Mot-cleflittérature et morale

su­jet

Saikaku, « Arashi, vie et mort d’un acteur »

éd. Ph. Picquier, coll. Le Pavillon des corps curieux, Arles

éd. Ph. Pic­quier, coll. Le Pa­villon des corps cu­rieux, Arles

Il s’agit de l’« Ara­shi mujô mo­no­ga­tari »1 (« Ara­shi, vie et mort d’un ac­teur »2) d’Ihara Sai­kaku3, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « monde flot­tant » (« ukiyo »4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-go­koro »5) comme il dit lui-même6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. « Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins ? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats », dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais « 嵐無常物語 ». Haut
  2. Par­fois tra­duit « Ré­cit de la mort d’Arashi ». Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  1. En ja­po­nais « 浮世 ». Au­tre­fois trans­crit « ou­kiyo ». Haut
  2. En ja­po­nais « 世の人心 ». Haut
  3. Ihara Sai­kaku, « Sai­kaku ori­dome » (« Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku »), in­édit en fran­çais. Haut

Saikaku, « Quatre Nouvelles. “L’Écritoire de poche” »

dans « Autour de Saikaku : le roman en Chine et au Japon aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles » (éd. Les Indes savantes, coll. Études japonaises, Paris), p. 113-122

dans « Au­tour de Sai­kaku : le ro­man en Chine et au Ja­pon aux XVIIe et XVIIIe siècles » (éd. Les Indes sa­vantes, coll. Études ja­po­naises, Pa­ris), p. 113-122

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle du « Fu­to­koro su­zuri »1 (« L’Écritoire de poche ») d’Ihara Sai­kaku2, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « monde flot­tant » (« ukiyo »3), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-go­koro »4) comme il dit lui-même5. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. « Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins ? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats », dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais « 懐硯 ». Haut
  2. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  3. En ja­po­nais « 浮世 ». Au­tre­fois trans­crit « ou­kiyo ». Haut
  1. En ja­po­nais « 世の人心 ». Haut
  2. Ihara Sai­kaku, « Sai­kaku ori­dome » (« Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku »), in­édit en fran­çais. Haut

Gontcharov, « La Falaise : roman »

éd. Julliard, coll. Parages, Paris

éd. Jul­liard, coll. Pa­rages, Pa­ris

Il s’agit de « La Fa­laise » (« Obryv »1), ro­man de mœurs d’Ivan Alexan­dro­vitch Gont­cha­rov2 (XIXe siècle). « Comme notre lit­té­ra­ture doit être forte », dit un cri­tique russe3, « si un écri­vain aussi su­perbe que Gont­cha­rov n’est placé dans l’opinion et le goût du monde lit­té­raire que tout juste en queue des dix pre­miers de son clas­se­ment ! » Moins po­pu­laire, en ef­fet, que les Tol­stoï et que les Dos­toïevski, Gont­cha­rov oc­cupe, tout juste der­rière eux, une place de pre­mier ordre dans la lit­té­ra­ture russe. Son gé­nie est d’avoir cir­cons­crit d’une ma­nière ori­gi­nale et pré­cise, et au cœur même de la na­tion russe, un type d’homme non ex­ploré par les autres, et d’en avoir donné, à tra­vers un per­son­nage tou­chant, une des­crip­tion in­ou­bliable à force de jus­tesse : le type d’Oblomov. Cet Oblo­mov est un pa­res­seux en robe de chambre qui ne lit guère, qui n’écrit point, qui laisse er­rer ses pen­sées et qui par­tage sa vie terne et mé­diocre entre le som­meil et l’ennui. Ac­cou­tumé de­puis l’enfance à s’épargner (ou plu­tôt à s’interdire) tout ef­fort, toute ini­tia­tive, tout chan­ge­ment, sa vo­lonté s’est éteinte par manque d’impulsion. Même l’amour est de­venu pour lui une aven­ture si au­da­cieuse qu’il pré­fère y re­non­cer. Le plus sou­vent af­falé lour­de­ment sur son lit ou sur un di­van, n’ayant au­cun point de re­père, ne sa­chant s’il vit bien ou mal, ce qu’il pos­sède ou ce qu’il dé­pense, il n’a même plus la force de don­ner à son in­ten­dant les ordres né­ces­saires. Il stagne, il moi­sit, il crou­pit dans un éter­nel si­lence, ce­pen­dant qu’autour de lui, les soins d’un fi­dèle ser­vi­teur aux che­veux blancs en­tourent et pro­tègent ce pe­tit mon­sieur qui s’est seule­ment donné la peine de naître. « C’était là une ré­vé­la­tion pour la Rus­sie ; c’en au­rait été une aussi pour le reste du monde si l’œuvre eût été connue hors fron­tière. On connais­sait l’avare, le men­teur, le mi­san­thrope, le ja­loux, le pé­dant, le dis­trait, le joueur, etc. ; on igno­rait le pa­res­seux. Gont­cha­rov pré­sen­tait ce type nou­veau dans toute sa plé­ni­tude et sa gran­deur, et non pas un type abs­trait… mais un type in­di­vi­dua­lisé, animé d’une vie mi­nu­tieuse et in­té­grale », dit un cri­tique fran­çais4. Mais si Gont­cha­rov a peint un être dé­chu, il n’a pas ou­blié l’homme dans tout cela. Il a aimé cet être, il s’est re­connu en lui, il l’a traité comme lui-même et il lui a tendu la main en pleu­rant sur lui à chaudes larmes. Avec une rare fi­nesse, il a mon­tré que les germes de l’oblomovisme étaient au fond de toute âme ; que tout homme éprou­vait à cer­taines mi­nutes le dé­sir in­avoué d’un bien-être fa­cile, d’un bon­heur inerte, d’une vie blot­tie dans quelque coin ou­blié du monde. « En cha­cun de nous se tient une part d’Oblomov, et il est trop tôt pour ré­di­ger son épi­taphe. »

