
dans « L’Art du “qin” : deux textes d’esthétique musicale chinoise » (éd. Institut belge des hautes études chinoises, coll. Mélanges chinois et bouddhiques, Bruxelles), p. 19-46
Il s’agit de « La Description poétique de la cithare » 1 (« Qinfu » 2) de Ji Kang 3, virtuose de la cithare, fervent taoïste, poète attachant par ses opinions et ses manières de voir autant que par son talent, chef de file des « Sept Sages du bosquet de bambous » (fameux cénacle dont je parlerai ailleurs). Fier, indépendant, Ji Kang était un homme de la haute société, époux d’une princesse, mais alliant un amour mystique, presque religieux, de la nature et un profond dégoût pour les règles et les idées reçues. Il proclamait haut et fort, seize siècles avant Flaubert dans sa « Correspondance » 4, que « les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit ». Dans sa « Lettre de rupture avec Shan Tao », il confiait que l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage » qui devient comme fou à la vue des liens rigides que porte au cou tout fonctionnaire en poste : « Un cerf sauvage se pliera à ce qu’on lui a inculqué, pourvu qu’on l’ait capturé et pris en main encore jeune. Mais qu’on lui passe la bride, une fois adulte, et il se débattra comme un dément, pour faire voler ses liens, quitte à ruer dans les flammes ou l’eau bouillante ». Ji Kang se jugeait, en somme, totalement inapte au service mandarinal. Aux yeux de ses contemporains, pour un homme de sa classe et de sa condition, c’était un véritable crime de ne pas être fonctionnaire — un crime non seulement contre la tradition, mais contre les assises mêmes de l’autorité confucianiste. Ji Kang s’en rendait compte, mais son esprit excentrique et rebelle l’entraînait irrésistiblement vers la poésie, la musique céleste, les ébats dans la nature, les promenades heureuses au cours desquelles il se perdait au point d’oublier le retour. La légende se plaît à le représenter vagabondant dans le bosquet de bambous de Shanyang où il réunissait ses amis, tous plus bizarres les uns que les autres, recherchant des plantes dont il préparait des drogues d’immortalité, et « se nourrissant des vapeurs roses de l’aurore » (« can xia » 5).
l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage »
Ji Kang connut une fin tragique. Plus il avançait sur les chemins fleuris du tao — ceux de la simplicité édénique et du désintéressement des affaires —, plus il apparaissait comme un scandale vivant par la seule force de sa personnalité et de sa conviction. Et lorsque, en 261 apr. J.-C., il voulut témoigner de l’innocence d’un ami faussement accusé, ce procès devint le sien, orchestré dans l’ombre par les confucianistes. Il fut arrêté, jeté en prison et condamné à la peine capitale pour mépris de son époque et corruption des mœurs. Attendant son exécution, âgé d’à peine trente-neuf ans, il écrivit des vers d’adieu, « Angoisse au cachot » :
« Je cueillerai des fougères dans les replis des montagnes,
Laissant mes cheveux dénoués dans les grottes rocheuses,
Sifflant longuement et fredonnant toujours des vers,
Entretenant ma nature foncière, nourrissant ma longévité ! » 6
À l’approche de son exécution, ses amis et sa famille vinrent tous le visiter. Ji Kang ne changea pas de mine. Il demanda à son frère : « As-tu apporté ma cithare ? » Son frère dit : « Oui, je l’ai apportée ». Comme il marchait vers la place du marché de l’Est où il allait être décapité, Ji Kang se retourna en regardant son ombre projetée par les rayons du soleil — preuve de sa mortalité 7. Alors, il prit sa cithare et joua la « Mélodie des Vastes Tombeaux » (« Guangling san » 8). Quand il eut fini, il dit en soupirant : « Yuan Xiaoni 9 a jadis manifesté le désir d’apprendre auprès de moi la “Mélodie des Vastes Tombeaux”, mais je n’ai jamais consenti à la lui enseigner. Voilà donc que cet air disparaît à jamais ! » 10
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de « La Description poétique de la cithare », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Georges Goormaghtigh.
「余少好音聲,長而翫之.以為物有盛衰,而此無變;滋味有猒,而此不勌.可以導養神氣,宣和情志,處窮獨而不悶者,莫近於音聲也.」
— Début dans la langue originale
« Enfant déjà, j’aimais la musique et depuis je n’ai cessé de la cultiver. Si tout prospère puis décline, seule la musique ne change jamais ; si toute saveur finit à la longue par fatiguer, seule la musique ne lasse point. Par elle, on peut diriger son esprit et entretenir son énergie vitale, révéler et harmoniser ses sentiments, vivre dans le dénuement et la solitude sans être atteint par la mélancolie. Rien n’égale la musique ! »
— Début dans la traduction de M. Goormaghtigh
« Dès mon plus jeune âge, j’affectionnais la musique et n’ai, en grandissant, cessé d’en cultiver la pratique. Car je tiens que, si en toute chose le déclin à l’acmé succède, la musique quant à elle demeure immuable ; et que, si de toute saveur l’on finit par se lasser, jamais en revanche elle ne nous écœure. Rien mieux que la musique ne dispose à conduire et nourrir en soi les esprits et les souffles, à exprimer et harmoniser ses aspirations et ses émotions, ou encore à se trouver sans nulle affliction dans la solitude et le dénuement. »
— Début dans la traduction de Mme Julie Gary (dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », éd. électronique)
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- Étude de Mme Julie Gary (2015) [Source : Hyper articles en ligne (HAL)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Étienne Balazs, « La Bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris)
- Danielle Elisseeff et Vadime Elisseeff, « La Civilisation de la Chine classique » (éd. Arthaud, coll. Les Grandes Civilisations, Paris)
- Daniel Giraud, « Hi K’ang : un sage taoïste dans une forêt de bambous » (éd. Accarias-L’Originel, Paris).
- Parfois traduit « La Description poétique du “qin” », « Rhapsodie sur la cithare », « “Fu” sur la cithare », « “Fou” du luth » ou « Éloge du luth ».
- En chinois « 琴賦 ». Autrefois transcrit « K’in-fou ».
- En chinois 嵇康. Parfois transcrit Xi Kang, Ki Kang, Chi K’ang, Tsi K’ang, Hsi K’ang, Hi K’ang ou Si K’ang.
- À Léonie Brainne, 10 ou 11.XII.1878 ; à Guy de Maupassant, 15.I.1879 ; à sa nièce Caroline, 28.II.1880.
- En chinois 餐霞. L’une des aptitudes des immortels.
- id. p. 356.
- D’après les croyances taoïstes, l’immortel, devenu source de lumière, ne doit plus projeter d’ombre.
- En chinois 廣陵散. Parfois transcrit « Kuang-ling san » ou « Kouang-ling-san ».
- Neveu de Ji Kang. Par une nuit sereine où Ji Kang jouait cette mélodie, Yuan Zhun (袁準) ou Yuan Xiaoni (袁孝尼) s’était dissimulé derrière une porte pour l’écouter à la dérobée.
- Dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », p. 478.