
dans « Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois : polémiques du IIIe siècle » (éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris), p. 75-92
Il s’agit de la « Réponse à la réfutation (par Xiang Ziqi) de l’essai sur l’art de nourrir le principe vital » 1 (« Da (Xiang Ziqi) nan yangsheng lun » 2) de Ji Kang 3, virtuose de la cithare, fervent taoïste, poète attachant par ses opinions et ses manières de voir plutôt que par son talent, chef de file des « Sept Sages du bosquet de bambous » (fameux cénacle dont je parlerai ailleurs). Fier, indépendant, Ji Kang était un homme de la haute société, époux d’une princesse, mais alliant un amour mystique, presque religieux, de la nature et un profond dégoût pour les règles et les idées reçues. Il proclamait haut et fort, seize siècles avant Flaubert dans sa « Correspondance » 4, que « les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit ». Dans sa « Lettre de rupture avec Shan Tao », il confiait que l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage » qui devient comme fou à la vue des liens rigides que porte au cou tout fonctionnaire en poste : « Un cerf sauvage se pliera à ce qu’on lui a inculqué, pourvu qu’on l’ait capturé et pris en main encore jeune. Mais qu’on lui passe la bride, une fois adulte, et il se débattra comme un dément, pour faire voler ses liens, quitte à ruer dans les flammes ou l’eau bouillante ». Ji Kang se jugeait, en somme, totalement inapte au service mandarinal. Aux yeux de ses contemporains, pour un homme de sa classe et de sa condition, c’était un véritable crime de ne pas être fonctionnaire — un crime non seulement contre la tradition, mais contre les assises mêmes de l’autorité confucianiste. Ji Kang s’en rendait compte, mais son caractère excentrique l’entraînait irrésistiblement vers les promenades, les ébats dans la nature, la poésie et la musique céleste. La légende se plaît à le représenter vagabondant dans le bosquet de bambous de Shanyang où il réunissait ses amis, tous plus bizarres les uns que les autres, recherchant des plantes dont il préparait des drogues d’immortalité, et « se nourrissant des vapeurs roses de l’aurore » (« can xia » 5).
l’éducation libertaire qu’il a reçue dans son enfance a fait de lui « un cerf sauvage »
Ji Kang connut une fin tragique. Plus il avançait sur les chemins fleuris du tao — ceux de la simplicité édénique et du désintéressement des affaires —, plus il apparaissait comme un scandale vivant par la seule force de sa personnalité et de sa conviction. Et lorsque, en 261 apr. J.-C., il voulut témoigner de l’innocence d’un ami faussement accusé, ce procès devint le sien, orchestré dans l’ombre par les confucianistes. Il fut arrêté, jeté en prison et condamné à la peine capitale pour mépris de son époque et corruption des mœurs. Attendant son exécution, âgé d’à peine trente-neuf ans, il écrivit des vers d’adieu, « Angoisse au cachot » :
« Je cueillerai des fougères dans les replis des montagnes,
Laissant mes cheveux dénoués dans les grottes rocheuses,
Sifflant longuement et fredonnant toujours des vers,
Entretenant ma nature foncière, nourrissant ma longévité ! » 6
À l’approche de son exécution, ses amis et sa famille vinrent tous le visiter. Ji Kang ne changea pas de mine. Il demanda à son frère : « As-tu apporté ma cithare ? » Son frère dit : « Oui, je l’ai apportée ». Comme il marchait vers la place du marché de l’Est où il allait être décapité, Ji Kang se retourna en regardant son ombre projetée par les rayons du soleil — preuve de sa mortalité 7. Alors, il prit sa cithare et joua la « Mélodie des Vastes Tombeaux » (« Guangling san » 8). Quand il eut fini, il dit en soupirant : « Yuan Xiaoni 9 a jadis manifesté le désir d’apprendre auprès de moi la “Mélodie des Vastes Tombeaux”, mais je n’ai jamais consenti à la lui enseigner. Voilà donc que cet air disparaît à jamais ! » 10
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises de la « Réponse à la réfutation de l’essai sur l’art de nourrir le principe vital », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jean Levi.