  1. En russe « Обрыв ». Par­fois trans­crit « Obriv ». Haut
  2. En russe Иван Александрович Гончаров. Par­fois trans­crit Gont­cha­roff, Gont­scha­row, Gont­scha­roff, Gonts­ja­rov, Gonts­ja­row, Gonc­za­row, Gonča­rov, Gon­cha­roff ou Gon­cha­rov. Haut
  1. Iouri Olé­cha. Haut
  2. An­dré Ma­zon. Haut

Gontcharov, « Ivanovna Nymphodora »

éd. Circé, coll. Poche, Strasbourg

éd. Circé, coll. Poche, Stras­bourg

Il s’agit de « Nym­pho­dora Iva­novna »1, ro­man de mœurs d’Ivan Alexan­dro­vitch Gont­cha­rov2 (XIXe siècle). « Comme notre lit­té­ra­ture doit être forte », dit un cri­tique russe3, « si un écri­vain aussi su­perbe que Gont­cha­rov n’est placé dans l’opinion et le goût du monde lit­té­raire que tout juste en queue des dix pre­miers de son clas­se­ment ! » Moins po­pu­laire, en ef­fet, que les Tol­stoï et que les Dos­toïevski, Gont­cha­rov oc­cupe, tout juste der­rière eux, une place de pre­mier ordre dans la lit­té­ra­ture russe. Son gé­nie est d’avoir cir­cons­crit d’une ma­nière ori­gi­nale et pré­cise, et au cœur même de la na­tion russe, un type d’homme non ex­ploré par les autres, et d’en avoir donné, à tra­vers un per­son­nage tou­chant, une des­crip­tion in­ou­bliable à force de jus­tesse : le type d’Oblomov. Cet Oblo­mov est un pa­res­seux en robe de chambre qui ne lit guère, qui n’écrit point, qui laisse er­rer ses pen­sées et qui par­tage sa vie terne et mé­diocre entre le som­meil et l’ennui. Ac­cou­tumé de­puis l’enfance à s’épargner (ou plu­tôt à s’interdire) tout ef­fort, toute ini­tia­tive, tout chan­ge­ment, sa vo­lonté s’est éteinte par manque d’impulsion. Même l’amour est de­venu pour lui une aven­ture si au­da­cieuse qu’il pré­fère y re­non­cer. Le plus sou­vent af­falé lour­de­ment sur son lit ou sur un di­van, n’ayant au­cun point de re­père, ne sa­chant s’il vit bien ou mal, ce qu’il pos­sède ou ce qu’il dé­pense, il n’a même plus la force de don­ner à son in­ten­dant les ordres né­ces­saires. Il stagne, il moi­sit, il crou­pit dans un éter­nel si­lence, ce­pen­dant qu’autour de lui, les soins d’un fi­dèle ser­vi­teur aux che­veux blancs en­tourent et pro­tègent ce pe­tit mon­sieur qui s’est seule­ment donné la peine de naître. « C’était là une ré­vé­la­tion pour la Rus­sie ; c’en au­rait été une aussi pour le reste du monde si l’œuvre eût été connue hors fron­tière. On connais­sait l’avare, le men­teur, le mi­san­thrope, le ja­loux, le pé­dant, le dis­trait, le joueur, etc. ; on igno­rait le pa­res­seux. Gont­cha­rov pré­sen­tait ce type nou­veau dans toute sa plé­ni­tude et sa gran­deur, et non pas un type abs­trait… mais un type in­di­vi­dua­lisé, animé d’une vie mi­nu­tieuse et in­té­grale », dit un cri­tique fran­çais4. Mais si Gont­cha­rov a peint un être dé­chu, il n’a pas ou­blié l’homme dans tout cela. Il a aimé cet être, il s’est re­connu en lui, il l’a traité comme lui-même et il lui a tendu la main en pleu­rant sur lui à chaudes larmes. Avec une rare fi­nesse, il a mon­tré que les germes de l’oblomovisme étaient au fond de toute âme ; que tout homme éprou­vait à cer­taines mi­nutes le dé­sir in­avoué d’un bien-être fa­cile, d’un bon­heur inerte, d’une vie blot­tie dans quelque coin ou­blié du monde. « En cha­cun de nous se tient une part d’Oblomov, et il est trop tôt pour ré­di­ger son épi­taphe. »

