
dans « Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois : polémiques du IIIe siècle » (éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris), p. 65-70
Il s’agit de l’« Essai sur l’art de nourrir le principe vital » 1 (« Yangsheng lun » 2) de Ji Kang 3, virtuose de la cithare, fervent taoïste, poète attachant par ses opinions et ses manières de voir autant que par son talent, chef de file des « Sept Sages du bosquet de bambous » (fameux cénacle dont je parlerai ailleurs). Fier, indépendant, Ji Kang était un homme de la haute société, époux d’une princesse, mais alliant un amour mystique, presque religieux, de la nature et un profond dégoût pour les règles et les idées reçues. Il proclamait haut et fort, seize siècles avant Flaubert dans sa « Correspondance » 4, que « les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit ». Dans sa « Lettre de rupture avec Shan Tao », il confiait que l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage » qui devient comme fou à la vue des liens rigides que porte au cou tout fonctionnaire en poste : « Un cerf sauvage se pliera à ce qu’on lui a inculqué, pourvu qu’on l’ait capturé et pris en main encore jeune. Mais qu’on lui passe la bride, une fois adulte, et il se débattra comme un dément, pour faire voler ses liens, quitte à ruer dans les flammes ou l’eau bouillante ». Ji Kang se jugeait, en somme, totalement inapte au service mandarinal. Aux yeux de ses contemporains, pour un homme de sa classe et de sa condition, c’était un véritable crime de ne pas être fonctionnaire — un crime non seulement contre la tradition, mais contre les assises mêmes de l’autorité confucianiste. Ji Kang s’en rendait compte, mais son esprit excentrique et rebelle l’entraînait irrésistiblement vers la poésie, la musique céleste, les ébats dans la nature, les promenades heureuses au cours desquelles il se perdait au point d’oublier le retour. La légende se plaît à le représenter vagabondant dans le bosquet de bambous de Shanyang où il réunissait ses amis, tous plus bizarres les uns que les autres, recherchant des plantes dont il préparait des drogues d’immortalité, et « se nourrissant des vapeurs roses de l’aurore » (« can xia » 5).
l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage »
Ji Kang connut une fin tragique. Plus il avançait sur les chemins fleuris du tao — ceux de la simplicité édénique et du désintéressement des affaires —, plus il apparaissait comme un scandale vivant par la seule force de sa personnalité et de sa conviction. Et lorsque, en 261 apr. J.-C., il voulut témoigner de l’innocence d’un ami faussement accusé, ce procès devint le sien, orchestré dans l’ombre par les confucianistes. Il fut arrêté, jeté en prison et condamné à la peine capitale pour mépris de son époque et corruption des mœurs. Attendant son exécution, âgé d’à peine trente-neuf ans, il écrivit des vers d’adieu, « Angoisse au cachot » :
« Je cueillerai des fougères dans les replis des montagnes,
Laissant mes cheveux dénoués dans les grottes rocheuses,
Sifflant longuement et fredonnant toujours des vers,
Entretenant ma nature foncière, nourrissant ma longévité ! » 6
À l’approche de son exécution, ses amis et sa famille vinrent tous le visiter. Ji Kang ne changea pas de mine. Il demanda à son frère : « As-tu apporté ma cithare ? » Son frère dit : « Oui, je l’ai apportée ». Comme il marchait vers la place du marché de l’Est où il allait être décapité, Ji Kang se retourna en regardant son ombre projetée par les rayons du soleil — preuve de sa mortalité 7. Alors, il prit sa cithare et joua la « Mélodie des Vastes Tombeaux » (« Guangling san » 8). Quand il eut fini, il dit en soupirant : « Yuan Xiaoni 9 a jadis manifesté le désir d’apprendre auprès de moi la “Mélodie des Vastes Tombeaux”, mais je n’ai jamais consenti à la lui enseigner. Voilà donc que cet air disparaît à jamais ! » 10
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises de l’« Essai sur l’art de nourrir le principe vital », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jean Levi.