「竇公無所服御,而致百八十,豈非鼓琴和其心哉?此亦養神之一徵也.火蠶十八日,寒蠶三十日,餘以不得逾時之命,而將養有過倍之隆.」
— Passage dans la langue originale
« Le musicien Tou Kong [ou Dou Gong] 11 s’éteignit à cent quatre-vingts ans, sans avoir suivi aucun régime, parce qu’il avait su équilibrer les passions de son cœur par les accents du luth ; voilà la preuve de l’efficacité de la culture de l’âme. Les cocons de ver à soie élevés en serre chaude arrivent à maturité en dix-huit jours, alors qu’en milieu froid, il en faut plus de trente. Ainsi la longévité, dont en principe on ne peut repousser les limites, variera néanmoins du simple au double en fonction des soins prodigués. »
— Passage dans la traduction de M. Levi
« Teou-kong [ou Dou Gong], n’ayant pas de charge, arriva à l’âge de cent quatre-vingts ans. N’était-ce pas qu’il avait joué de sa cithare intérieure et mis son cœur en harmonie ? Voilà encore un témoignage sur la “nourriture de l’esprit”. À la chaleur du feu, les vers à soie éclosent en huit ou dix jours ; au froid, il leur faut plus de trente jours. Par des procédés de nourriture, on peut doubler et plus la durée de cette vie (que vous dites) non prolongeable. »
— Passage dans la traduction de M. Donald Holzman (« Réponse de Hi K’ang [ou Ji Kang] à la critique du “Nourrir la vie” » dans « La Vie et la Pensée de Hi K’ang [ou Ji Kang] (223-262 apr. J.-C.) », éd. E. J. Brill, Leyde, p. 97-121)
« Sans avoir suivi aucun régime, le musicien Dou Gong s’éteignit pourtant à cent quatre-vingts ans. N’est-ce pas parce qu’il avait su harmoniser son cœur par les accents de la cithare ? C’est bien une preuve des effets de l’entretien de ses esprits. (lacune) »
— Passage dans la traduction de Mme Julie Gary (dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », éd. électronique)
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- Étude de Mme Julie Gary (2015) [Source : Hyper articles en ligne (HAL)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Étienne Balazs, « La Bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris)
- Danielle Elisseeff et Vadime Elisseeff, « La Civilisation de la Chine classique » (éd. Arthaud, coll. Les Grandes Civilisations, Paris)
- Daniel Giraud, « Hi K’ang : un sage taoïste dans une forêt de bambous » (éd. Accarias-L’Originel, Paris).
- Parfois traduit « Réponse à la réfutation du traité sur l’entretien du principe vital », « Réponse à la réfutation du traité sur l’art de nourrir sa vie », « Réponse à la critique de l’essai “Nourrir la vie” » ou « Réponse à la critique du “Nourrir la vie” ».
- En chinois « 答(向子期)難養生論 ». Autrefois transcrit « Ta nan yang cheng louen ».
- En chinois 嵇康. Parfois transcrit Xi Kang, Ki Kang, Chi K’ang, Tsi K’ang, Hsi K’ang, Hi K’ang ou Si K’ang.
- À Léonie Brainne, 10 ou 11.XII.1878 ; à Guy de Maupassant, 15.I.1879 ; à sa nièce Caroline, 28.II.1880.
- En chinois 餐霞. L’une des aptitudes des immortels.
- id. p. 356.
- D’après les croyances taoïstes, l’immortel, devenu source de lumière, ne doit plus projeter d’ombre.
- En chinois 廣陵散. Parfois transcrit « Kuang-ling san » ou « Kouang-ling-san ».
- Neveu de Ji Kang. Par une nuit sereine où Ji Kang jouait cette mélodie, Yuan Zhun (袁準) ou Yuan Xiaoni (袁孝尼) s’était dissimulé derrière une porte pour l’écouter à la dérobée.
- Dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale : idéologies, débats et pratiques chez Ruan Ji et Ji Kang », p. 478.
- Musicien aveugle au service du prince Wen de Wei (魏文侯) qui régna de 445 à 396 av. J.-C.