  1. En russe « Нимфодора Ивановна ». Haut
  2. En russe Иван Александрович Гончаров. Par­fois trans­crit Gont­cha­roff, Gont­scha­row, Gont­scha­roff, Gonts­ja­rov, Gonts­ja­row, Gonc­za­row, Gonča­rov, Gon­cha­roff ou Gon­cha­rov. Haut
  1. Iouri Olé­cha. Haut
  2. An­dré Ma­zon. Haut

Gontcharov, « La Terrible Maladie »

éd. Circé, Strasbourg

éd. Circé, Stras­bourg

Il s’agit de « La Ter­rible Ma­la­die » (« Li­haya bo­lest »1), ro­man de mœurs d’Ivan Alexan­dro­vitch Gont­cha­rov2 (XIXe siècle). « Comme notre lit­té­ra­ture doit être forte », dit un cri­tique russe3, « si un écri­vain aussi su­perbe que Gont­cha­rov n’est placé dans l’opinion et le goût du monde lit­té­raire que tout juste en queue des dix pre­miers de son clas­se­ment ! » Moins po­pu­laire, en ef­fet, que les Tol­stoï et que les Dos­toïevski, Gont­cha­rov oc­cupe, tout juste der­rière eux, une place de pre­mier ordre dans la lit­té­ra­ture russe. Son gé­nie est d’avoir cir­cons­crit d’une ma­nière ori­gi­nale et pré­cise, et au cœur même de la na­tion russe, un type d’homme non ex­ploré par les autres, et d’en avoir donné, à tra­vers un per­son­nage tou­chant, une des­crip­tion in­ou­bliable à force de jus­tesse : le type d’Oblomov. Cet Oblo­mov est un pa­res­seux en robe de chambre qui ne lit guère, qui n’écrit point, qui laisse er­rer ses pen­sées et qui par­tage sa vie terne et mé­diocre entre le som­meil et l’ennui. Ac­cou­tumé de­puis l’enfance à s’épargner (ou plu­tôt à s’interdire) tout ef­fort, toute ini­tia­tive, tout chan­ge­ment, sa vo­lonté s’est éteinte par manque d’impulsion. Même l’amour est de­venu pour lui une aven­ture si au­da­cieuse qu’il pré­fère y re­non­cer. Le plus sou­vent af­falé lour­de­ment sur son lit ou sur un di­van, n’ayant au­cun point de re­père, ne sa­chant s’il vit bien ou mal, ce qu’il pos­sède ou ce qu’il dé­pense, il n’a même plus la force de don­ner à son in­ten­dant les ordres né­ces­saires. Il stagne, il moi­sit, il crou­pit dans un éter­nel si­lence, ce­pen­dant qu’autour de lui, les soins d’un fi­dèle ser­vi­teur aux che­veux blancs en­tourent et pro­tègent ce pe­tit mon­sieur qui s’est seule­ment donné la peine de naître. « C’était là une ré­vé­la­tion pour la Rus­sie ; c’en au­rait été une aussi pour le reste du monde si l’œuvre eût été connue hors fron­tière. On connais­sait l’avare, le men­teur, le mi­san­thrope, le ja­loux, le pé­dant, le dis­trait, le joueur, etc. ; on igno­rait le pa­res­seux. Gont­cha­rov pré­sen­tait ce type nou­veau dans toute sa plé­ni­tude et sa gran­deur, et non pas un type abs­trait… mais un type in­di­vi­dua­lisé, animé d’une vie mi­nu­tieuse et in­té­grale », dit un cri­tique fran­çais4. Mais si Gont­cha­rov a peint un être dé­chu, il n’a pas ou­blié l’homme dans tout cela. Il a aimé cet être, il s’est re­connu en lui, il l’a traité comme lui-même et il lui a tendu la main en pleu­rant sur lui à chaudes larmes. Avec une rare fi­nesse, il a mon­tré que les germes de l’oblomovisme étaient au fond de toute âme ; que tout homme éprou­vait à cer­taines mi­nutes le dé­sir in­avoué d’un bien-être fa­cile, d’un bon­heur inerte, d’une vie blot­tie dans quelque coin ou­blié du monde. « En cha­cun de nous se tient une part d’Oblomov, et il est trop tôt pour ré­di­ger son épi­taphe. »

