
dans « Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois : polémiques du IIIe siècle » (éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris), p. 59-62
Il s’agit de la « Réfutation de l’essai sur le caractère inné du goût pour l’étude » 1 (« Nan ziran haoxue lun » 2) de Ji Kang 3, virtuose de la cithare, fervent taoïste, poète attachant par ses opinions et ses manières de voir plutôt que par son talent, chef de file des « Sept Sages du bosquet de bambous » (fameux cénacle dont je parlerai ailleurs). Fier, indépendant, Ji Kang était un homme de la haute société, époux d’une princesse, mais alliant un amour mystique, presque religieux, de la nature et un profond dégoût pour les règles et les idées reçues. Il proclamait haut et fort, seize siècles avant Flaubert dans sa « Correspondance » 4, que « les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit ». Dans sa « Lettre de rupture avec Shan Tao », il confiait que l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage » qui devient comme fou à la vue des liens rigides que porte au cou tout fonctionnaire en poste : « Un cerf sauvage se pliera à ce qu’on lui a inculqué, pourvu qu’on l’ait capturé et pris en main encore jeune. Mais qu’on lui passe la bride, une fois adulte, et il se débattra comme un dément, pour faire voler ses liens, quitte à ruer dans les flammes ou l’eau bouillante ». Ji Kang se jugeait, en somme, totalement inapte au service mandarinal. Aux yeux de ses contemporains, pour un homme de sa classe et de sa condition, c’était un véritable crime de ne pas être fonctionnaire — un crime non seulement contre la tradition, mais contre les assises mêmes de l’autorité confucianiste. Ji Kang s’en rendait compte, mais son caractère excentrique l’entraînait irrésistiblement vers les promenades, les ébats dans la nature, la poésie et la musique céleste. La légende se plaît à le représenter vagabondant dans le bosquet de bambous de Shanyang où il réunissait ses amis, tous plus bizarres les uns que les autres, recherchant des plantes dont il préparait des drogues d’immortalité, et « se nourrissant des vapeurs roses de l’aurore » (« can xia » 5).
l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage »
Ji Kang connut une fin tragique. Plus il avançait sur les chemins fleuris du tao — ceux de la simplicité édénique et du désintéressement des affaires —, plus il apparaissait comme un scandale vivant par la seule force de sa personnalité et de sa conviction. Et lorsque, en 261 apr. J.-C., il voulut témoigner de l’innocence d’un ami faussement accusé, ce procès devint le sien, orchestré dans l’ombre par les confucianistes. Il fut arrêté, jeté en prison et condamné à la peine capitale pour mépris de son époque et corruption des mœurs. Attendant son exécution, âgé d’à peine trente-neuf ans, il écrivit des vers d’adieu, « Angoisse au cachot » :
« Je cueillerai des fougères dans les replis des montagnes,
Laissant mes cheveux dénoués dans les grottes rocheuses,
Sifflant longuement et fredonnant toujours des vers,
Entretenant ma nature foncière, nourrissant ma longévité ! » 6
À l’approche de son exécution, ses amis et sa famille vinrent tous le visiter. Ji Kang ne changea pas de mine. Il demanda à son frère : « As-tu apporté ma cithare ? » Son frère dit : « Oui, je l’ai apportée ». Comme il marchait vers la place du marché de l’Est où il allait être décapité, Ji Kang se retourna en regardant son ombre projetée par les rayons du soleil — preuve de sa mortalité 7. Alors, il prit sa cithare et joua la « Mélodie des Vastes Tombeaux » (« Guangling san » 8). Quand il eut fini, il dit en soupirant : « Yuan Xiaoni 9 a jadis manifesté le désir d’apprendre auprès de moi la “Mélodie des Vastes Tombeaux”, mais je n’ai jamais consenti à la lui enseigner. Voilà donc que cet air disparaît à jamais ! » 10
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de la « Réfutation de l’essai sur le caractère inné du goût pour l’étude », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jean Levi.
