Il s’agit du « Voyage en Italie » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
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Chateaubriand, « Voyages en Amérique et en Italie. Tome I »
Il s’agit du « Voyage en Amérique » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Lesseps, « Journal historique du voyage. Tome II »
Il s’agit de la relation « Journal historique du voyage » de Jean-Baptiste de Lesseps, seul survivant de l’expédition La Pérouse dont il était l’interprète. Né à Sète, en France, il embrassa la carrière diplomatique où son père l’avait précédé, et où il sera suivi par son frère et son neveu. Ayant acquis de bonne heure une profonde connaissance de la langue russe, il fut attaché, en 1785, à l’expédition La Pérouse. Sa présence pouvait être d’autant plus utile que cette expédition avait à relâcher dans les ports de l’Asie russe. En 1787, les navires la Boussole et l’Astrolabe, après deux ans de circumnavigation, mouillèrent à Petropavlovsk 1, à l’extrémité de la presqu’île du Kamtchatka. Le jeune Lesseps y fut chargé de la mission de convoyer en France les précieuses cartes et dépêches recueillies jusque-là. Les lettres de La Pérouse témoignent en plusieurs endroits du respect qu’il portait à notre interprète et de la foi qu’il avait en lui. Et il fallait une vraie foi pour lui donner une semblable mission, non seulement dangereuse en cette partie du monde, mais encore remplie d’obstacles, à une époque où les moyens de transport étaient rudimentaires et rares : « M. de Lesseps que j’ai chargé de mes paquets », écrit La Pérouse, « est un jeune homme dont la conduite a été parfaite pendant toute la campagne [de découverte], et j’ai fait un vrai sacrifice à l’amitié… en l’envoyant en France ; mais il est vraisemblablement destiné à occuper un jour la place de son père en Russie. J’ai cru qu’un voyage par terre, au travers de ce vaste Empire, lui procurerait les moyens d’acquérir des connaissances utiles à notre commerce et propres à augmenter nos liaisons avec ce royaume ». Lesseps ne pouvait se douter qu’il ne reverrait aucun des membres de l’équipage ; mais les adieux n’en furent pas moins bouleversants et pleins de larmes, comme le rapporte son « Journal » : « Qu’on juge de ce que je souffris lorsque je les reconduisis aux canots qui les attendaient ; je ne pus ni parler ni les quitter. Ils m’embrassèrent tour à tour ; mes larmes ne leur prouvèrent que trop la situation de mon âme. Les officiers, tous mes amis qui étaient à terre reçurent aussi mes adieux. Tous s’attendrirent sur moi ; tous firent des vœux pour ma conservation… »
Lesseps, « Journal historique du voyage. Tome I »
Il s’agit de la relation « Journal historique du voyage » de Jean-Baptiste de Lesseps, seul survivant de l’expédition La Pérouse dont il était l’interprète. Né à Sète, en France, il embrassa la carrière diplomatique où son père l’avait précédé, et où il sera suivi par son frère et son neveu. Ayant acquis de bonne heure une profonde connaissance de la langue russe, il fut attaché, en 1785, à l’expédition La Pérouse. Sa présence pouvait être d’autant plus utile que cette expédition avait à relâcher dans les ports de l’Asie russe. En 1787, les navires la Boussole et l’Astrolabe, après deux ans de circumnavigation, mouillèrent à Petropavlovsk 1, à l’extrémité de la presqu’île du Kamtchatka. Le jeune Lesseps y fut chargé de la mission de convoyer en France les précieuses cartes et dépêches recueillies jusque-là. Les lettres de La Pérouse témoignent en plusieurs endroits du respect qu’il portait à notre interprète et de la foi qu’il avait en lui. Et il fallait une vraie foi pour lui donner une semblable mission, non seulement dangereuse en cette partie du monde, mais encore remplie d’obstacles, à une époque où les moyens de transport étaient rudimentaires et rares : « M. de Lesseps que j’ai chargé de mes paquets », écrit La Pérouse, « est un jeune homme dont la conduite a