  1. En russe « Лихая болесть ». Haut
  2. En russe Иван Александрович Гончаров. Par­fois trans­crit Gont­cha­roff, Gont­scha­row, Gont­scha­roff, Gonts­ja­rov, Gonts­ja­row, Gonc­za­row, Gonča­rov, Gon­cha­roff ou Gon­cha­rov. Haut
  1. Iouri Olé­cha. Haut
  2. An­dré Ma­zon. Haut

Gontcharov, « Oblomov »

éd. L’Âge d’homme-Librairie générale française, coll. Le Livre de poche, Paris

éd. L’Âge d’homme-Librairie gé­né­rale fran­çaise, coll. Le Livre de poche, Pa­ris

Il s’agit d’« Oblo­mov »1, ro­man de mœurs d’Ivan Alexan­dro­vitch Gont­cha­rov2 (XIXe siècle). « Comme notre lit­té­ra­ture doit être forte », dit un cri­tique russe3, « si un écri­vain aussi su­perbe que Gont­cha­rov n’est placé dans l’opinion et le goût du monde lit­té­raire que tout juste en queue des dix pre­miers de son clas­se­ment ! » Moins po­pu­laire, en ef­fet, que les Tol­stoï et que les Dos­toïevski, Gont­cha­rov oc­cupe, tout juste der­rière eux, une place de pre­mier ordre dans la lit­té­ra­ture russe. Son gé­nie est d’avoir cir­cons­crit d’une ma­nière ori­gi­nale et pré­cise, et au cœur même de la na­tion russe, un type d’homme non ex­ploré par les autres, et d’en avoir donné, à tra­vers un per­son­nage tou­chant, une des­crip­tion in­ou­bliable à force de jus­tesse : le type d’Oblomov. Cet Oblo­mov est un pa­res­seux en robe de chambre qui ne lit guère, qui n’écrit point, qui laisse er­rer ses pen­sées et qui par­tage sa vie terne et mé­diocre entre le som­meil et l’ennui. Ac­cou­tumé de­puis l’enfance à s’épargner (ou plu­tôt à s’interdire) tout ef­fort, toute ini­tia­tive, tout chan­ge­ment, sa vo­lonté s’est éteinte par manque d’impulsion. Même l’amour est de­venu pour lui une aven­ture si au­da­cieuse qu’il pré­fère y re­non­cer. Le plus sou­vent af­falé lour­de­ment sur son lit ou sur un di­van, n’ayant au­cun point de re­père, ne sa­chant s’il vit bien ou mal, ce qu’il pos­sède ou ce qu’il dé­pense, il n’a même plus la force de don­ner à son in­ten­dant les ordres né­ces­saires. Il stagne, il moi­sit, il crou­pit dans un éter­nel si­lence, ce­pen­dant qu’autour de lui, les soins d’un fi­dèle ser­vi­teur aux che­veux blancs en­tourent et pro­tègent ce pe­tit mon­sieur qui s’est seule­ment donné la peine de naître. « C’était là une ré­vé­la­tion pour la Rus­sie ; c’en au­rait été une aussi pour le reste du monde si l’œuvre eût été connue hors fron­tière. On connais­sait l’avare, le men­teur, le mi­san­thrope, le ja­loux, le pé­dant, le dis­trait, le joueur, etc. ; on igno­rait le pa­res­seux. Gont­cha­rov pré­sen­tait ce type nou­veau dans toute sa plé­ni­tude et sa gran­deur, et non pas un type abs­trait… mais un type in­di­vi­dua­lisé, animé d’une vie mi­nu­tieuse et in­té­grale », dit un cri­tique fran­çais4. Mais si Gont­cha­rov a peint un être dé­chu, il n’a pas ou­blié l’homme dans tout cela. Il a aimé cet être, il s’est re­connu en lui, il l’a traité comme lui-même et il lui a tendu la main en pleu­rant sur lui à chaudes larmes. Avec une rare fi­nesse, il a mon­tré que les germes de l’oblomovisme étaient au fond de toute âme ; que tout homme éprou­vait à cer­taines mi­nutes le dé­sir in­avoué d’un bien-être fa­cile, d’un bon­heur inerte, d’une vie blot­tie dans quelque coin ou­blié du monde. « En cha­cun de nous se tient une part d’Oblomov, et il est trop tôt pour ré­di­ger son épi­taphe. »