「善養生者則不然也,清虛靜泰,少私寡欲.知名位之傷德,故忽而不營,非欲而疆禁也;識厚味之害性,故棄而弗顧,非貪而後抑也.」
— Passage dans la langue originale
« Ceux qui excellent à nourrir leur principe vital agissent tout autrement. Purs, vides, calmes et paisibles, ils s’emploient à se dépouiller de tout égoïsme, à se débarrasser de toute convoitise. Ce n’est pas qu’ils se forcent à réprimer leurs désirs ; mais conscients que les honneurs déshonorent et les places avilissent, ils les dédaignent et refusent de servir. Ce n’est pas qu’ils brident leurs appétits ; mais sachant que la bonne chère détruit la substance vitale, ils la méprisent et n’y prêtent aucune attention. »
— Passage dans la traduction de M. Levi
« Mais il n’en est pas de même de celui qui est habile à nourrir la vie. Pur et vide, tranquille et calme, il réduit ses sentiments personnels et amoindrit ses désirs. Sachant que nom et position gênent la vertu, il n’y fait pas attention et ne s’en occupe pas ; ce n’est pas qu’il les désire et se les interdise de manière forcée. Parce qu’il sait que les riches saveurs nuisent à la nature humaine, il les rejette et n’en a cure ; ce n’est pas qu’il les convoite et les réprime ensuite. »
— Passage dans la traduction de M. Donald Holzman (« Nourrir la vie » dans « La Vie et la Pensée de Hi K’ang [ou Ji Kang] (223-262 apr. J.-C.) », éd. E. J. Brill, Leyde, p. 83-91)
« (lacune) Pur et vide, calme et placide, celui qui excelle à nourrir sa vie réduit son égoïsme et raréfie ses désirs. Avisé que renom et position blessent la vertu, il les dédaigne et n’ambitionne pas de les acquérir, non qu’il les désire au fond de lui puis cherche à toute force à se contenir. Averti que les riches saveurs nuisent au vital, il les congédie sans leur accorder la moindre attention, non qu’il se domine après les avoir d’abord convoitées. »
— Passage dans la traduction de Mme Julie Gary (dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », éd. électronique)
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- Étude de Mme Julie Gary (2015) [Source : Hyper articles en ligne (HAL)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Étienne Balazs, « La Bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris)
- Danielle Elisseeff et Vadime Elisseeff, « La Civilisation de la Chine classique » (éd. Arthaud, coll. Les Grandes Civilisations, Paris)
- Daniel Giraud, « Hi K’ang : un sage taoïste dans une forêt de bambous » (éd. Accarias-L’Originel, Paris).
- Parfois traduit « Traité sur l’entretien du principe vital », « Traité sur l’art de nourrir sa vie », « Nourrir la vie » ou « Nourrir le principe vital ».
- En chinois « 養生論 ». Autrefois transcrit « Yang cheng louen ».
- En chinois 嵇康. Parfois transcrit Xi Kang, Ki Kang, Chi K’ang, Tsi K’ang, Hsi K’ang, Hi K’ang ou Si K’ang.
- À Léonie Brainne, 10 ou 11.XII.1878 ; à Guy de Maupassant, 15.I.1879 ; à sa nièce Caroline, 28.II.1880.
- En chinois 餐霞. L’une des aptitudes des immortels.
- id. p. 356.
- D’après les croyances taoïstes, l’immortel, devenu source de lumière, ne doit plus projeter d’ombre.
- En chinois 廣陵散. Parfois transcrit « Kuang-ling san » ou « Kouang-ling-san ».
- Neveu de Ji Kang. Par une nuit sereine où Ji Kang jouait cette mélodie, Yuan Zhun (袁準) ou Yuan Xiaoni (袁孝尼) s’était dissimulé derrière une porte pour l’écouter à la dérobée.
- Dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », p. 478.