La Bruyère, « Les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle »

éd. Le Cercle du bibliophile, coll. Les Classiques immortels, Évreux

éd. Le Cercle du bi­blio­phile, coll. Les Clas­siques im­mor­tels, Évreux

Il s’agit des « Ca­rac­tères » de Jean de La Bruyère1, écri­vain fran­çais (XVIIe siècle), qui consuma sa vie à ob­ser­ver les hommes, et qui s’ingénia à nous mon­trer tout ce qui se ca­chait de va­nité, de pe­ti­tesse ou de cal­cul mes­quin sous leurs al­lures im­por­tantes et leurs titres pom­peux. « Il n’y a presque point de [tour­nure] dans l’éloquence qu’on ne trouve dans La Bruyère ; et [s’il y manque] quelque chose, ce ne sont pas cer­tai­ne­ment les ex­pres­sions, qui sont d’une force in­fi­nie et tou­jours les plus propres et les plus pré­cises qu’on puisse em­ployer », dit un cri­tique2. En ef­fet, La Bruyère est un des meilleurs pro­sa­teurs dans au­cune langue. Il l’est par sa com­po­si­tion, qui fond avec art deux genres qui jouis­saient alors d’une grande fa­veur : les maximes et les por­traits. Mais il l’est sur­tout par son style, par son choix de mots non seule­ment très juste, mais né­ces­saire ; il dit lui-même qu’« entre toutes les dif­fé­rentes ex­pres­sions qui peuvent rendre une seule de nos pen­sées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne »3 : cette ex­pres­sion unique, La Bruyère sait la trou­ver et lui don­ner la place où elle aura le plus d’éclat. Émile Lit­tré, l’auteur du cé­lèbre « Dic­tion­naire de la langue fran­çaise », dit à ce su­jet : « Vou­lez-vous faire un in­ven­taire des ri­chesses de notre langue ; en vou­lez-vous connaître tous les tours, tous les mou­ve­ments, toutes les fi­gures, toutes les res­sources ? Il n’est pas né­ces­saire de re­cou­rir à cent vo­lumes ; li­sez et re­li­sez La Bruyère ». Tout vit et tout s’anime sous la plume de La Bruyère ; tout parle à notre ima­gi­na­tion ; il nous dit en une phrase ce qu’un autre ne nous dit pas cor­rec­te­ment en une tren­taine ; il brille sur­tout dans l’emploi in­gé­nieux et dé­tourné qu’il sait faire des mots de l’usage cou­rant. « La vé­ri­table gran­deur », dit-il4, « se laisse “tou­cher” et “ma­nier” ; elle ne perd rien à être “vue de près” ». Ou en­core : « Il y a dans quelques femmes… un mé­rite “pai­sible”, mais so­lide, ac­com­pa­gné de mille ver­tus qu’elles ne peuvent cou­vrir [mal­gré] toute leur mo­des­tie, qui “échappent”, et qui se montrent à “ceux qui ont des yeux” »5.

On ne sait qu’imparfaitement com­ment La Bruyère vé­cut pen­dant la meilleure par­tie de sa vie, li­vré sans doute à cette « hor­rible peine qu’a un homme qui est sans [ap­pui], qui n’est en­gagé dans au­cun corps, mais qui est seul, et qui n’a que beau­coup de mé­rite pour toute re­com­man­da­tion, de se faire jour à tra­vers l’obscurité où il se trouve », comme il le dit lui-même6. On ne sait même pas com­ment il fit ses études ; s’il s’y dis­tin­gua ; quels furent ceux qui prirent soin de son édu­ca­tion ; en­fin, si sa jeu­nesse fit pré­sa­ger ce qu’il de­vait être un jour. « On est fâ­ché en li­sant les [bio­gra­phies] de sa vie de ne rien trou­ver à cet égard. La Bruyère de­vient homme et grand homme, sans qu’on sache com­ment il l’est de­venu. On di­rait que c’était un phi­lo­sophe de l’antiquité la plus re­cu­lée », dit un cri­tique7. Pour bien connaître La Bruyère, il faut le cher­cher tout en­tier dans son livre : les bio­gra­phies de sa vie n’ajoutent rien d’essentiel à l’idée que nous pre­nons de lui en li­sant ses « Ca­rac­tères ». « Ve­nez », nous dit-il8, « dans la so­li­tude de mon ca­bi­net : le phi­lo­sophe est ac­ces­sible ; je ne vous re­met­trai point à un autre jour. Vous me trou­ve­rez sur les livres de Pla­ton qui traitent de la spi­ri­tua­lité de l’âme… En­trez ! toutes les portes vous sont ou­vertes ; mon an­ti­chambre n’est pas faite pour s’y en­nuyer. »

