Il s’agit de Bai Juyi1, le poète le plus talentueux de la Chine, avec Li Po (IXe siècle apr. J.-C.). Au contraire de son pays, où sa popularité décrut au fil des siècles, le Viêt-nam et le Japon, sans doute grâce à leur lectorat féminin, le tinrent toujours pour un modèle suprême et allèrent jusqu’à en faire une sorte de dieu tutélaire. Déjà de son vivant, sa « Chanson des regrets éternels » (« Chang hen ge »2) et sa « Ballade du luth » (« Pi pa xing »3) jouissaient d’un prestige incomparable auprès des femmes : « Veuves et vierges ont souvent, à la bouche, un poème de moi… À ma vue, les chanteuses me désignent du doigt, en se disant entre elles : voici le maître de la “Chanson des regrets éternels” », dit-il dans une lettre4. « Le trait principal… de Bai Juyi, qui fait son mérite principal en tant que poète », dit un critique5, « c’est l’extrême simplicité de son élocution, le naturel de toute son œuvre ». Bai Juyi renonçait au langage trop savant, trop froid, trop dense que ses prédécesseurs polissaient et ciselaient depuis des siècles jusqu’à être souvent un peu obscurs. On prétend qu’il lisait ses vers à une vieille dame illettrée et ne cessait de les changer jusqu’à ce que cette dernière lui fît entendre qu’elle avait tout compris. On compare son style simple, abondant, régulier à l’eau d’une fontaine qui coule nuit et jour sur la petite place du village, et où tout le monde s’abreuve :
« Danseuse tartare ! Danseuse tartare !
L’âme répond au son des cordes,
Les mains répondent au tambour.
La musique prélude, elle s’élance, manches hautes.
Palpitante comme la neige, frémissante comme le roseau,
À droite et à gauche, inlassable, elle pivote,
Mille et mille tours se poursuivent sans trêve.
Rien de ce monde ne pourrait l’égaler :
Voiture, moins rapide ; tourbillon, moins primesautier.
La danse finie, à plusieurs reprises elle salue et remercie
Le souverain qui sourit légèrement »6.
On raconte des prodiges sur la précocité de Bai Juyi. Au sixième ou septième mois après sa naissance, il savait déjà ouvrir un livre, et sa nourrice lui désigna deux caractères qu’elle lui apprit dès cet instant à connaître. Ses parents ne négligèrent pas des dispositions aussi heureuses, et Bai Juyi profita si bien des leçons de ses maîtres, qu’après avoir passé successivement par tous les grades de la littérature, il reçut celui de docteur, au commencement de sa dix-septième année. Il eut différents emplois, qu’il remplit à la satisfaction de ceux qui les lui avaient procurés, car il fut toujours d’une intégrité à toute épreuve. Cependant, l’état de contrainte dans lequel il était obligé de vivre, était trop opposé à ses goûts pour qu’il ne cherchât pas à s’en délivrer. Il acheta une petite maison et acquit peu à peu quelques fonds de terre près de Xiangshan7 (« mont Parfumé »8), et quand il se vit en état de pouvoir vivre commodément sans le secours d’autrui, il renonça à toutes les charges et aux emplois, pour aller dans cette retraite jouir de lui-même et de sa liberté.
il lisait ses vers à une vieille dame illettrée et ne cessait de les changer jusqu’à ce que cette dernière lui fît entendre qu’elle avait tout compris
Il y fut à peine arrivé, qu’il fit la connaissance d’un bonze, nommé Ruman9, qui desservait un temple sur le penchant de la montagne. Ce bonze était d’une conversation agréable, et plus instruit que ne le sont d’ordinaire ceux de sa profession : il aimait la botanique, et le lieu de sa résidence lui donnait l’occasion de cultiver son goût. En se liant avec lui d’une étroite amitié, Bai Juyi pouvait aller et venir dans le temple avec autant de liberté que dans sa propre maison. Tantôt avec d’autres poètes et tantôt seul, sans se mettre en peine des convenances, sans souci comme sans inquiétude, Bai Juyi s’amusait à boire et à faire des vers. Et quand le beau temps l’invitait à la promenade, ou qu’il sentait le besoin de faire de l’exercice, il allait trouver son bonze et parcourait avec lui tous les coins et recoins d’une montagne fameuse par ses beautés et par les esprits qui, selon la crédulité populaire, y habitaient. Après la mort de Bai Juyi, cet endroit devint une espèce de pèlerinage, dans lequel on se rendait de toutes les provinces de l’Empire et voire même de l’étranger, pour payer au brillant génie qui l’avait habité, l’hommage dont il était digne. On assure en particulier que les marchands vietnamiens « après s’être chargés des plus belles étoffes de soie et des meilleurs thés du Royaume du Milieu, croyaient, cependant, s’en retourner presque à vide quand ils n’emportaient pas avec eux, dans leur patrie, quelques lambeaux des ouvrages de Bai Juyi »10.
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Bai Juyi :
« Souvent j’ai peur d’aller sans cesse vieillissant,
Alors je m’efforce de boire, mais la joie défaut.
Dites-moi, ô vous, les fleurs de chrysanthèmes,
Pour qui vous épanouirez-vous demain ? »11
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- Étude de M. Lo Ta-kang (1939) [Source : Yoto Yotov].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- le père Joseph Amiot, « Pê-kiu-y, savant » dans « Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois. Tome V » (XVIIIe siècle), p. 420-427 [Source : Bibliothèque nationale de France]
- le père Benedetto Fedele, « Po Kiu-yi » dans « Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays » (éd. R. Laffont, coll. Bouquins, Paris)
- Georges Margouliès, « Histoire de la littérature chinoise. Poésie » (éd. Payot, coll. Bibliothèque historique, Paris).
- En chinois 白居易. Autrefois transcrit Pé-kiu-y, Po Kiu-i, Po Kiu-yi, Po Tchu-yi, Pai Chui, Bo Ju yi, Po Chü-i ou Po Chu yi.
- En chinois « 長恨歌 ». Autrefois transcrit « Tch’ang-hen-ko » ou « Ch’ang-hen ko ».
- En chinois « 琵琶行 ». Autrefois transcrit « P’i-pa-hing », « Pi pa sing » ou « Pï-pá hsing ».
- Dans Lo Ta-kang, « La Double Inspiration du poète Po Kiu-yi », p. 135.
- M. Georges Margouliès.
- Traduction de M. Lo Ta-kang.