Mot-clefvilles

su­jet

Rosny, «Romans préhistoriques»

éd. R. Laffont, coll. Bouquins, Paris

éd. R. Laf­font, coll. Bou­quins, Pa­ris

Il s’agit de «La Guerre du feu» et autres ré­cits pré­his­to­riques de Jo­seph-Henri Rosny. Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux frères : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fa­mille fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en Bel­gique. Ces ori­gines di­verses, leur ins­tinct de cu­rio­sité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré­his­toire, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du Ca­nada. Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la vie et fit d’eux des pri­son­niers de ces villes ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le ciel, les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le temps de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une poé­tique des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la ci­vi­li­sa­tion in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des si­rènes, le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la ru­meur des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la na­ture. Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et scien­ti­fiques, puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les ar­tistes au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Haut
  1. «La Vague rouge». Haut

Rosny, «La Vague rouge : roman de mœurs révolutionnaires»

éd. d’Albret, Narrosse

éd. d’Albret, Nar­rosse

Il s’agit de «La Vague rouge» de Jo­seph-Henri Rosny. Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux frères : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fa­mille fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en Bel­gique. Ces ori­gines di­verses, leur ins­tinct de cu­rio­sité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré­his­toire, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du Ca­nada. Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la vie et fit d’eux des pri­son­niers de ces villes ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le ciel, les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le temps de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une poé­tique des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la ci­vi­li­sa­tion in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des si­rènes, le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la ru­meur des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la na­ture. Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et scien­ti­fiques, puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les ar­tistes au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Haut
  1. «La Vague rouge». Haut

Pamuk, «Les Nuits de la peste : roman»

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris

Il s’agit du ro­man «Les Nuits de la peste» («Veba Ge­ce­leri») de M. Orhan Pa­muk, écri­vain turc pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa vie, mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que Constan­ti­nople de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la Terre» 1. Cette naïve pré­dic­tion n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’histoire. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le pay­sage et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le sou­ve­nir dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des vê­te­ments, des bi­joux, des pho­to­gra­phies et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le feu ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une culture ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre conscience de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient conso­la­tion et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la nuit et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur al­chi­mie. Le len­de­main, il an­nonça à sa fa­mille qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Haut
  1. id. p. 54-55. Haut

«Petites Sagas islandaises»

éd. Les Belles Lettres, coll. Vérité des mythes-Sources, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. Vé­rité des mythes-Sources, Pa­ris

