Il s’agit d’« Un Chrétien en Afghanistan » du père Serge de Beaurecueil, religieux français, grand connaisseur de l’Afghanistan. En entrant dans l’Ordre de saint Dominique en 1935 et en entendant pour la première fois le père Chenu lui parler de l’Égypte, où il partit en 1946, comment le père de Beaurecueil aurait-il pu supposer que sa patrie spirituelle, sa terre promise serait beaucoup plus loin, dans les montagnes de l’Asie Centrale ? Dieu l’y conduisit pas à pas et presque sans qu’il s’en aperçût. La « rencontre » fortuite d’un mystique afghan du XIe siècle apr. J.-C., Ansârî, fut décisive. Le père de Beaurecueil n’y vit au début qu’un bon sujet d’étude à poursuivre au couvent du Caire. Il entreprit d’éditer rigoureusement, à partir de tous les manuscrits existants, les textes originaux d’Ansârî, en persan et en arabe, ce mystique ayant écrit dans les deux langues. Il en apprit même les plus beaux passages par cœur pour nourrir ses méditations ; celui-ci par exemple : « Comment aurais-je su que la souffrance est mère de la joie, et que sous une déception se cachent mille trésors ? » 1, qu’il rapprochait du psaume biblique : « Ceux qui sèment dans les larmes, moissonnent avec des cris de joie » 2. Ses travaux magistraux lui valurent d’être invité à Kaboul pour un séminaire sur Ansârî, en 1962. On lui suggéra de rester, ce qu’il fit une bonne vingtaine d’années. La ville de Kaboul, rendez-vous de tant d’ethnies, invitées à se reconnaître, à vivre ensemble, avec évidemment tous les heurts possibles, le fascina : « Kaboul, ma fiancée, mon épouse, dont je porte la bague, donnée il y a bien longtemps par un petit bonhomme épileptique que j’avais fait soigner !… Quel roman d’amour entre nous ! Avec bientôt vingt ans de fidélité », écrit-il dans un hymne consacré à cette ville 3.
« Kaboul, ma fiancée, mon épouse, dont je porte la bague »
Mais le motif qui attacha le plus fortement le père de Beaurecueil à Kaboul, ce fut la rencontre et le décès prématuré de Ghaffâr, un pauvre lycéen afghan qui l’invita un jour à « partager le pain et le sel », geste par lequel, écrit-il 4, ils seraient liés pour toujours. Ce fut un véritable tournant. Pour le père de Beaurecueil, ce repas d’amitié devint le signe et le symbole de la présence cachée du Christ parmi la jeunesse afghane. À partir de cette date et jusqu’à son départ définitif d’Afghanistan en 1983, il ouvrit sa maison à tous les enfants de la misère, vaguant à travers les parcs de Kaboul, et ayant faim comme Ghaffâr : « visages d’enfants rayonnants…, autant d’icônes resplendissantes de la lumière de Dieu » 5. Il les logea, nourrit, éleva, en leur donnant les premiers rudiments de français. « Tous les petits qui sont nés aujourd’hui, j’en fais des enfants de Dieu », écrit-il 6. « Toutes les prières accomplies aujourd’hui dans les maisons, dans les mosquées, je les transforme en “Notre Père”. Mon cœur n’est plus que le creuset où, au feu de l’amour du Christ, tous les alliages… se métamorphosent en or. Et à travers mes lèvres que je lui prête, c’est l’Afghanistan tout entier qui clame vers le Père cet “Abba !” que lui souffle l’Esprit. » Ainsi, après avoir été théologien, orientaliste, enseignant, le père de Beaurecueil termina sa vie en annonciateur de la Bonne Nouvelle, abandonnant ses travaux savants pour des recherches bien plus vitales, non plus dans les livres, mais dans le service banal et quotidien des enfants.
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Un Chrétien en Afghanistan » : « Il y a deux façons d’être pasteur : la façon ordinaire, qui consiste à mener les brebis comme il faut, à l’aide de la voix, du bâton et du chien. Extérieur au troupeau, supérieur aux brebis, compétent, responsable, le pasteur se fait obéir… C’est la manière “raisonnable”, dont les résultats sont patents. S’il avait jugé bon de l’adopter, le Pasteur aurait pu le faire, et c’eût été moins de tracas… Mais il ne l’a pas fait. Il avait sa façon à lui de procéder, que tout autre pasteur eût taxée de folie, qu’il mijotait depuis l’éternité… Pour mener son troupeau, sa façon consistait à laisser de côté sa condition divine et à naître dans une étable, à partager pendant plus de trente ans la vie de ses brebis et à prendre, comme un agneau, le chemin de la boucherie… Pour conduire l’humanité dans les splendeurs de son royaume, le Pasteur se fait chair, habite parmi nous, expire sur la croix, ressuscite des morts… En premier de cordée, il prend d’abord son temps pour s’attacher aux hommes, afin d’être certain qu’ils suivront ; puis, seul apparemment, il plonge dans l’abîme et prend d’assaut le ciel… Il s’élève si haut qu’il se perd dans la nue, et c’est alors, comme il l’avait prédit, qu’il va attirer tout à lui » 7.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- le père Jean-Jacques Pérennès, « Passion Kaboul : le père Serge de Beaurecueil » (éd. du Cerf, Paris)
- Sylvie Reff, « Serge de Beaurecueil, le cœur désarmé » dans « Passeurs de courage : 22 portraits de contemporains devenus symboles de courage » (éd. L’Harmattan, Paris), p. 11-15.