été parfaite pendant toute la campagne [de découverte], et j’ai fait un vrai sacrifice à l’amitié… en l’envoyant en France ; mais il est vraisemblablement destiné à occuper un jour la place de son père en Russie. J’ai cru qu’un voyage par terre, au travers de ce vaste Empire, lui procurerait les moyens d’acquérir des connaissances utiles à notre commerce et propres à augmenter nos liaisons avec ce royaume ». Lesseps ne pouvait se douter qu’il ne reverrait aucun des membres de l’équipage ; mais les adieux n’en furent pas moins bouleversants et pleins de larmes, comme le rapporte son « Journal » : « Qu’on juge de ce que je souffris lorsque je les reconduisis aux canots qui les attendaient ; je ne pus ni parler ni les quitter. Ils m’embrassèrent tour à tour ; mes larmes ne leur prouvèrent que trop la situation de mon âme. Les officiers, tous mes amis qui étaient à terre reçurent aussi mes adieux. Tous s’attendrirent sur moi ; tous firent des vœux pour ma conservation… »
le capitaine Dillon, « Voyage aux îles de la mer du Sud, en 1827 et 1828, et Relation de la découverte du sort de La Pérouse. Tome II »
Il s’agit du « Voyage aux îles de la mer du Sud, en 1827 et 1828 » du capitaine Peter Dillon 1 et les recherches, couronnées de succès, qu’il fit sur l’île de Vanikoro pour trouver une trace des frégates de La Pérouse. Le nom de La Pérouse est bien célèbre, sinon au point de vue scientifique, du moins au point de vue dramatique, si j’ose dire. La Pérouse avait été envoyé par Louis XVI pour un voyage de circumnavigation ; le roi avait dessiné l’itinéraire de sa propre main. Et par un parallèle étrange, la tragique disparition du bourlingueur coïncida, à peu de mois près, avec l’effondrement de la monarchie. La Pérouse périt victime des flots ou des sauvages ; et Louis XVI — des tempêtes révolutionnaires. La légende veut qu’en montant sur l’échafaud le 21 janvier 1793, le roi ait demandé à ses bourreaux : « A-t-on des nouvelles de M. de La Pérouse ? » On sait aujourd’hui le lieu du naufrage des deux vaisseaux de l’expédition ; et c’est au capitaine Dillon, né en Martinique, qu’appartient l’honneur de cette découverte. Personne ne connaissait peut-être mieux les îles du Pacifique Sud et les coutumes des insulaires que ce capitaine chevronné qui, pendant plus de vingt années, avait navigué et trafiqué dans ces parages. Le 15 mai 1826, son navire de commerce, le Saint-Patrick, dans sa route de Valparaiso (Chili) à Calcutta (Inde), passa près de l’île de Tikopia, dans l’archipel des Salomon. Sur les pirogues qui vinrent l’accoster se trouvait le Prussien Martin Bushart 2 que le capitaine Dillon avait jadis déposé sur cette île, et qui lui montra, au quatrième ou cinquième verre de rhum, la poignée d’une épée qu’il avait achetée, une épée d’officier, sur laquelle étaient gravés des caractères. Interrogé à cet égard, Bushart répondit que cette épée provenait du naufrage de deux bâtiments, dont les débris existaient encore devant Vanikoro. De ce récit, le capitaine Dillon inféra que c’étaient les frégates de La Pérouse et persuada Bushart à l’accompagner dans son enquête. Arrivé à Calcutta, il fit part de ses soupçons dans une lettre qu’il soumit à l’appréciation du secrétaire en chef du gouvernement du Bengale, Charles Lushington. La voici 3 : « Monsieur, étant convaincu que vous êtes animé de l’esprit de philanthropie qui a toujours marqué la conduite du gouvernement britannique, je n’ai pas besoin d’excuse pour appeler votre attention sur certaines circonstances qui me paraissent relatives à l’infortuné navigateur français comte de La Pérouse, dont le sort est demeuré inconnu depuis près d’un demi-siècle… » La Compagnie des Indes orientales décida qu’un navire, le Research, irait enquêter sous les ordres du capitaine Dillon ; elle affecta mille roupies à l’achat des présents à faire aux indigènes et plaça à bord un diplomate français, Eugène Chaigneau, qui constaterait la découverte.