Il s’agit du «Dit de Gun­narr meur­trier de Þið­randi» («Gun­nars þáttr Þið­ran­da­bana») et autres sa­gas is­lan­daises. Du­rant le siècle et demi de leur ré­dac­tion, entre les an­nées 1200 et 1350 apr. J.-C., les sa­gas s’imposent par leur in­ten­sité dra­ma­tique, par leur style ra­massé et presque bourru, par leur réa­lisme dur, tem­péré d’héroïsme et d’exemples de vertu, comme la lec­ture fa­vo­rite des hommes du Nord et comme le fleu­ron de l’art nar­ra­tif eu­ro­péen. Le mot «saga» vient du verbe «segja» («dire», «ra­con­ter»), qu’on re­trouve dans toutes les langues du Nord : da­nois, «sige»; sué­dois, «säga»; al­le­mand, «sa­gen»; néer­lan­dais, «zeg­gen»; an­glais, «say». On au­rait tort ce­pen­dant d’attribuer à la Scan­di­na­vie en­tière la pa­ter­nité de ce genre qui, à une ou deux ex­cep­tions près, est ty­pi­que­ment et ex­clu­si­ve­ment is­lan­dais. Il faut avouer que l’Islande est peu connue, en de­hors de quelques spé­cia­listes. Il n’est donc pas éton­nant que le vul­gaire re­garde les ha­bi­tants de cette île loin­taine presque avec dé­dain. Il les consi­dère comme des demi-bar­bares ha­billés de peaux de bêtes. Et puis, lorsqu’on vient lui dire que ces mi­sé­rables sau­vages nous ont donné l’ensemble des sa­gas et tout ce que nous li­sons de plus an­cien sur les ci­vi­li­sa­tions nor­diques, à telle en­seigne que la vieille langue de ces ci­vi­li­sa­tions est sur­nom­mée «le vieil is­lan­dais», cela lui pa­raît un pa­ra­doxe. Mais es­sayons de ré­ta­blir la vé­rité! En 874 apr. J.-C. les Nor­vé­giens prirent pied en Is­lande, où ils ne tar­dèrent pas à éta­blir une ré­pu­blique aris­to­cra­tique. Quel était le nombre des pre­miers co­lons? C’est ce que rien n’indique. On sait seule­ment que, parmi ceux qui y construi­sirent leur de­meure, on comp­tait une ma­jo­rité de fa­milles nobles fuyant le des­pote Ha­rald Ier 1, trop lasses de sa do­mi­na­tion ou trop fières pour l’accepter : «Vers la fin de la vie de Ke­till», dit une saga 2, «s’éleva la puis­sance du roi Ha­rald à la Belle Che­ve­lure, si bien qu’aucun [sei­gneur], non plus qu’aucun autre homme d’importance, ne pros­pé­rait dans le pays si le roi ne dis­po­sait à lui seul de [toutes les] pré­ro­ga­tives… Lorsque Ke­till ap­prit que le roi Ha­rald lui des­ti­nait le même lot qu’aux autres puis­sants hommes, [il dit à ses proches] : “J’ai des in­for­ma­tions vé­ri­diques sur la haine que nous voue le roi Ha­rald…; j’ai l’impression que l’on nous donne à choi­sir entre deux choses : fuir le pays ou être tués cha­cun chez soi”». Tous ceux qui ne vou­laient pas cour­ber la tête sous le sceptre du roi, s’en al­laient à tra­vers les flots cher­cher une heu­reuse «terre de glace» où il n’y avait en­core ni au­to­rité ni mo­narque; où chaque chef de fa­mille pou­vait ré­gner en li­berté dans sa de­meure, sans avoir peur du roi : «Il y avait là de bonnes terres, et il n’y avait pas be­soin d’argent pour les ache­ter…; on y pre­nait du sau­mon et d’autres pois­sons à lon­gueur d’année», ajoute la même saga. Les émi­gra­tions de­vinrent en peu de temps si fré­quentes et si nom­breuses, que Ha­rald Ier, crai­gnant de voir la Nor­vège se dé­peu­pler, im­posa un tri­but à tous ceux qui la quit­te­raient et par­fois s’empara de leurs biens.

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Ha­ral­dur et Ha­raldr. Haut
  1. «Saga des gens du Val-au-Sau­mon». Haut