« il s’est plu à op­po­ser l’étendue des pré­ten­tions hu­maines au peu de fon­de­ment qu’elles ont dans la réa­lité »

La Bruyère re­fuse de s’en lais­ser im­po­ser par ceux que la so­ciété a ma­gni­fiés, ad­mi­rés, consa­crés ; il les dé­peint à grands traits, les apos­trophe vi­ve­ment, court à eux, les dé­pouille de tous leurs dé­gui­se­ments et les montre nus, pe­tits, hi­deux. On lit à ce su­jet une ré­flexion ré­vé­la­trice dans le cha­pitre « Des biens de for­tune » : « Si vous en­trez dans les cui­sines… si vous voyez tout le re­pas ailleurs que sur une table bien ser­vie, quelles sa­le­tés ! quel dé­goût ! Si vous al­lez der­rière un théâtre, et si vous [comp­tez] les poids, les roues, les cor­dages, qui font les vols et les ma­chines… vous vous ré­crie­rez : “Quels ef­forts ! quelle vio­lence !” » L’auteur des « Ca­rac­tères » s’évertue à nous faire pas­ser ainsi par l’arrière-scène et les cou­lisses, pour fus­ti­ger les têtes creuses et les fats de toute sorte. « Sou­vent, il s’est plu à op­po­ser l’étendue des pré­ten­tions hu­maines au peu de fon­de­ment qu’elles ont dans la réa­lité. Mais plus sou­vent en­core, il lui a suffi de dé­crire les gestes et les poses, les al­lures et les cos­tumes, tout cet ex­té­rieur par quoi les hommes se tra­hissent, pour faire écla­ter le ri­di­cule »9. Le livre de La Bruyère, on le com­prend, n’a rien perdu de son ac­tua­lité en ce monde où les mêmes in­té­rêts, les mêmes tra­vers, les mêmes vices, mal­gré quelques chan­ge­ments pas­sa­gers de dé­cors et de modes, donnent à la gé­né­ra­tion pré­sente une vive res­sem­blance avec celle de La Bruyère. Et tous les jours, et par tout pays, on dé­couvre des ori­gi­naux qui jus­ti­fient la vé­rité de ses « Ca­rac­tères ». « La Bruyère nous manque », dit Cha­teau­briand10. « Les vices, dans le siècle de Louis XIV, se com­po­saient avec la re­li­gion et la po­li­tesse ; main­te­nant, ils se mêlent à l’impiété et à la ru­desse des formes… Ils pou­vaient être ri­di­cules alors ; ils sont odieux aujourd’hui. »

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  1. On ren­contre aussi la gra­phie La Bruière. Haut
  2. le mar­quis de Vau­ve­nargues. Haut
  3. ch. I, sect. 17. Haut
  4. ch. II, sect. 42. Haut
  5. ch. III, sect. 2. Haut
  1. ch. II, sect. 4. Haut
  2. Alexandre Ju­lien Sa­vé­rien. Haut
  3. ch. VI, sect. 12. Haut
  4. p. XXXVI Haut
  5. « Le Gé­nie du chris­tia­nisme », part. 3, liv. II, ch. V. Haut