le capitaine Dillon, « Voyage aux îles de la mer du Sud, en 1827 et 1828, et Relation de la découverte du sort de La Pérouse. Tome I »
Il s’agit du « Voyage aux îles de la mer du Sud, en 1827 et 1828 » du capitaine Peter Dillon 1 et les recherches, couronnées de succès, qu’il fit sur l’île de Vanikoro pour trouver une trace des frégates de La Pérouse. Le nom de La Pérouse est bien célèbre, sinon au point de vue scientifique, du moins au point de vue dramatique, si j’ose dire. La Pérouse avait été envoyé par Louis XVI pour un voyage de circumnavigation ; le roi avait dessiné l’itinéraire de sa propre main. Et par un parallèle étrange, la tragique disparition du bourlingueur coïncida, à peu de mois près, avec l’effondrement de la monarchie. La Pérouse périt victime des flots ou des sauvages ; et Louis XVI — des tempêtes révolutionnaires. La légende veut qu’en montant sur l’échafaud le 21 janvier 1793, le roi ait demandé à ses bourreaux : « A-t-on des nouvelles de M. de La Pérouse ? » On sait aujourd’hui le lieu du naufrage des deux vaisseaux de l’expédition ; et c’est au capitaine Dillon, né en Martinique, qu’appartient l’honneur de cette découverte. Personne ne connaissait peut-être mieux les îles du Pacifique Sud et les coutumes des insulaires que ce capitaine chevronné qui, pendant plus de vingt années, avait navigué et trafiqué dans ces parages. Le 15 mai 1826, son navire de commerce, le Saint-Patrick, dans sa route de Valparaiso (Chili) à Calcutta (Inde), passa près de l’île de Tikopia, dans l’archipel des Salomon. Sur les pirogues qui vinrent l’accoster se trouvait le Prussien Martin Bushart 2 que le capitaine Dillon avait jadis déposé sur cette île, et qui lui montra, au quatrième ou cinquième verre de rhum, la poignée d’une épée qu’il avait achetée, une épée d’officier, sur laquelle étaient gravés des caractères. Interrogé à cet égard, Bushart répondit que cette épée provenait du naufrage de deux bâtiments, dont les débris existaient encore devant Vanikoro. De ce récit, le capitaine Dillon inféra que c’étaient les frégates de La Pérouse et persuada Bushart à l’accompagner dans son enquête. Arrivé à Calcutta, il fit part de ses soupçons dans une lettre qu’il soumit à l’appréciation du secrétaire en chef du gouvernement du Bengale, Charles Lushington. La voici 3 : « Monsieur, étant convaincu que vous êtes animé de l’esprit de philanthropie qui a toujours marqué la conduite du gouvernement britannique, je n’ai pas besoin d’excuse pour appeler votre attention sur certaines circonstances qui me paraissent relatives à l’infortuné navigateur français comte de La Pérouse, dont le sort est demeuré inconnu depuis près d’un demi-siècle… » La Compagnie des Indes orientales décida qu’un navire, le Research, irait enquêter sous les ordres du capitaine Dillon ; elle affecta mille roupies à l’achat des présents à faire aux indigènes et plaça à bord un diplomate français, Eugène Chaigneau, qui constaterait la découverte.