Chateaubriand, «Voyages en Amérique et en Italie. Tome II»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Voyage en Ita­lie» et autres œuvres de Fran­çois René de Cha­teau­briand, au­teur et po­li­tique fran­çais, père du ro­man­tisme chré­tien. Le mal, le grand mal de Cha­teau­briand fut d’être né entre deux siècles, «comme au confluent de deux fleuves» 1, et de voir les ca­rac­tères op­po­sés de ces deux siècles se ren­con­trer dans ses opi­nions. Sorti des en­trailles de l’ancienne mo­nar­chie, de l’ancienne aris­to­cra­tie, il se plaça contre la Ré­vo­lu­tion fran­çaise, dès qu’il la vit dans ses pre­mières vio­lences, et il resta roya­liste, sou­vent contre son ins­tinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la fa­mille de Na­po­léon Bo­na­parte. Même fougue, même éclat, même mé­lan­co­lie mo­derne. Si les Bour­bons avaient mieux ap­pré­cié Cha­teau­briand, il est pos­sible qu’il eût été moins vul­né­rable au sou­ve­nir de l’Empereur de­venu res­plen­dis­sant comme un «large so­leil». Le pa­ral­lèle qu’il fait dans ses «Mé­moires d’outre-tombe» entre l’Empire et la mo­nar­chie bour­bo­nienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sin­cère de la concep­tion de l’auteur, tel­le­ment plus vraie que celle du po­li­tique : «Re­tom­ber de Bo­na­parte et de l’Empire à ce qui les a sui­vis, c’est tom­ber de la réa­lité dans le néant; du som­met d’une mon­tagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas ter­miné avec Na­po­léon?… Com­ment nom­mer Louis XVIII en place de l’Empereur? Je rou­gis en [y] pen­sant». Triste jusqu’au déses­poir, sans amis et sans es­pé­rance, il était ob­sédé par un passé à ja­mais éva­noui et tombé dans le néant. «Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mé­pri­ser cette vie», écri­vait-il 2 en son­geant qu’il était lui-même une ruine en­core plus chan­ce­lante. Au­cune pen­sée ne ve­nait le conso­ler ex­cepté la re­li­gion chré­tienne, à la­quelle il était re­venu avec cha­leur et avec vé­hé­mence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conver­sion : «Ma mère, après avoir été je­tée à soixante-douze ans dans des ca­chots où elle vit pé­rir une par­tie de ses en­fants, ex­pira en­fin sur un gra­bat, où ses mal­heurs l’avaient re­lé­guée. Le sou­ve­nir de mes éga­re­ments [le scep­ti­cisme de mon “Es­sai sur les Ré­vo­lu­tions”] ré­pan­dit sur ses der­niers jours une grande amer­tume; elle char­gea, en mou­rant, une de mes sœurs de me rap­pe­ler à cette re­li­gion dans la­quelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le der­nier vœu de ma mère. Quand la lettre me par­vint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son em­pri­son­ne­ment. Ces deux voix sor­ties du tom­beau, cette mort qui ser­vait d’interprète à la mort, m’ont frappé; je suis de­venu chré­tien»

  1. «Mé­moires d’outre-tombe», liv. XLIII, ch. VIII. Haut
  1. «Études his­to­riques». Haut

Chateaubriand, «Voyages en Amérique et en Italie. Tome I»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Voyage en Amé­rique» et autres œuvres de Fran­çois René de Cha­teau­briand, au­teur et po­li­tique fran­çais, père du ro­man­tisme chré­tien. Le mal, le grand mal de Cha­teau­briand fut d’être né entre deux siècles, «comme au confluent de deux fleuves» 1, et de voir les ca­rac­tères op­po­sés de ces deux siècles se ren­con­trer dans ses opi­nions. Sorti des en­trailles de l’ancienne mo­nar­chie, de l’ancienne aris­to­cra­tie, il se plaça contre la Ré­vo­lu­tion fran­çaise, dès qu’il la vit dans ses pre­mières vio­lences, et il resta roya­liste, sou­vent contre son ins­tinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la fa­mille de Na­po­léon Bo­na­parte. Même fougue, même éclat, même mé­lan­co­lie mo­derne. Si les Bour­bons avaient mieux ap­pré­cié Cha­teau­briand, il est pos­sible qu’il eût été moins vul­né­rable au sou­ve­nir de l’Empereur de­venu res­plen­dis­sant comme un «large so­leil». Le pa­ral­lèle qu’il fait dans ses «Mé­moires d’outre-tombe» entre l’Empire et la mo­nar­chie bour­bo­nienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sin­cère de la concep­tion de l’auteur, tel­le­ment plus vraie que celle du po­li­tique : «Re­tom­ber de Bo­na­parte et de l’Empire à ce qui les a sui­vis, c’est tom­ber de la réa­lité dans le néant; du som­met d’une mon­tagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas ter­miné avec Na­po­léon?… Com­ment nom­mer Louis XVIII en place de l’Empereur? Je rou­gis en [y] pen­sant». Triste jusqu’au déses­poir, sans amis et sans es­pé­rance, il était ob­sédé par un passé à ja­mais éva­noui et tombé dans le néant. «Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mé­pri­ser cette vie», écri­vait-il 2 en son­geant qu’il était lui-même une ruine en­core plus chan­ce­lante. Au­cune pen­sée ne ve­nait le conso­ler ex­cepté la re­li­gion chré­tienne, à la­quelle il était re­venu avec cha­leur et avec vé­hé­mence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conver­sion : «Ma mère, après avoir été je­tée à soixante-douze ans dans des ca­chots où elle vit pé­rir une par­tie de ses en­fants, ex­pira en­fin sur un gra­bat, où ses mal­heurs l’avaient re­lé­guée. Le sou­ve­nir de mes éga­re­ments [le scep­ti­cisme de mon “Es­sai sur les Ré­vo­lu­tions”] ré­pan­dit sur ses der­niers jours une grande amer­tume; elle char­gea, en mou­rant, une de mes sœurs de me rap­pe­ler à cette re­li­gion dans la­quelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le der­nier vœu de ma mère. Quand la lettre me par­vint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son em­pri­son­ne­ment. Ces deux voix sor­ties du tom­beau, cette mort qui ser­vait d’interprète à la mort, m’ont frappé; je suis de­venu chré­tien»

