«Une Voix pour l’évasion : Tsi K’ang [ou Ji Kang] et sa lettre de rupture»

éd. Fata Morgana, coll. Les Immémoriaux, Saint-Clément-de-Rivière

éd. Fata Mor­gana, coll. Les Im­mé­mo­riaux, Saint-Clé­ment-de-Ri­vière

Il s’agit de la «Lettre de rup­ture avec Shan Juyuan [ou Shan Tao]» 1Yu Shan Juyuan [Tao] jue­jiao shu» 2) de Ji Kang 3, vir­tuose de la ci­thare, fervent taoïste, poète at­ta­chant par ses opi­nions et ses ma­nières de voir au­tant que par son ta­lent, chef de file des «Sept Sages du bos­quet de bam­bous» (fa­meux cé­nacle dont je par­le­rai ailleurs). Fier, in­dé­pen­dant, Ji Kang était un homme de la haute so­ciété, époux d’une prin­cesse, mais al­liant un amour mys­tique, presque re­li­gieux, de la na­ture et un pro­fond dé­goût pour les règles et les idées re­çues. Il pro­cla­mait haut et fort, seize siècles avant Flau­bert dans sa «Cor­res­pon­dance» 4, que «les hon­neurs désho­norent; le titre dé­grade; la fonc­tion abru­tit». Dans sa «Lettre de rup­ture avec Shan Tao», il confiait que l’éducation li­ber­taire qu’il a re­çue dans son en­fance a fait de lui «un cerf sau­vage» qui de­vient comme fou à la vue des liens ri­gides que porte au cou tout fonc­tion­naire en poste : «Un cerf sau­vage se pliera à ce qu’on lui a in­cul­qué, pourvu qu’on l’ait cap­turé et pris en main en­core jeune. Mais qu’on lui passe la bride, une fois adulte, et il se dé­bat­tra comme un dé­ment, pour faire vo­ler ses liens, quitte à ruer dans les flammes ou l’eau bouillante». Ji Kang se ju­geait, en somme, to­ta­le­ment in­apte au ser­vice man­da­ri­nal. Aux yeux de ses contem­po­rains, pour un homme de sa classe et de sa condi­tion, c’était un vé­ri­table crime de ne pas être fonc­tion­naire — un crime non seule­ment contre la tra­di­tion, mais contre les as­sises mêmes de l’autorité confu­cia­niste. Ji Kang s’en ren­dait compte, mais son es­prit ex­cen­trique et re­belle l’entraînait ir­ré­sis­ti­ble­ment vers la poé­sie, la mu­sique cé­leste, les ébats dans la na­ture, les pro­me­nades heu­reuses au cours des­quelles il se per­dait au point d’oublier le re­tour. La lé­gende se plaît à le re­pré­sen­ter va­ga­bon­dant dans le bos­quet de bam­bous de Sha­nyang où il réunis­sait ses amis, tous plus bi­zarres les uns que les autres, re­cher­chant des plantes dont il pré­pa­rait des drogues d’immortalité, et «se nour­ris­sant des va­peurs roses de l’aurore» («can xia» 5).

l’éducation li­ber­taire qu’il a re­çue dans son en­fance a fait de lui «un cerf sau­vage»

Ji Kang connut une fin tra­gique. Plus il avan­çait sur les che­mins fleu­ris du tao — ceux de la sim­pli­cité édé­nique et du dés­in­té­res­se­ment des af­faires —, plus il ap­pa­rais­sait comme un scan­dale vi­vant par la seule force de sa per­son­na­lité et de sa convic­tion. Et lorsque, en 261 apr. J.-C., il vou­lut té­moi­gner de l’innocence d’un ami faus­se­ment ac­cusé, ce pro­cès de­vint le sien, or­ches­tré dans l’ombre par les confu­cia­nistes. Il fut ar­rêté, jeté en pri­son et condamné à la peine ca­pi­tale pour mé­pris de son époque et cor­rup­tion des mœurs. At­ten­dant son exé­cu­tion, âgé d’à peine trente-neuf ans, il écri­vit des vers d’adieu, «An­goisse au ca­chot» :

«Je cueille­rai des fou­gères dans les re­plis des mon­tagnes,
Lais­sant mes che­veux dé­noués dans les grottes ro­cheuses,
Sif­flant lon­gue­ment et fre­don­nant tou­jours des vers,
En­tre­te­nant ma na­ture fon­cière, nour­ris­sant ma lon­gé­vité!
» 6

À l’approche de son exé­cu­tion, ses amis et sa fa­mille vinrent tous le vi­si­ter. Ji Kang ne chan­gea pas de mine. Il de­manda à son frère : «As-tu ap­porté ma ci­thare?» Son frère dit : «Oui, je l’ai ap­por­tée». Comme il mar­chait vers la place du mar­ché de l’Est où il al­lait être dé­ca­pité, Ji Kang se re­tourna en re­gar­dant son ombre pro­je­tée par les rayons du so­leil — preuve de sa mor­ta­lité 7. Alors, il prit sa ci­thare et joua la «Mé­lo­die des Vastes Tom­beaux» («Guan­gling san» 8). Quand il eut fini, il dit en sou­pi­rant : «Yuan Xiaoni 9 a ja­dis ma­ni­festé le dé­sir d’apprendre au­près de moi la “Mé­lo­die des Vastes Tom­beaux”, mais je n’ai ja­mais consenti à la lui en­sei­gner. Voilà donc que cet air dis­pa­raît à ja­mais!» 10

Il n’existe pas moins de trois tra­duc­tions fran­çaises de la «Lettre de rup­ture avec Shan Tao», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Ro­main Gra­ziani.