Vigny, « Correspondance (1816-1863) »
Il s’agit de la « Correspondance » d’Alfred de Vigny, poète français à la destinée assez triste. Seul — ou presque seul — de tous les romantiques, il n’a pas fait école. On ne l’a pas suivi dans ses démarches littéraires. On l’a remarqué sans en rien dire à personne, sans qu’au surplus il s’en plaignît lui-même. Il était né cinq ans avant Victor Hugo, sept ans après Lamartine. Mais tandis que les noms de ces deux géants remplissaient toutes les bouches, ce n’étaient pas ses « Poésies », mais un assez mauvais drame — « Chatterton » en 1835 — qui tirait ce poète, pour quelques jours à peine, de sa retraite un peu mystérieuse, de sa sainte solitude où il rentrait aussitôt. À quoi cela tient-il ? À ses défauts d’abord, dont il faut convenir. Souvent, ses productions manquent de forte couleur et de relief. Aucune n’est avortée, mais presque toutes sont languissantes et maladives. Leur étiolement, comme celui de toutes les générations difficiles en vase clos, vient de ce qu’elles ont séjourné trop longtemps dans l’esprit de leur auteur. Il ne les a créées qu’en s’isolant complètement dans son silence, comme dans une tour inaccessible : « [Ses] poésies sont nées, non comme naissent les belles choses vivantes — par une chaude génération, mais comme naissent les… choses précieuses et froides, les perles, les coraux… avec lesquels elles ont de l’affinité — par agglutination, cohésion lente, invisible condensation », déclare un critique 1. « L’exécution de Vigny souvent brillante et toujours élégante n’a pas moins quelque chose d’habituellement pénible et de laborieux… Et d’une manière générale, jusque dans ses plus belles pièces, jusque dans “Éloa”, jusque dans “La Maison du berger”, sa liberté de poète est perpétuellement entravée par je ne sais quelle hésitation ou quelle impuissance d’artiste », ajoute un autre critique 2. Cependant, cette hésitation est le fait d’un homme qui se posait les questions supérieures et qui éprouvait la vie. Et quelle que fût la portée — ou médiocre ou élevée — de son esprit, cet esprit vivait au moins dans les hautes régions de la pensée : « Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points [d’appui] dans le vide qui nous enveloppe ! », dit-il 3. Et aussi : « J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs… ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivants dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour »
Gogol, « Œuvres complètes »
Il s’agit des « Âmes mortes » (« Miortvyïé douchi » 1) et autres œuvres de Nicolas Gogol 2. L’un des informateurs du vicomte de Vogüé pour « Le Roman russe », un vieil homme de lettres 3, témoignant du fait que Gogol était devenu le modèle de la prose, comme Pouchkine — celui de la poésie, avait déclaré en français : « Nous sommes tous sortis du “Manteau” de Gogol » 4. Cette formule a bien plu. Elle a été ensuite traduite par plusieurs journaux russes, tant elle est devenue connue et « la chose de tous ». On connaît moins Gogol lui-même qui, à plusieurs égards, était un homme privé et mystérieux. On peut le dire, il y avait en lui quelque chose du démon. Un pouvoir surnaturel faisait étinceler ses yeux ; il semblait par moments que l’irrationnel et l’effrayant le pénétraient de part en part et imprimaient sur ses œuvres une marque ineffaçable. Si, par la suite, la littérature russe s’est signalée par une certaine exaltation déréglée, tourmentée, une certaine contradiction intérieure, une psychose guettant constamment, cachée au tournant ; si elle a même favorisé ce type de caractères, elle a suivi en tout cela l’exemple de Gogol. Cet auteur mi-russe, mi-ukrainien avait une nature double et vivait dans un monde dédoublé — le monde réel et le monde des rêves loufoques, terrifiants. Et non seulement ces deux mondes parallèles se rencontraient, mais encore ils se contorsionnaient et se confondaient d’une façon extravagante dans son esprit délirant, « comme deux piliers, qui se reflètent dans l’eau, se livrent aux contorsions les plus folles quand les remous de l’onde s’y prêtent » 5. C’est « Le Nez » (« Nos » 6), anagramme du « Rêve » (« Son » 7), où ce génie si particulier de Gogol s’est déployé librement pour la toute première fois. Que l’on pense au début de la nouvelle : « À son immense stupéfaction, il s’aperçut que la place que son nez devait occuper ne présentait plus qu’une surface lisse ! Tout alarmé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec un essuie-mains : le nez avait bel et bien disparu ! » Voilà que toutes les fondations du réel vacillent, mais le fonctionnaire gogolien est à peine conscient de ce qui lui arrive. Confronté à une ville absurde et fantasmagorique, un « Gogolgrad » inquiétant, où le diable lui-même allume les lampes et éclaire les choses pour les montrer sous un aspect illusoire et trompeur, ce petit homme grugé, floué avance à tâtons dans la brume, en s’accrochant orgueilleusement et puérilement à ses fonctions bureaucratiques. « La ville a beau lui jouer les tours les plus pendables, le berner ou le châtrer momentanément, ce personnage caméléonesque et insignifiant ne renonce jamais à s’incruster, à s’enraciner, fût-ce dans l’inexistant. [Il] restera chatouilleux sur son grade et ses prérogatives jusqu’à [sa] dissolution complète dans le non-être… Inchangé, il réapparaîtra chez un Kafka », dit très bien M. Georges Nivat.