  1. En russe « Обломов ». Haut
  2. En russe Иван Александрович Гончаров. Par­fois trans­crit Gont­cha­roff, Gont­scha­row, Gont­scha­roff, Gonts­ja­rov, Gonts­ja­row, Gonc­za­row, Gonča­rov, Gon­cha­roff ou Gon­cha­rov. Haut
  1. Iouri Olé­cha. Haut
  2. An­dré Ma­zon. Haut

Hésiode, « La Théogonie • Les Travaux et les Jours • Le Catalogue des femmes » • « La Dispute d’Homère et d’Hésiode »

éd. Librairie générale française, coll. Classiques de poche, Paris

éd. Li­brai­rie gé­né­rale fran­çaise, coll. Clas­siques de poche, Pa­ris

Il s’agit de la « Théo­go­nie » (« Theo­go­nia »1), des « Tra­vaux et des Jours » (« Erga kai Hê­me­rai »2) et du « Ca­ta­logue des femmes » (« Ka­ta­lo­gos gy­nai­kôn »3), sorte de ma­nuels en vers où Hé­siode4 a jeté un peu confu­sé­ment my­tho­lo­gie, mo­rale, na­vi­ga­tion, construc­tion de cha­riots, de char­rues, ca­len­drier des la­bours, des se­mailles, des mois­sons, al­ma­nach des fêtes qui in­ter­rompent chaque an­née le tra­vail du pay­san ; car à une époque où les connais­sances hu­maines n’étaient pas en­core sé­pa­rées et dis­tinctes, chaque chef de fa­mille avait be­soin de tout cela (VIIIe siècle av. J.-C.). Hé­siode a été mis en pa­ral­lèle avec Ho­mère par les Grecs eux-mêmes, et nous pos­sé­dons une fic­tion in­ti­tu­lée « La Dis­pute d’Homère et d’Hésiode » (« Agôn Ho­mê­rou kai Hê­sio­dou »5). En fait, bien que l’un et l’autre puissent être re­gar­dés comme les pères de la my­tho­lo­gie, on ne sau­rait ima­gi­ner deux poètes plus op­po­sés. La poé­sie ho­mé­rique, par ses ori­gines et par son prin­ci­pal dé­ve­lop­pe­ment, ap­par­tient à la Grèce d’Asie ; elle est d’emblée l’expression la plus brillante de l’humanité. Un lec­teur sous le charme du gé­nie d’Homère, de ses épi­sodes si re­mar­quables d’essor et de dé­ploie­ment, ne re­trou­vera chez Hé­siode qu’une mé­diocre par­tie de toutes ces beau­tés. Simple ha­bi­tant des champs, prêtre d’un temple des muses sur le mont Hé­li­con, Hé­siode est loin d’avoir dans l’esprit un mo­dèle com­pa­rable à ce­lui du hé­ros ho­mé­rique. Il dé­teste « la guerre mau­vaise »6 chan­tée par les aèdes ; il la consi­dère comme un fléau que les dieux épargnent à leurs plus fi­dèles su­jets. Son ob­jet pré­féré, à lui, Grec d’Europe, n’est pas la gloire du com­bat, chose étran­gère à sa vie, mais la paix du tra­vail, ré­glée au rythme des jours et des sa­cri­fices re­li­gieux. C’est là sa le­çon constante, sa per­pé­tuelle ren­gaine. « Hé­siode était plus agri­cul­teur que poète. Il songe tou­jours à ins­truire, ra­re­ment à plaire ; ja­mais une di­gres­sion agréable ne rompt chez lui la conti­nuité et l’ennui des pré­ceptes », dit l’abbé Jacques De­lille7. Son poème des « Tra­vaux » nous per­met de nous le re­pré­sen­ter as­sez exac­te­ment. Nous le voyons sur les pentes de l’Hélicon, vêtu d’« un man­teau moel­leux ainsi qu’une longue tu­nique », re­tour­ner la terre et en­se­men­cer. « Une paire de bons bœufs de neuf ans », dont il touche de l’aiguillon le dos, traîne len­te­ment la char­rue. C’est un pay­san qui parle aux pay­sans. Le tra­vail de la terre est tout pour lui : il est la condi­tion de l’indépendance et du bien-être ; il est en même temps le de­voir en­vers les dieux, qui n’ont pas im­posé aux hommes de loi plus vive et plus im­pé­rieuse. Par­tout il re­com­mande l’effort, il blâme par­tout l’oisiveté.

