité entre Gilgameš 4 et Enkidu 5, se consolide dans les périls, s’exalte dans de communs exploits et se dénoue douloureusement dans la mort. Dans le cœur du survivant, la peur de mourir deviendra l’intolérable angoisse de l’homme qui prend subitement conscience de la précarité de la vie. En vain cherchera-t-il le secret de l’immortalité au prix d’efforts violents et surhumains : chacune de ses tentatives le plongera plus loin dans le désespoir, jusqu’au jour où, revenu de sa longue errance, il trouvera enfin le calme de la résignation. Il peut paraître surprenant que Gilgameš, le plus lointain héros tragique que nous connaissions, soit, pour ainsi dire, le plus proche de nous ; c’est pourtant le cas. « Gilgameš accepte sa condition de mortel. Il n’est plus le demi-dieu, le surhomme qu’il était : il est un homme !… On comprend pourquoi, avec toutes ses lacunes, la distance chronologique et culturelle incroyable qui nous sépare de cette œuvre, elle est capable de nous parler, encore aujourd’hui, une langue intelligible », dit M. Antoine Cavigneaux 6.
l’œuvre la plus représentative de la Mésopotamie ancienne
Drame de la mort, l’« Épopée de Gilgameš » est aussi une évocation du passage de l’existence nomade à la vie civilisée. De ce passage difficile, Enkidu, le bon sauvage devenu homme, ne se remettra jamais entièrement. On remarque chez lui ce signe d’inquiétude et de contradiction, cette petite cicatrice secrète qui trahit l’arrachement de l’individu au monde sacré de la nature et qui est, selon moi, le thème le plus curieux et émouvant de cette épopée. « À ce sujet », dit M. Raymond Kuntzmann 7, « il faut mentionner une supposition de Morris Jastrow : l’“Épopée de Gilgameš” serait au confluent de trois traditions principales, à savoir tout d’abord la tradition des aventures d’un certain Enkidu, [homme de la steppe] ; la deuxième tradition charrierait les exploits d’un certain Gilgameš, envahisseur de la Babylonie ; enfin, la troisième tradition, plus tardive, [ne serait] autre que le produit de la rencontre des deux figures précédentes avec les mythes de la nature et les contes didactiques des sages. Du tissage de ces différents éléments [serait] née une trame qui place Gilgameš au rang de héros principal et lui désigne Enkidu comme compagnon. »
Il n’existe pas moins de onze traductions françaises de l’« Épopée de Gilgameš », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Bottéro.
« Šá nag-ba i-mu-ru iš-di ma-a-ti
(lacune) -ti i-du-ú ka-la-mu ḫa-as-su
GIŠ-gím-maš šá nag-ba i-mu-ru iš-di ma-a-ti
(lacune) -ti i-du-ú ka-la-mu ḫa-as-su
(lacune) -ma mit-ḫa-riš pa- (lacune)
Nap-ḫar né-me-qí ša ka-la-a-mi i- (lacune)
Ni-ṣir-ta i-mur-ma ka-tim-ti ip-tu
Ub-la ṭè-e-ma šá la-am a-bu-bi
Ur-ḫa ru-uq-ta il-li-kam-ma a-ni-iḫ u šup-šu-uḫ
Šá-kin i-na NA.RÚ.A ka-lu ma-na-aḫ-ti
Ú-pi-šú BÀD šá UNUG su-pu-ri
Šá é.an.na qud-du-ši šu-tum-mi el-lim »
— Début dans la langue originale
« Je vais présenter au monde celui qui a tout vu,
Connu la terre entière, pénétré toutes choses
Et partout exploré tout ce qui est caché !
Surdoué de sagesse, il a tout embrassé du regard :
Il a contemplé les secrets, découvert les mystères ;
Il nous en a même appris sur avant le Déluge !
[De] retour de son lointain voyage, exténué, mais apaisé,
Il a gravé sur une stèle tous ses labeurs !
C’est lui qui fit édifier les murs d’Uruk-les-Clos 8
Et du saint É-anna, trésor sacré ! »
— Début dans la traduction de M. Bottéro
« Celui qui a vu le fond de toutes choses et tous les pays,
Celui qui a su tout pour l’enseigner à tous,
Il fera part de son expérience, et chacun en profitera !
Il a possédé la sagesse et la science universelle ;
Il a découvert le secret de ce qui était caché !