- En russe « Мёртвые души ». Parfois transcrit « Mjortwyje duschi », « Mertwyja duschi », « Mjortwye duschi », « Mertwya duschi », « Myortvyye dushi », « Miortvyye dushi », « Mjortvye dusi », « Mertvye duši », « Mèrtvyia doûchi », « Miortvia douchi », « Meurtvia douchi » ou « Mertviia douchi ».
- En russe Николай Гоголь. Parfois transcrit Nikolaj Gogol, Nikolaï Gogol ou Nicolaï Gogol.
- Sans doute Dmitri Grigorovitch, comme une remarque à la page 208 du « Roman russe » le laisse penser : « M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres…, m’a confirmé cette anecdote ».
- « Le Roman russe », p. 96.
Bashô, « Seigneur ermite : l’intégrale des haïkus »
Il s’agit des haïkus de Matsuo Bashô 1, figure illustre de la poésie japonaise (XVIIe siècle apr. J.-C.). Par son éthique de vie, encore plus que par son œuvre elle-même, ce fils de samouraï a imposé la forme actuelle du haïku, mais surtout il en a défini la manière, l’esprit : légèreté, recherche de simplicité, extrême respect pour la nature, et ce quelque chose qu’on ne peut définir facilement et qu’il faut sentir — une élégance intérieure, comme revêtue de pudeur discrète, qui est foncièrement japonaise. Son poème de la rainette est un fameux exemple du saut par lequel le haïku se débarrasse de l’artificiel pour atteindre la sobriété nue : « Vieil étang / une rainette y plongeant / chuchotis de l’eau » 2. Ce haïku traduit et d’autres sont le premier ouvrage par lequel la poésie et la pensée asiatiques viennent jusqu’à Mme Marguerite Yourcenar qui a quinze ans : « Ce livre exquis a été l’équivalent pour moi d’une porte entrebâillée ; elle ne s’est plus jamais refermée depuis », écrit-elle dans une lettre datée de 1955. En 1982, pendant ses trois mois passés au Japon, elle suit sur les sentiers étroits la trace de Bashô ; et tandis qu’un ami japonais, qui la guide, commence à lui traduire « Elles mourront bientôt… », elle l’interrompt en citant par cœur la chute : « et pourtant n’en montrent rien / chant des cigales ». « Peut-être son plus beau poème », précise-t-elle dans un petit article intitulé « Bashô sur la route ». À Kyôto, elle visite la hutte qui a hébergé notre poète vers la fin de sa vie — Rakushisha 3 (« la chaumière où tombent les kakis » 4) qui lui « fait penser à la légère dépouille d’une cigale ». À l’intérieur, si on peut parler d’intérieur dans un lieu si ouvert aux intempéries, rien ou presque pour se protéger du passage des saisons, si présentes justement dans l’œuvre de Bashô « par les inconvénients et les malaises qu’elles apportent autant que par l’extase des yeux et de l’esprit que dispense leur beauté », comme explique Mme Yourcenar. Quant au maître lui-même : « Cet homme ambulant », écrit-elle, « qui a intitulé l’un de ses essais “Souvenirs d’un squelette exposé aux intempéries” voyage moins pour s’instruire… que pour subir. Subir est une faculté japonaise, poussée parfois jusqu’au masochisme [!], mais l’émotion et la connaissance chez Bashô naissent de cette soumission à l’événement ou à l’incident : la pluie, le vent, les longues marches, les ascensions sur les sentiers gelés des montagnes, les gîtes de hasard, comme celui de l’octroi à Shitomae où il partage une pièce au plancher de terre battue avec un cheval… » Sous des apparences de promenades, ces pèlerinages éveillaient la pensée de Bashô et mettaient sa vie en conformité avec la haute idée qu’il se faisait du haïku : « Le vent me transperce / résigné à y laisser mes os / je pars en voyage »
Volney, « Considérations sur la guerre actuelle des Turcs »