  1. En grec « Θεογονία ». Haut
  2. En grec « Ἔργα καὶ Ἡμέραι ». Haut
  3. En grec « Κατάλογος γυναικῶν ». Haut
  4. En grec Ἡσίοδος. Au­tre­fois trans­crit Éziode. Haut
  1. En grec « Ἀγὼν Ὁμήρου καὶ Ἡσιόδου ». Haut
  2. « Les Tra­vaux et les Jours », v. 161. Haut
  3. « Dis­cours pré­li­mi­naire aux “Géor­giques” de Vir­gile ». Haut

La Bruyère, « Les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle »

éd. Le Cercle du bibliophile, coll. Les Classiques immortels, Évreux

éd. Le Cercle du bi­blio­phile, coll. Les Clas­siques im­mor­tels, Évreux

Il s’agit des « Ca­rac­tères » de Jean de La Bruyère1, écri­vain fran­çais (XVIIe siècle), qui consuma sa vie à ob­ser­ver les hommes, et qui s’ingénia à nous mon­trer tout ce qui se ca­chait de va­nité, de pe­ti­tesse ou de cal­cul mes­quin sous leurs al­lures im­por­tantes et leurs titres pom­peux. « Il n’y a presque point de [tour­nure] dans l’éloquence qu’on ne trouve dans La Bruyère ; et [s’il y manque] quelque chose, ce ne sont pas cer­tai­ne­ment les ex­pres­sions, qui sont d’une force in­fi­nie et tou­jours les plus propres et les plus pré­cises qu’on puisse em­ployer », dit un cri­tique2. En ef­fet, La Bruyère est un des meilleurs pro­sa­teurs dans au­cune langue. Il l’est par sa com­po­si­tion, qui fond avec art deux genres qui jouis­saient alors d’une grande fa­veur : les maximes et les por­traits. Mais il l’est sur­tout par son style, par son choix de mots non seule­ment très juste, mais né­ces­saire ; il dit lui-même qu’« entre toutes les dif­fé­rentes ex­pres­sions qui peuvent rendre une seule de nos pen­sées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne »3 : cette ex­pres­sion unique, La Bruyère sait la trou­ver et lui don­ner la place où elle aura le plus d’éclat. Émile Lit­tré, l’auteur du cé­lèbre « Dic­tion­naire de la langue fran­çaise », dit à ce su­jet : « Vou­lez-vous faire un in­ven­taire des ri­chesses de notre langue ; en vou­lez-vous connaître tous les tours, tous les mou­ve­ments, toutes les fi­gures, toutes les res­sources ? Il n’est pas né­ces­saire de re­cou­rir à cent vo­lumes ; li­sez et re­li­sez La Bruyère ». Tout vit et tout s’anime sous la plume de La Bruyère ; tout parle à notre ima­gi­na­tion ; il nous dit en une phrase ce qu’un autre ne nous dit pas cor­rec­te­ment en une tren­taine ; il brille sur­tout dans l’emploi in­gé­nieux et dé­tourné qu’il sait faire des mots de l’usage cou­rant. « La vé­ri­table gran­deur », dit-il4, « se laisse “tou­cher” et “ma­nier” ; elle ne perd rien à être “vue de près” ». Ou en­core : « Il y a dans quelques femmes… un mé­rite “pai­sible”, mais so­lide, ac­com­pa­gné de mille ver­tus qu’elles ne peuvent cou­vrir [mal­gré] toute leur mo­des­tie, qui “échappent”, et qui se montrent à “ceux qui ont des yeux” »

  1. On ren­contre aussi la gra­phie La Bruière. Haut
  2. le mar­quis de Vau­ve­nargues. Haut
  1. ch. I, sect. 17. Haut
  2. ch. II, sect. 42. Haut

Homère, « Odyssée »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de « L’Odyssée »1 d’Homère2. « Le chantre des ex­ploits hé­roïques, l’interprète des dieux, le se­cond so­leil dont s’éclairait la Grèce, la lu­mière des muses, la voix tou­jours jeune du monde en­tier, Ho­mère, il est là, étran­ger, sous le sable de ce ri­vage », dit une épi­gramme fu­né­raire3. On sait qu’Alexandre de Ma­cé­doine por­tait tou­jours avec lui une co­pie des chants d’Homère, et qu’il consa­crait à la garde de ce tré­sor une cas­sette pré­cieuse, en­ri­chie d’or et de pier­re­ries, trou­vée parmi les ef­fets du roi Da­rius. Alexandre mou­rut ; l’immense Em­pire qu’il avait ras­sem­blé pour un ins­tant tomba en ruines ; mais par­tout où avaient volé les se­mences de la culture grecque, les chants d’Homère avaient fait le voyage mys­té­rieux. Par­tout, sur les bords de la Mé­di­ter­ra­née, on par­lait grec, on écri­vait avec les lettres grecques, et nulle part da­van­tage que dans cette ville à l’embouchure du Nil, qui por­tait le nom de son fon­da­teur : Alexan­drie. « C’est là que se fai­saient les pré­cieuses co­pies des chants, là que s’écrivaient ces sa­vants com­men­taires, dont la plu­part ont péri six ou sept siècles plus tard avec la fa­meuse bi­blio­thèque d’Alexandrie, que fit brû­ler le ca­life Omar, ce bien­fai­teur des éco­liers », dit Frie­drich Spiel­ha­gen4. Les Ro­mains re­cueillirent, au­tant qu’il était pos­sible à un peuple guer­rier et igno­rant, l’héritage du gé­nie grec. Et c’était Ho­mère qu’on met­tait entre les mains du jeune Ro­main comme élé­ment de son édu­ca­tion, et dont il conti­nuait plus tard l’étude dans les hautes écoles d’Athènes. Si Es­chyle dit que ses tra­gé­dies ne sont que « les re­liefs des grands fes­tins d’Homère »5, on peut le dire avec en­core plus de rai­son des Ro­mains, qui s’invitent chez Ho­mère et re­viennent avec quelque croûte à gru­ger, un mor­ceau de car­ti­lage des mets qu’on a ser­vis.

