Il s’agit de « La Falaise » (« Obryv »1), roman de mœurs d’Ivan Alexandrovitch Gontcharov2 (XIXe siècle). « Comme notre littérature doit être forte », dit un critique russe3, « si un écrivain aussi superbe que Gontcharov n’est placé dans l’opinion et le goût du monde littéraire que tout juste en queue des dix premiers de son classement ! » Moins populaire, en effet, que les Tolstoï et que les Dostoïevski, Gontcharov occupe, tout juste derrière eux, une place de premier ordre dans la littérature russe. Son génie est d’avoir circonscrit d’une manière originale et précise, et au cœur même de la nation russe, un type d’homme non exploré par les autres, et d’en avoir donné, à travers un personnage touchant, une description inoubliable à force de justesse : le type d’Oblomov. Cet Oblomov est un paresseux en robe de chambre qui ne lit guère, qui n’écrit point, qui laisse errer ses pensées et qui partage sa vie terne et médiocre entre le sommeil et l’ennui. Accoutumé depuis l’enfance à s’épargner (ou plutôt à s’interdire) tout effort, toute initiative, tout changement, sa volonté s’est éteinte par manque d’impulsion. Même l’amour est devenu pour lui une aventure si audacieuse qu’il préfère y renoncer. Le plus souvent affalé lourdement sur son lit ou sur un divan, n’ayant aucun point de repère, ne sachant s’il vit bien ou mal, ce qu’il possède ou ce qu’il dépense, il n’a même plus la force de donner à son intendant les ordres nécessaires. Il stagne, il moisit, il croupit dans un éternel silence, cependant qu’autour de lui, les soins d’un fidèle serviteur aux cheveux blancs entourent et protègent ce petit monsieur qui s’est seulement donné la peine de naître. « C’était là une révélation pour la Russie ; c’en aurait été une aussi pour le reste du monde si l’œuvre eût été connue hors frontière. On connaissait l’avare, le menteur, le misanthrope, le jaloux, le pédant, le distrait, le joueur, etc. ; on ignorait le paresseux. Gontcharov présentait ce type nouveau dans toute sa plénitude et sa grandeur, et non pas un type abstrait… mais un type individualisé, animé d’une vie minutieuse et intégrale », dit un critique français4. Mais si Gontcharov a peint un être déchu, il n’a pas oublié l’homme dans tout cela. Il a aimé cet être, il s’est reconnu en lui, il l’a traité comme lui-même et il lui a tendu la main en pleurant sur lui à chaudes larmes. Avec une rare finesse, il a montré que les germes de l’oblomovisme étaient au fond de toute âme ; que tout homme éprouvait à certaines minutes le désir inavoué d’un bien-être facile, d’un bonheur inerte, d’une vie blottie dans quelque coin oublié du monde. « En chacun de nous se tient une part d’Oblomov, et il est trop tôt pour rédiger son épitaphe. »5
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de « La Falaise », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Mmes Héléna Schakhowskoy-Pouchliakoff et Anne Quellennec.
« На крыльце, вроде веранды, уставленной большими кадками с лимонными, померанцевыми деревьями, кактусами, алоэ и разными цветами, отгороженной от двора большой решеткой и обращенной к цветнику и саду, стояла девушка лет двадцати и с двух тарелок, которые держала перед ней девочка лет двенадцати, босая, в выбойчатом платье, брала горстями пшено и бросала птицам. У ног ее толпились куры, индейки, утки, голуби, наконец, воробьи и галки. »
— Passage dans la langue originale
« Sur un perron qui ressemblait à une véranda, couvert de grands cuveaux contenant des citronniers, des orangers, des cactus, des aloès et des fleurs diverses, séparé de la cour par une grande grille tournée vers le parterre et le jardin, se tenait une jeune fille d’une vingtaine d’années ; dans deux assiettes qu’une fillette de douze ans, pieds nus, en robe de toile imprimée lui tendait, elle prenait, par poignées, le millet qu’elle jetait aux oiseaux. À ses pieds s’attroupaient poules et dindes, canards et pigeons, moineaux et choucas. »
— Passage dans la traduction de Mmes Schakhowskoy-Pouchliakoff et Quellennec
« Il vit sur le perron garni de caisses d’orangers, de citronniers, de cactus et d’aloès, une jeune fille d’une vingtaine d’années, ayant près d’elle une fillette de douze à treize ans qui tenait deux assiettes remplies de graines. La jeune fille en prenait des poignées et les jetait aux oiseaux. À ses pieds se pressaient en foule poules, dindons, canards, pigeons, moineaux et choucas. »
— Passage dans la traduction d’Eugène Gothi (« Marc le Nihiliste », XIXe siècle)
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- Traduction partielle d’Eugène Gothi (1886) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle d’Eugène Gothi (1886) ; autre copie [Source : Bibliothèque nationale de France].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Georges Haldas, « La Russie à travers les écrivains que j’aime » (éd. L’Âge d’homme, coll. Au cœur du monde, Lausanne)
- André Mazon, « Un Maître du roman russe : Ivan Gontcharov (1812-1892) » (éd. É. Champion, coll. Bibliothèque de l’Institut français de Saint-Pétersbourg, Paris)
- Iouri Olécha « Pas de jour sans une ligne » (éd. L’Âge d’homme, coll. Classiques slaves, Lausanne).