「又縱逸來久,情意傲散.簡與禮相背,嬾與慢相成,而為儕類見寬,不攻其過.又讀莊老,重增其放.故使榮進之心日頹,任實之情轉篤.」

 Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Aussi loin qu’il m’en sou­vienne, on m’a tou­jours laissé les cou­dées franches, sans res­tric­tion, libre d’agir à ma guise, et j’ai tôt fait de de­ve­nir hau­tain, dis­sipé, mul­ti­pliant par ma né­gli­gence les en­torses aux bonnes ma­nières. Ma fai­néan­tise et mon in­so­lence se sont ren­for­cées l’une l’autre, et mes proches m’ont passé tous mes dé­bor­de­ments sans ja­mais me gour­man­der. J’avoue avoir ag­gravé mon cas en me plon­geant dans la lec­ture de Lao-tseu et de Tchouang-tseu, qui ont en­cou­ragé ma ten­dance au lais­ser-al­ler, sa­pant un peu plus chaque jour l’ambition de s’illustrer un jour dans une brillante car­rière, mais for­ti­fiant en moi la ré­so­lu­tion de m’abandonner à ma vraie na­ture.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Gra­ziani

«La per­mis­si­vité sans borne dont je n’ai joui que trop long­temps fut pro­pice à ce tem­pé­ra­ment fier et in­dis­ci­pliné, la dé­sin­vol­ture de ma conduite contre­ve­nant aux bonnes ma­nières pres­crites par le rite, pa­resse et ar­ro­gance s’incitant et se nour­ris­sant mu­tuel­le­ment, sans que ces dé­fauts fissent ja­mais l’objet de la moindre ré­pro­ba­tion de la part de ma to­lé­rante fa­mille. À lire Tchouang-tseu et Lao-tseu, cette li­cence s’exacerba, et l’ardeur à pour­suivre les vaines gloires d’une car­rière man­da­ri­nale dé­clina, tan­dis que s’affermissait mon in­cli­na­tion à suivre ma na­ture au­then­tique.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Ju­lie Gary (dans «Es­thé­tique de la mu­sique en Chine mé­dié­vale : idéo­lo­gies, dé­bats et pra­tiques chez Ruan Ji et Ji Kang», éd. élec­tro­nique)

«Ayant contracté ces ha­bi­tudes de pa­resse et de re­lâ­che­ment de­puis mon plus jeune âge, je n’aime en faire qu’à ma tête. Cette sim­pli­cité pre­mière m’éloignait chaque jour da­van­tage des conve­nances, tan­dis que le goût pour l’oisiveté et le re­pos ne ces­sait de gran­dir en moi. Et mon en­tou­rage, plein d’indulgence, n’a ja­mais cher­ché à me gué­rir de ces tra­vers. À cela s’ajoute que la lec­ture de Tchouang-tseu et de Lao-tseu m’a ap­pris à ché­rir la li­berté. L’aspiration aux pro­mo­tions et aux hon­neurs a tôt fait de s’éteindre, tan­dis que s’affermissait chaque jour da­van­tage la ré­so­lu­tion de m’abandonner au na­tu­rel.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Jean Levi (dans «Éloge de l’anarchie par deux ex­cen­triques chi­nois : po­lé­miques du IIIe siècle», éd. de l’Encyclopédie des nui­sances, Pa­ris, p. 23-24)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • Étienne Ba­lazs, «La Bu­reau­cra­tie cé­leste : re­cherches sur l’économie et la so­ciété de la Chine tra­di­tion­nelle» (éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque des sciences hu­maines, Pa­ris)
  • Da­nielle Elis­seeff et Va­dime Elis­seeff, «La Ci­vi­li­sa­tion de la Chine clas­sique» (éd. Ar­thaud, coll. Les Grandes Ci­vi­li­sa­tions, Pa­ris)
  • Da­niel Gi­raud, «Hi K’ang : un sage taoïste dans une fo­rêt de bam­bous» (éd. Accarias-L’Originel, Pa­ris).
  1. Par­fois tra­duit «Lettre de rup­ture avec Chan Kiu-yuan [ou Chan T’ao]» ou «Lettre de re­fus à Shan Juyuan [ou Shan Tao]». Haut
  2. En chi­nois «與山巨源[濤]絕交書». Au­tre­fois trans­crit «Yü Shan Chü-yüan [T’ao] chüeh-chiao shu». Haut
  3. En chi­nois 嵇康. Par­fois trans­crit Xi Kang, Ki Kang, Chi K’ang, Tsi K’ang, Hsi K’ang, Hi K’ang ou Si K’ang. Haut
  4. À Léo­nie Brainne, 10 ou 11.XII.1878; à Guy de Mau­pas­sant, 15.I.1879; à sa nièce Ca­ro­line, 28.II.1880. Haut
  5. En chi­nois 餐霞. L’une des ap­ti­tudes des im­mor­tels. Haut
  1. id. p. 356. Haut
  2. D’après les croyances taoïstes, l’immortel, de­venu source de lu­mière, ne doit plus pro­je­ter d’ombre. Haut
  3. En chi­nois 廣陵散. Par­fois trans­crit «Kuang-ling san» ou «Kouang-ling-san». Haut
  4. Ne­veu de Ji Kang. Par une nuit se­reine où Ji Kang jouait cette mé­lo­die, Yuan Zhun (袁準) ou Yuan Xiaoni (袁孝尼) s’était dis­si­mulé der­rière une porte pour l’écouter à la dé­ro­bée. Haut
  5. Dans «Es­thé­tique de la mu­sique en Chine mé­dié­vale : idéo­lo­gies, dé­bats et pra­tiques chez Ruan Ji et Ji Kang», p. 478. Haut