Celui qui porta en lui la connaissance de ce qui fut antérieur au Déluge,
Il a fait de longs voyages, il a pâti,
Et l’on a consigné sur une stèle ses épreuves.
Il a fait bâtir l’enceinte d’Uruk aux enclos,
Du saint Éanna, du pur sanctuaire… »
— Début dans la traduction de Georges Contenau (éd. L’Artisan du livre, Paris)
« Celui qui a tout vu, célèbre-le, ô mon pays !
Celui qui connut toute chose et rassembla tout,
Qui explora les pays l’un après l’autre,
Doué de sagesse, celui-là — dis-je —, il sait tout :
Il vit les mystères et découvrit les secrets,
Il rapporta des nouvelles d’avant le Déluge ;
Il rentra d’un long voyage, épuisé, à bout de forces,
Il grava sur une pierre tous ses exploits.
Il fit construire le rempart d’Uruk-l’Enclos,
Du saint temple Éanna, le trésor sacré »
— Début dans la traduction de MM. Raymond Jacques Tournay et Aaron Shaffer (éd. du Cerf, coll. Littératures anciennes du Proche-Orient, Paris)
« J’ai dessein de faire connaître au pays celui qui a vu le fond de toutes choses, celui qui a tout appris pour l’enseigner à tous, qui a scruté tous les mystères à la fois, Gilgamesh, le sage universel qui a connu toutes choses. Il a découvert le secret de ce qui était caché et nous a rapporté le récit de tout ce qui fut avant le Déluge. Rentré d’un très lointain voyage, accablé et serein à la fois, il fit graver dans la pierre le récit de ses épreuves. C’est lui qui fit bâtir l’enceinte d’Ourouk-l’Enclose ainsi que le trésor sacré du temple de l’Éanna. »
— Début dans la traduction indirecte de M. Jean Marcel 9 (éd. Lanctôt, coll. Petite collection Lanctôt, Outremont)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
« Je veux, au pays, faire connaître celui qui a tout vu,
Celui qui a connu les mers, qui a su toutes choses,
Qui a scruté, ensemble, tous les mystères,
Gilgamesh, le sage universel qui a connu toutes choses :
Il a vu les choses secrètes et rapporté ce qui était caché,
Il nous a transmis un savoir plus vieux que le Déluge.
Revenu d’une lointaine route, fatigué et serein,
Il grava sur une stèle (le récit de) tous ses durs travaux.
Il fit bâtir l’enceinte d’Ourouk-l’Enclos
Et de l’Éanna sacré le merveilleux trésor. »
— Début dans la traduction de M. René Labat (dans « Les Religions du Proche-Orient asiatique », éd. Fayard et Denoël, coll. Le Trésor spirituel de l’humanité, Paris, p. 145-226)
« Je veux faire connaître celui qui a tout vu sur la vaste terre,
Qui a tout connu et tout compris,
Celui qui a percé l’ensemble de tous les mystères,
Gilgamesh, le maître de toute sagesse à l’universel savoir :
Il a contemplé le secret et découvert le caché ;
Il nous a transmis des connaissances d’avant le Déluge.
Revenu d’un lointain chemin, épuisé mais rasséréné,
Il a fait graver sur une stèle toutes ses peines.
Il a fait édifier le rempart d’Ourouk-l’Enclos,
Du très saint Éanna, le trésor sacré. »
— Début dans la traduction de Mme Florence Malbran-Labat 10 (éd. du Cerf, coll. Documents autour de la Bible, Paris)
« Je veux chanter celui qui a tout vu, qui a tout connu, qui possède la sagesse universelle : Gilgamesh, roi et seigneur d’Ourouk. Il a voyagé dans le temps et dans l’espace. Il sait même ce qui s’est passé avant le Déluge. De retour dans son royaume, il a fait bâtir les puissants remparts d’Ourouk, qu’aucune enceinte d’aucune ville d’aucun pays n’égale ! Et ses exploits, il les a fait graver dans la pierre. Et cette pierre, il l’a déposée dans le saint temple du dieu Anou, construit sur son ordre. »
— Début dans la traduction indirecte de M. Alain Migé (éd. Larousse, coll. Petits Classiques Larousse, Paris)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
« Celui qui a tout vu, (lacune) du pays,
Qui a tout connu, tout (lacune)
(lacune) et ensemble (lacune) (lacune)
Le secret de la sagesse de toute chose (lacune)
Le mystère, il l’a vu, et la chose cachée (lacune)
Il a apporté la connaissance de ce qui était avant le Déluge.