  1. En grec « Ὀδύσσεια ». Haut
  2. En grec Ὅμηρος. Haut
  3. En grec « Ἡρώων κάρυκ’ ἀρετᾶς, μακάρων δὲ προφήταν, Ἑλλάνων βιοτᾷ δεύτερον ἀέλιον, Μουσῶν φέγγος Ὅμηρον, ἀγήραντον στόμα κόσμου παντός, ἁλιρροθία, ξεῖνε, κέκευθε κόνις ». An­ti­pa­ter de Si­don dans « An­tho­lo­gie grecque, d’après le ma­nus­crit pa­la­tin ». Haut
  1. « Ho­mère », p. 513. Haut
  2. En grec « τεμάχη τῶν Ὁμήρου μεγάλων δείπνων ». Athé­née, « Ban­quet des sa­vants ». Haut

Homère, « Iliade »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de « L’Iliade »1 d’Homère2. « Le chantre des ex­ploits hé­roïques, l’interprète des dieux, le se­cond so­leil dont s’éclairait la Grèce, la lu­mière des muses, la voix tou­jours jeune du monde en­tier, Ho­mère, il est là, étran­ger, sous le sable de ce ri­vage », dit une épi­gramme fu­né­raire3. On sait qu’Alexandre de Ma­cé­doine por­tait tou­jours avec lui une co­pie des chants d’Homère, et qu’il consa­crait à la garde de ce tré­sor une cas­sette pré­cieuse, en­ri­chie d’or et de pier­re­ries, trou­vée parmi les ef­fets du roi Da­rius. Alexandre mou­rut ; l’immense Em­pire qu’il avait ras­sem­blé pour un ins­tant tomba en ruines ; mais par­tout où avaient volé les se­mences de la culture grecque, les chants d’Homère avaient fait le voyage mys­té­rieux. Par­tout, sur les bords de la Mé­di­ter­ra­née, on par­lait grec, on écri­vait avec les lettres grecques, et nulle part da­van­tage que dans cette ville à l’embouchure du Nil, qui por­tait le nom de son fon­da­teur : Alexan­drie. « C’est là que se fai­saient les pré­cieuses co­pies des chants, là que s’écrivaient ces sa­vants com­men­taires, dont la plu­part ont péri six ou sept siècles plus tard avec la fa­meuse bi­blio­thèque d’Alexandrie, que fit brû­ler le ca­life Omar, ce bien­fai­teur des éco­liers », dit Frie­drich Spiel­ha­gen4. Les Ro­mains re­cueillirent, au­tant qu’il était pos­sible à un peuple guer­rier et igno­rant, l’héritage du gé­nie grec. Et c’était Ho­mère qu’on met­tait entre les mains du jeune Ro­main comme élé­ment de son édu­ca­tion, et dont il conti­nuait plus tard l’étude dans les hautes écoles d’Athènes. Si Es­chyle dit que ses tra­gé­dies ne sont que « les re­liefs des grands fes­tins d’Homère »5, on peut le dire avec en­core plus de rai­son des Ro­mains, qui s’invitent chez Ho­mère et re­viennent avec quelque croûte à gru­ger, un mor­ceau de car­ti­lage des mets qu’on a ser­vis.