  1. «Mé­moires d’outre-tombe», liv. XLIII, ch. VIII. Haut
  1. «Études his­to­riques». Haut

Rosny, «L’Énigme de Givreuse • La Haine surnaturelle»

éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris

éd. Bi­blio­thèque na­tio­nale de France, coll. Les Or­pailleurs, Pa­ris

Il s’agit de «L’Énigme de Gi­vreuse» et autres œuvres de Jo­seph-Henri Rosny. Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux frères : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fa­mille fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en Bel­gique. Ces ori­gines di­verses, leur ins­tinct de cu­rio­sité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré­his­toire, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du Ca­nada. Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la vie et fit d’eux des pri­son­niers de ces villes ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le ciel, les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le temps de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une poé­tique des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la ci­vi­li­sa­tion in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des si­rènes, le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la ru­meur des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la na­ture. Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et scien­ti­fiques, puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les ar­tistes au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Haut
  1. «La Vague rouge». Haut

Pamuk, «Istanbul : souvenirs d’une ville»

éd. Gallimard, Paris

éd. Gal­li­mard, Pa­ris

Il s’agit d’«Is­tan­bul : sou­ve­nirs d’une ville» («İst­anbul : Hatı­ra­lar ve Şe­hir») 1 de M. Orhan Pa­muk, écri­vain turc pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa vie, mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que Constan­ti­nople de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la Terre» 2. Cette naïve pré­dic­tion n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’histoire. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le pay­sage et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 3. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le sou­ve­nir dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des vê­te­ments, des bi­joux, des pho­to­gra­phies et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le feu ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 4, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une culture ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre conscience de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient conso­la­tion et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la nuit et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur al­chi­mie. Le len­de­main, il an­nonça à sa fa­mille qu’il se­rait écri­vain.

  1. Éga­le­ment connu sous le titre d’«Is­tan­bul illus­tré» («Re­simli İst­anbul»). Haut
  2. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Haut
  1. «Is­tan­bul», p. 68-69. Haut
  2. id. p. 54-55. Haut

Pamuk, «La Femme aux cheveux roux : roman»

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris

Il s’agit du ro­man «La Femme aux che­veux roux» («Kırmızı Sa­çlı Kadın») de M. Orhan Pa­muk, écri­vain turc pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa vie, mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que Constan­ti­nople de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la Terre» 1. Cette naïve pré­dic­tion n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’histoire. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le pay­sage et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le sou­ve­nir dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des vê­te­ments, des bi­joux, des pho­to­gra­phies et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le feu ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une culture ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre conscience de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient conso­la­tion et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la nuit et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur al­chi­mie. Le len­de­main, il an­nonça à sa fa­mille qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Haut
  1. id. p. 54-55. Haut

Rosny, «La Mort de la Terre et Autres Contes»

éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris

éd. Bi­blio­thèque na­tio­nale de France, coll. Les Or­pailleurs, Pa­ris

Il s’agit de «La Mort de la Terre» et autres œuvres de Jo­seph-Henri Rosny. Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux frères : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fa­mille fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en Bel­gique. Ces ori­gines di­verses, leur ins­tinct de cu­rio­sité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré­his­toire, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du Ca­nada. Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la vie et fit d’eux des pri­son­niers de ces villes ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le ciel, les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le temps de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une poé­tique des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la ci­vi­li­sa­tion in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des si­rènes, le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la ru­meur des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la na­ture. Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et scien­ti­fiques, puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les ar­tistes au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Haut
  1. «La Vague rouge». Haut