Il s’agit des « Considérations sur la guerre actuelle des Turcs » de Constantin-François de Chassebœuf, voyageur et littérateur français, plus connu sous le surnom de Volney (XVIIIe-XIXe siècle). Il perdit sa mère à deux ans et fut laissé entre les mains d’une vieille parente, qui l’abandonna dans un petit collège d’Ancenis. Le régime de ce collège était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée ; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu’en grondant et ne grondait qu’en frappant. Volney souffrait d’autant plus que son père ne venait jamais le voir et ne paraissait jamais avoir pour lui cette sollicitude que témoigne un père envers son fils. L’enfant avançait pourtant dans ses études et était à la tête de ses classes. Soit par nature, soit par suite de l’abandon de son père, soit les deux, il se plaisait dans la méditation solitaire et taciturne, et son génie n’attendait que d’être libéré pour se développer et pour prendre un essor rapide. L’occasion ne tarda pas à se présenter : une modique somme d’argent lui échut. Il résolut de l’employer à acquérir, dans un grand voyage, un fonds de connaissances nouvelles. La Syrie et l’Égypte lui parurent les pays les plus propres aux observations historiques et morales dont il voulait s’occuper. « Je me séparerai », se promit-il 1, « des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’âme se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère ; j’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monuments anciens… par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les Empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Mais pour visiter ces pays avec fruit, il fallait en connaître la langue : « Sans la langue, l’on ne saurait apprécier le génie et le caractère d’une nation : la traduction des interprètes n’a jamais l’effet d’un entretien direct », pensait-il 2. Cette difficulté ne rebuta point Volney. Au lieu d’apprendre l’arabe en Europe, il alla s’enfermer durant huit mois dans un couvent du Liban, jusqu’à ce qu’il fût en état de parler cette langue commune à tant d’Orientaux.
Volney, « Leçons d’histoire, prononcées à l’École normale en l’an III de la République française »
Il s’agit des « Leçons d’histoire » de Constantin-François de Chassebœuf, voyageur et littérateur français, plus connu sous le surnom de Volney (XVIIIe-XIXe siècle). Il perdit sa mère à deux ans et fut laissé entre les mains d’une vieille parente, qui l’abandonna dans un petit collège d’Ancenis. Le régime de ce collège était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée ; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu’en grondant et ne grondait qu’en frappant. Volney souffrait d’autant plus que son père ne venait jamais le voir et ne paraissait jamais avoir pour lui cette sollicitude que témoigne un père envers son fils. L’enfant avançait pourtant dans ses études et était à la tête de ses classes. Soit par nature, soit par suite de l’abandon de son père, soit les deux, il se plaisait dans la méditation solitaire et taciturne, et son génie n’attendait que d’être libéré pour se développer et pour prendre un essor rapide. L’occasion ne tarda pas à se présenter : une modique somme d’argent lui échut. Il résolut de l’employer à acquérir, dans un grand voyage, un fonds de connaissances nouvelles. La Syrie et l’Égypte lui parurent les pays les plus propres aux observations historiques et morales dont il voulait s’occuper. « Je me séparerai », se promit-il 1, « des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’âme se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère ; j’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monuments anciens… par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les Empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Mais pour visiter ces pays avec fruit, il fallait en connaître la langue : « Sans la langue, l’on ne saurait apprécier le génie et le caractère d’une nation : la traduction des interprètes n’a jamais l’effet d’un entretien direct », pensait-il 2. Cette difficulté ne rebuta point Volney. Au lieu d’apprendre l’arabe en Europe, il alla s’enfermer durant huit mois dans un couvent du Liban, jusqu’à ce qu’il fût en état de parler cette langue commune à tant d’Orientaux.