  1. En grec « Ἰλιάς ». Haut
  2. En grec Ὅμηρος. Haut
  3. En grec « Ἡρώων κάρυκ’ ἀρετᾶς, μακάρων δὲ προφήταν, Ἑλλάνων βιοτᾷ δεύτερον ἀέλιον, Μουσῶν φέγγος Ὅμηρον, ἀγήραντον στόμα κόσμου παντός, ἁλιρροθία, ξεῖνε, κέκευθε κόνις ». An­ti­pa­ter de Si­don dans « An­tho­lo­gie grecque, d’après le ma­nus­crit pa­la­tin ». Haut
  1. « Ho­mère », p. 513. Haut
  2. En grec « τεμάχη τῶν Ὁμήρου μεγάλων δείπνων ». Athé­née, « Ban­quet des sa­vants ». Haut

« L’Épopée de Gilgameš : le grand homme qui ne voulait pas mourir »

éd. Gallimard, coll. L’Aube des peuples, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. L’Aube des peuples, Pa­ris

Il s’agit de l’« Épo­pée de Gil­ga­mesh », connue dans l’Antiquité par ses mots li­mi­naires « Ce­lui qui a tout vu… », épo­pée qui par son am­pleur, par sa force, par l’éminent et l’universel de ses thèmes, par la vogue per­sis­tante dont elle a joui pen­dant plus d’un mil­lé­naire, mé­rite as­su­ré­ment d’être consi­dé­rée comme l’œuvre la plus re­pré­sen­ta­tive de la Mé­so­po­ta­mie an­cienne1. Contrai­re­ment à « L’Iliade » et au « Râ­mâyaṇa », aux­quels elle est an­té­rieure de plu­sieurs siècles, cette épo­pée n’est pas le pro­duit d’une seule époque, ni même d’un seul peuple. Is­sue de chants su­mé­riens (IIIe mil­lé­naire av. J.-C.), elle prit corps, pour ainsi dire, dans une ré­dac­tion ak­ka­dienne et elle dé­borda lar­ge­ment les fron­tières de la Ba­by­lo­nie et de l’Assyrie, puisqu’elle fut co­piée et adap­tée de­puis la Pa­les­tine jusqu’au cœur de l’Anatolie, à la Cour des rois hit­tites. Sous sa forme la plus com­plète, celle sous la­quelle on l’a re­trou­vée à Ni­nive, dans les ves­tiges de la bi­blio­thèque du roi As­sour­ba­ni­pal2 (VIIe siècle av. J.-C.), cette épo­pée com­pre­nait douze ta­blettes, de quelque trois cents vers cha­cune. « Il ne nous en est par­venu, à ce jour », dit M. Jean Bot­téro3, « qu’un peu moins des deux tiers… Mais ces frag­ments, par pure chance, ont été si rai­son­na­ble­ment dis­tri­bués tout au long de sa trame que nous en dis­cer­nons en­core as­sez bien la sé­quence et la tra­jec­toire ; et même ainsi en­tre­coupé, ce che­mi­ne­ment nous fas­cine. »

  1. Ce pays que les An­ciens nom­maient Mé­so­po­ta­mie (« entre-fleuves ») cor­res­pond à peu près à l’Irak ac­tuel. Haut
  2. Par­fois trans­crit As­sur­ba­ni­pal, Ashur­ba­ni­pal, Aschur­ba­ni­pal ou Achour-bani-pal. Haut
  1. p. 17. Haut

Saikaku, « Le Grand Miroir de l’amour mâle. Tome II. Amours des acteurs »

éd. Ph. Picquier, coll. Le Pavillon des corps curieux, Arles

éd. Ph. Pic­quier, coll. Le Pa­villon des corps cu­rieux, Arles

Il s’agit du « Nan­shoku ôka­gami »1 (« Le Grand Mi­roir de l’amour mâle »2) d’Ihara Sai­kaku3, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « monde flot­tant » (« ukiyo »4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-go­koro »5) comme il dit lui-même6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. « Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins ? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats », dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais « 男色大鑑 ». Haut
  2. Par­fois tra­duit « Contes d’amour des sa­mou­raïs ». Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  1. En ja­po­nais « 浮世 ». Au­tre­fois trans­crit « ou­kiyo ». Haut
  2. En ja­po­nais « 世の人心 ». Haut
  3. Ihara Sai­kaku, « Sai­kaku ori­dome » (« Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku »), in­édit en fran­çais. Haut

Saikaku, « Le Grand Miroir de l’amour mâle. Tome I. Amours des samouraïs »

éd. Ph. Picquier, coll. Le Pavillon des corps curieux, Arles

éd. Ph. Pic­quier, coll. Le Pa­villon des corps cu­rieux, Arles

Il s’agit du « Nan­shoku ôka­gami »1 (« Le Grand Mi­roir de l’amour mâle »2) d’Ihara Sai­kaku3, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « monde flot­tant » (« ukiyo »4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-go­koro »5) comme il dit lui-même6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. « Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins ? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats », dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais « 男色大鑑 ». Haut
  2. Par­fois tra­duit « Contes d’amour des sa­mou­raïs ». Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  1. En ja­po­nais « 浮世 ». Au­tre­fois trans­crit « ou­kiyo ». Haut
  2. En ja­po­nais « 世の人心 ». Haut
  3. Ihara Sai­kaku, « Sai­kaku ori­dome » (« Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku »), in­édit en fran­çais. Haut