Pamuk, «Cette chose étrange en moi : roman»

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris

Il s’agit du ro­man «Cette chose étrange en moi» («Ka­famda Bir Tu­ha­flık») de M. Orhan Pa­muk, écri­vain turc pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa vie, mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que Constan­ti­nople de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la Terre» 1. Cette naïve pré­dic­tion n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’histoire. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le pay­sage et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le sou­ve­nir dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des vê­te­ments, des bi­joux, des pho­to­gra­phies et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le feu ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une culture ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre conscience de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient conso­la­tion et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la nuit et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur al­chi­mie. Le len­de­main, il an­nonça à sa fa­mille qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Haut
  1. id. p. 54-55. Haut

Pamuk, «D’Autres Couleurs : essais»

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris

Il s’agit de «D’Autres Cou­leurs» («Öteki Renk­ler») de M. Orhan Pa­muk, écri­vain turc pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa vie, mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que Constan­ti­nople de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la Terre» 1. Cette naïve pré­dic­tion n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’histoire. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le pay­sage et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le sou­ve­nir dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des vê­te­ments, des bi­joux, des pho­to­gra­phies et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le feu ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une culture ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre conscience de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient conso­la­tion et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la nuit et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur al­chi­mie. Le len­de­main, il an­nonça à sa fa­mille qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Haut
  1. id. p. 54-55. Haut

Hugo, «Les Chants du crépuscule • Les Voix intérieures • Les Rayons et les Ombres»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit des «Rayons et les Ombres» et autres œuvres de Vic­tor Hugo (XIXe siècle). Il faut re­con­naître que Hugo est non seule­ment le pre­mier en rang des écri­vains de langue fran­çaise, de­puis que cette langue a été fixée; mais le seul qui ait un droit vrai­ment ab­solu à ce titre d’écrivain dans sa pleine ac­cep­tion. Toutes les ca­té­go­ries de l’histoire lit­té­raire se trouvent en lui dé­jouées. La cri­tique qui vou­drait dé­mê­ler cette fi­gure ti­ta­nique, stu­pé­fiante, te­nant quelque chose de la di­vi­nité, est en pré­sence du pro­blème le plus in­so­luble. Fut-il poète, ro­man­cier ou pen­seur? Fut-il spi­ri­tua­liste ou réa­liste? Il fut tout cela et plus en­core. Nou­veau don Qui­chotte, cet homme est allé por­ter ses pas sur tous les che­mins de l’esprit, mon­ter sur toutes les bar­ri­cades qu’il ren­con­trait, sou­tien des faibles et pour­fen­deur des ty­rans, son­neur de clai­rons et amant de la vio­lette; si bien qu’aucune des fa­milles qui se par­tagent l’espèce hu­maine au phy­sique et au mo­ral ne peut se l’attribuer en­tiè­re­ment. Tan­tôt égal à la mer, com­paré à la mon­tagne, rap­pro­ché du so­leil, as­si­milé à l’ouragan, tan­tôt phi­lo­sophe, re­dres­seur des abus du siècle, pro­fes­seur d’histoire et guide po­li­tique, tan­tôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à ge­noux de­vant le vieillard pour le vé­né­rer et de­vant l’enfant pour le conso­ler, il fut je ne sais quel suc­cé­dané de la na­ture. Avec sa mort, c’est un monde cy­clo­péen d’idées et d’impressions qui est parti, un conti­nent de gra­nit qui s’est dé­ta­ché et a roulé avec fra­cas au fond des abîmes. «Qui pour­rait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo”?», dit Édouard Dru­mont 1. «Comme l’océan, comme la mon­tagne, comme la fo­rêt, ce gé­nie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues in­ces­sam­ment re­nou­ve­lées; ce qu’on aime dans la fo­rêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces mil­liers d’arbres et ces mil­liers de feuilles qui confondent leur ver­dure et leur bruit.»

  1. «Vic­tor Hugo de­vant l’opinion», p. 104. Haut