Vigny, « Œuvres complètes. Tome IX. Les Consultations du Docteur-Noir, part. 2. Daphné »
Il s’agit de « Daphné » d’Alfred de Vigny, poète français à la destinée assez triste. Seul — ou presque seul — de tous les romantiques, il n’a pas fait école. On ne l’a pas suivi dans ses démarches littéraires. On l’a remarqué sans en rien dire à personne, sans qu’au surplus il s’en plaignît lui-même. Il était né cinq ans avant Victor Hugo, sept ans après Lamartine. Mais tandis que les noms de ces deux géants remplissaient toutes les bouches, ce n’étaient pas ses « Poésies », mais un assez mauvais drame — « Chatterton » en 1835 — qui tirait ce poète, pour quelques jours à peine, de sa retraite un peu mystérieuse, de sa sainte solitude où il rentrait aussitôt. À quoi cela tient-il ? À ses défauts d’abord, dont il faut convenir. Souvent, ses productions manquent de forte couleur et de relief. Aucune n’est avortée, mais presque toutes sont languissantes et maladives. Leur étiolement, comme celui de toutes les générations difficiles en vase clos, vient de ce qu’elles ont séjourné trop longtemps dans l’esprit de leur auteur. Il ne les a créées qu’en s’isolant complètement dans son silence, comme dans une tour inaccessible : « [Ses] poésies sont nées, non comme naissent les belles choses vivantes — par une chaude génération, mais comme naissent les… choses précieuses et froides, les perles, les coraux… avec lesquels elles ont de l’affinité — par agglutination, cohésion lente, invisible condensation », déclare un critique 1. « L’exécution de Vigny souvent brillante et toujours élégante n’a pas moins quelque chose d’habituellement pénible et de laborieux… Et d’une manière générale, jusque dans ses plus belles pièces, jusque dans “Éloa”, jusque dans “La Maison du berger”, sa liberté de poète est perpétuellement entravée par je ne sais quelle hésitation ou quelle impuissance d’artiste », ajoute un autre critique 2. Cependant, cette hésitation est le fait d’un homme qui se posait les questions supérieures et qui éprouvait la vie. Et quelle que fût la portée — ou médiocre ou élevée — de son esprit, cet esprit vivait au moins dans les hautes régions de la pensée : « Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points [d’appui] dans le vide qui nous enveloppe ! », dit-il 3. Et aussi : « J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs… ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivants dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour »
Vigny, « Œuvres complètes. Tome VIII. Théâtre, part. 2. Quitte pour la peur • Le More De Venise • Shylock »
Il s’agit de « Quitte pour la peur » et autres œuvres d’Alfred de Vigny, poète français à la destinée assez triste. Seul — ou presque seul — de tous les romantiques, il n’a pas fait école. On ne l’a pas suivi dans ses démarches littéraires. On l’a remarqué sans en rien dire à personne, sans qu’au surplus il s’en plaignît lui-même. Il était né cinq ans avant Victor Hugo, sept ans après Lamartine. Mais tandis que les noms de ces deux géants remplissaient toutes les bouches, ce n’étaient pas ses « Poésies », mais un assez mauvais drame — « Chatterton » en 1835 — qui tirait ce poète, pour quelques jours à peine, de sa retraite un peu mystérieuse, de sa sainte solitude où il rentrait aussitôt. À quoi cela tient-il ? À ses défauts d’abord, dont il faut convenir. Souvent, ses productions manquent de forte couleur et de relief. Aucune n’est avortée, mais presque toutes sont languissantes et maladives. Leur étiolement, comme celui de toutes les générations difficiles en vase clos, vient de ce qu’elles ont séjourné trop longtemps dans l’esprit de leur auteur. Il ne les a créées qu’en s’isolant complètement dans son silence, comme dans une tour inaccessible : « [Ses] poésies sont nées, non comme naissent les belles choses vivantes — par une chaude génération, mais comme naissent les… choses précieuses et froides, les perles, les coraux… avec lesquels elles ont de l’affinité — par agglutination, cohésion lente, invisible condensation », déclare un critique 1. « L’exécution de Vigny souvent brillante et toujours élégante n’a pas moins quelque chose d’habituellement pénible et de laborieux… Et d’une manière générale, jusque dans ses plus belles pièces, jusque dans “Éloa”, jusque dans “La Maison du berger”, sa liberté de poète est perpétuellement entravée par je ne sais quelle hésitation ou quelle impuissance d’artiste », ajoute un autre critique 2. Cependant, cette hésitation est le fait d’un homme qui se posait les questions supérieures et qui éprouvait la vie. Et quelle que fût la portée — ou médiocre ou élevée — de son esprit, cet esprit vivait au moins dans les hautes régions de la pensée : « Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points [d’appui] dans le vide qui nous enveloppe ! », dit-il 3. Et aussi : « J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs… ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivants dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour »