Mizubayashi, «Croisements»

dans « Critique », vol. 42, nº 474, p. 1141-1146

dans «Cri­tique», vol. 42, nº 474, p. 1141-1146

Il s’agit de «Croi­se­ments» de M. Akira Mi­zu­baya­shi, un Ja­po­nais d’expression fran­çaise (XXIe siècle). À l’âge de dix-huit ans, ra­conte M. Mi­zu­baya­shi, les écrits in­times de M. Ari­masa Mori pro­vo­quèrent chez lui «un bou­le­ver­se­ment, un séisme in­té­rieur d’une force in­éga­lée» 1 et l’orientèrent d’une fa­çon dé­ci­sive vers le fran­çais et la culture qui en est in­dis­so­ciable. M. Mori avait été le pre­mier qui avait vu, dans cette langue et cette culture, une re­traite pro­vi­soire où chaque Ja­po­nais pou­vait pui­ser des forces nou­velles pour faire ad­ve­nir un jour un État meilleur; le pre­mier qui avait fait le vœu so­len­nel de re­faire sa vie, de re­com­men­cer de zéro, en s’appropriant en­tiè­re­ment cette ci­vi­li­sa­tion fran­çaise qui n’était pas la sienne, mais qu’il vé­né­rait. Dans «Ba­bi­ron no na­gare no ho­tori nite» 2, sous-ti­tré en fran­çais «Sur les fleuves de Ba­by­lone», M. Mori avait écrit : «Je dois avan­cer dans l’effort d’appropriation hum­ble­ment, pe­tit à pe­tit, même si j’ai à peine le ni­veau d’un pe­tit éco­lier ou d’un ga­min d’école ma­ter­nelle. Que les pa­roles pro­duites dans et à tra­vers la langue fran­çaise fi­nissent par de­ve­nir équi­va­lentes à la chose, tel est pour moi l’objectif à at­teindre. C’est seule­ment à ce mo­ment-là que le fond des choses se ré­vé­lera sous un nou­veau jour, s’incarnera dans une nou­velle vie; un monde nou­veau poin­dra. Si je réus­sis à éprou­ver, un tant soit peu, ce sen­ti­ment-là, c’est ga­gné! Pour le reste, je dois ap­prendre comme un en­fant». Ainsi donc, de­vant l’exigence de la langue fran­çaise, qui lui ap­pa­rais­sait comme un moyen d’atteindre «le fond des choses», M. Mori avait ac­cepté — acte in­ouï pour un in­tel­lec­tuel formé au Ja­pon et en­sei­gnant à la pres­ti­gieuse Uni­ver­sité de Tô­kyô — de tout ré­ap­prendre et de se re­con­naître dans la fi­gure si­dé­rante d’«un pe­tit éco­lier». M. Mi­zu­baya­shi fut frappé comme par la foudre par ce texte. À peine avait-il lu le pas­sage dont j’ai ex­trait les lignes pré­cé­dentes, qu’il crut y en­tendre un ap­pel à naître à «une nou­velle vie» par l’apprentissage du fran­çais; à pen­ser au­tre­ment son rap­port à l’autre, au monde; à s’arracher à sa langue na­tale, aux codes du confor­misme, de la sou­mis­sion, du res­pect im­posé qu’elle vé­hi­cu­lait; à goû­ter au plai­sir de la li­berté : «Le texte de Mori me de­man­dait, de­puis la hau­teur in­soup­çon­née d’un dis­cours phi­lo­so­phique et sur un ton aus­tère dé­fiant toute at­ti­tude vel­léi­taire, si j’étais prêt à me lan­cer dans une telle aven­ture…; à m’offrir le luxe ou le risque d’une deuxième nais­sance, d’une se­conde vie im­pure, hy­bride, sans doute plus longue, plus aléa­toire, plus ex­po­sée à des ébran­le­ments im­pré­vi­sibles, plus obs­ti­né­ment ques­tion­neuse que la pre­mière — [au­to­suf­fi­sante], peu­plée de cer­ti­tudes, ten­dan­ciel­le­ment re­pliée sur elle-même et, par cela même, par­fois in­fa­tuée d’elle-même. Ma ré­ponse fut, sans une se­conde d’hésitation, oui!» 3

naître à «une nou­velle vie» par l’apprentissage du fran­çais

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «Croi­se­ments» : «À l’inverse de Mo­zart qui sai­sit d’emblée l’essence de la mu­sique, Sa­lieri se consume pro­gres­si­ve­ment dans la pour­suite obs­ti­née, mais ja­mais ache­vée, de ce qui ne lui ap­par­tient pas ori­gi­nel­le­ment. D’où sa fa­tigue, d’où cet éter­nel sen­ti­ment d’insatisfaction ré­vélé à lui-même au contact des par­ti­tions mo­zar­tiennes libres de toute ra­ture qui dé­notent, par la vir­gi­nité des marges lais­sées in­tactes, l’intervention du souffle di­vin. Sa­lieri re­pré­sente alors l’homme or­di­naire, non pas parce qu’il manque de gé­nie, ni même parce qu’il se range lui-même dans la ca­té­go­rie des mé­diocres; s’il mé­rite, à plus d’un titre, ce nom d’homme or­di­naire, c’est qu’il in­carne d’une ma­nière exem­plaire la réelle dé­mence de notre hu­maine condi­tion à tous ap­pe­lée avec so­len­nité la “culture”» 4.

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  1. «Une Langue ve­nue d’ailleurs», p. 28. Haut
  2. En ja­po­nais «バビロンの流れのほとりにて», in­édit en fran­çais. Haut
  1. «Une Langue ve­nue d’ailleurs», p. 30-31. Haut
  2. p. 1146. Haut