「是以貪生之禽,食園池之梁菽;求安之士,乃詭志以從俗.操筆執觚,足容蘇息;積學明經,以代稼穡.是以困而後學,學以致榮;計而後習,好而習成.有似自然,故令吾子謂之自然耳.」
— Passage dans la langue originale
« Telles des nuées d’oiseaux avides de leur subsistance qui se précipitent sur le grain des jardins publics, on voit maintenant des cohortes de lettrés, soucieux de leur confort, trahir leurs aspirations pour se mettre à la remorque de la foule. Le pinceau d’une main et la tablette de bois de l’autre, ils en prennent à leur aise ; au lieu de se livrer aux travaux des champs, ils pâlissent sur les livres pour élucider le sens des classiques. Bien qu’elle nécessite des efforts, ils s’adonnent à l’étude parce qu’elle apporte la gloire ; le calcul les aiguille sur le chemin de l’école ; ils y prennent goût dans la mesure où elle est un moyen de parvenir. C’est cela qui vous fait dire que c’est un mouvement spontané. »
— Passage dans la traduction de M. Levi
« Comme des oiseaux qui tiennent à leur vie mangeront les graines dans un jardin cultivé, les hommes qui cherchent la sécurité suivront à contrecœur les us communs. Ils tiennent pinceaux et tablettes de bambou (sur lesquelles ils écrivent) parce que (le métier de fonctionnaire-lettré) leur donne des loisirs ; ils accumulent des études et expliquent les livres canoniques au lieu de se livrer aux travaux des champs. Ainsi, on ne se met à étudier que parce que l’on se trouve dans la gêne, et l’on étudie pour atteindre à la gloire. C’est par calcul qu’on se met à apprendre, et à force d’apprendre, les goûts se forment : il y a un semblant de naturel ici, et c’est seulement ce semblant qui vous fait dire que (ces études) sont naturelles. »
— Passage dans la traduction de M. Donald Holzman (« Est-il naturel d’aimer les études ? » dans « Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient », vol. 69, p. 307-313)
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- Traduction de M. Donald Holzman (1981) [Source : Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient]
- Traduction de M. Donald Holzman (1981) ; autre copie [Source : Persée]
- Étude de Mme Julie Gary (2015) [Source : Hyper articles en ligne (HAL)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Étienne Balazs, « La Bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris)
- Danielle Elisseeff et Vadime Elisseeff, « La Civilisation de la Chine classique » (éd. Arthaud, coll. Les Grandes Civilisations, Paris)
- Daniel Giraud, « Hi K’ang : un sage taoïste dans une forêt de bambous » (éd. Accarias-L’Originel, Paris).
- Parfois traduit « Réfutation du traité sur le goût spontané pour l’étude », « Critique de l’essai sur l’amour naturel de l’étude », « Critique de l’essai “Aimer les études est naturel” » ou « Critique de l’essai “Il est naturel d’aimer les études” ».
- En chinois « 難自然好學論 ». Autrefois transcrit « Nan tzu-jan hao hsüeh lun » ou « Nan tseu-jan hao hio louen ».
- En chinois 嵇康. Parfois transcrit Xi Kang, Ki Kang, Chi K’ang, Tsi K’ang, Hsi K’ang, Hi K’ang ou Si K’ang.
- À Léonie Brainne, 10 ou 11.XII.1878 ; à Guy de Maupassant, 15.I.1879 ; à sa nièce Caroline, 28.II.1880.
- En chinois 餐霞. L’une des aptitudes des immortels.
- id. p. 356.
- D’après les croyances taoïstes, l’immortel, devenu source de lumière, ne doit plus projeter d’ombre.
- En chinois 廣陵散. Parfois transcrit « Kuang-ling san » ou « Kouang-ling-san ».
- Neveu de Ji Kang. Par une nuit sereine où Ji Kang jouait cette mélodie, Yuan Zhun (袁準) ou Yuan Xiaoni (袁孝尼) s’était dissimulé derrière une porte pour l’écouter à la dérobée.
- Dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », p. 478.