Une route lointaine il a parcouru et il a peiné et (lacune)
(lacune) sur une stèle toute la fatigue.
Il a fait faire le mur d’Érech aux enclos !
D’É-anna la sainte, le magasin pur »
— Début dans la traduction du père Paul Dhorme 11 (éd. J. Gabalda et Cie, Paris)
« Celui qui a vu l’abîme. Histoire de Gilgamès.
(lacune) il a tout su (lacune)
(lacune) et en présence (lacune)
(lacune) la connaissance de toutes choses, (lacune)
Ce qui est tenu secret, il l’a vu, et ce qui est caché, (lacune)
Il apporta la nouvelle de ce qui eut lieu avant le Déluge ;
Il arriva d’un lointain voyage, exténué et (lacune)
(lacune) sur une tablette, tout lieu de repos,
(lacune) le mur d’Uruk-supuri,
(lacune) pur, temple brillant »
— Début dans la traduction de l’abbé Jules-Justin Sauveplane (dans « Revue des religions », 1892, p. 306-328 & 424-454 & 521-548 ; 1893, p. 50-79 & 123-144 & 226-253 & 315-335 & 439-446)
« Celui qui a tout vu
Celui qui a vu les confins du pays
Le sage, l’omniscient
Qui a connu toutes choses
Celui qui a connu les secrets
Et dévoilé ce qui était caché
Nous a transmis un savoir
D’avant le Déluge.
Il a fait un long chemin.
De retour, fatigué mais serein,
Il grava sur la pierre
Le récit de son voyage.
Il bâtit les remparts d’Ourouk
Et l’Éanna sacré, pur sanctuaire »
— Début dans la traduction indirecte de M. Abed Azrié (éd. Berg international, Paris)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
« Il est celui qui a exploré les confins des pays,
Celui qui a connu et expérimenté toutes choses ;
Il est l’érudit et l’omniscient qui a éclairci les mystères du monde,
Celui qui a percé les secrets de la vie,
Levé le voile sur ce qui était caché
Et nous a transmis les connaissances d’avant le Déluge.
Il a bâti Uruk,
La cité primordiale aux remparts infranchissables,
A érigé en son sein l’Éanna sacré,
Demeure d’Anu, le dieu souverain,
Et d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre. »
— Début dans la traduction indirecte de M. Jean Kardec (éd. J. Kardec, Fumay)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
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- Traduction du père Paul Dhorme (1907) [Source : Google Livres]
- Traduction du père Paul Dhorme (1907) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Traduction du père Paul Dhorme (1907) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Traduction du père Paul Dhorme (1907) ; autre copie [Source : Canadiana]
- Traduction de l’abbé Jules-Justin Sauveplane (1892-1893) [Source : Google Livres].
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- Luc Ferry évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : IFG Executive Education]
- Jean-Jacques Glassner et Michaël Guichard évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : France Culture]
- Thomas Römer évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : Collège de France]
- Jihad Darwiche évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : France Inter]
- Alice Tenu évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : France Inter]
- Diane de Selliers et Abed Azrié évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : Radio France Internationale (RFI)]
- Abed Azrié évoquant l’« Épopée de Gilgameš » [Source : France Inter].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Gilgameš et sa Légende : études recueillies par Paul Garelli à l’occasion de la VIIe Rencontre assyriologique internationale » (éd. C. Klincksieck, coll. Cahiers du Groupe François-Thureau-Dangin, Paris)
- Raymond Kuntzmann, « Le Symbolisme des jumeaux au Proche-Orient ancien : naissance, fonction et évolution d’un symbole » (éd. Beauchesne, coll. Religions, Paris).
- Ce pays que les Anciens nommaient Mésopotamie (« entre-fleuves ») correspond à peu près à l’Irak actuel.
- Parfois transcrit Assourbanipal, Ashurbanipal, Aschurbanipal, Achour-bani-pal ou Asurbanipal.
- p. 17.
- Parfois transcrit Gilgamesh, Ghilgameš, Guilgamech, Ghilgamech, Guilgamesch, Ghilgamesch, Gilgamesch, Gilgamisch ou Gilgamish. Par suite d’une faute, transcrit Izdubar, Izdubhar, Iz-ṭu-bar, Giš-ṭu-bar, Isdubar, Isdhubar ou Is-ṭu-bar.
- Parfois transcrit Enkidou. Par suite d’une faute, transcrit Éa-bani ou Heabani.
- Dans sa conférence à l’Université de Genève.