Gogol, «Œuvres complètes»

éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris

Il s’agit des «Âmes mortes» («Miort­vyïé dou­chi» 1) et autres œuvres de Ni­co­las Go­gol 2. L’un des in­for­ma­teurs du vi­comte de Vogüé pour «Le Ro­man russe», un vieil homme de lettres 3, té­moi­gnant du fait que Go­gol était de­venu le mo­dèle de la prose, comme Pou­ch­kine — ce­lui de la poé­sie, avait dé­claré en fran­çais : «Nous sommes tous sor­tis du “Man­teau” de Go­gol» 4. Cette for­mule a bien plu. Elle a été en­suite tra­duite par plu­sieurs jour­naux russes, tant elle est de­ve­nue connue et «la chose de tous». On connaît moins Go­gol lui-même qui, à plu­sieurs égards, était un homme privé et mys­té­rieux. On peut le dire, il y avait en lui quelque chose du dé­mon. Un pou­voir sur­na­tu­rel fai­sait étin­ce­ler ses yeux; il sem­blait par mo­ments que l’irrationnel et l’effrayant le pé­né­traient de part en part et im­pri­maient sur ses œuvres une marque in­ef­fa­çable. Si, par la suite, la lit­té­ra­ture russe s’est si­gna­lée par une cer­taine exal­ta­tion dé­ré­glée, tour­men­tée, une cer­taine contra­dic­tion in­té­rieure, une psy­chose guet­tant constam­ment, ca­chée au tour­nant; si elle a même fa­vo­risé ce type de ca­rac­tères, elle a suivi en tout cela l’exemple de Go­gol. Cet au­teur mi-russe, mi-ukrai­nien avait une na­ture double et vi­vait dans un monde dé­dou­blé — le monde réel et le monde des rêves lou­foques, ter­ri­fiants. Et non seule­ment ces deux mondes pa­ral­lèles se ren­con­traient, mais en­core ils se contor­sion­naient et se confon­daient d’une fa­çon ex­tra­va­gante dans son es­prit dé­li­rant, «comme deux pi­liers, qui se re­flètent dans l’eau, se livrent aux contor­sions les plus folles quand les re­mous de l’onde s’y prêtent» 5. C’est «Le Nez» («Nos» 6), ana­gramme du «Rêve» («Son» 7), où ce gé­nie si par­ti­cu­lier de Go­gol s’est dé­ployé li­bre­ment pour la toute pre­mière fois. Que l’on pense au dé­but de la nou­velle : «À son im­mense stu­pé­fac­tion, il s’aperçut que la place que son nez de­vait oc­cu­per ne pré­sen­tait plus qu’une sur­face lisse! Tout alarmé, Ko­va­liov se fit ap­por­ter de l’eau et se frotta les yeux avec un es­suie-mains : le nez avait bel et bien dis­paru!» Voilà que toutes les fon­da­tions du réel va­cillent, mais le fonc­tion­naire go­go­lien est à peine conscient de ce qui lui ar­rive. Confronté à une ville ab­surde et fan­tas­ma­go­rique, un «Go­gol­grad» in­quié­tant, où le diable lui-même al­lume les lampes et éclaire les choses pour les mon­trer sous un as­pect illu­soire et trom­peur, ce pe­tit homme grugé, floué avance à tâ­tons dans la brume, en s’accrochant or­gueilleu­se­ment et pué­ri­le­ment à ses fonc­tions bu­reau­cra­tiques. «La ville a beau lui jouer les tours les plus pen­dables, le ber­ner ou le châ­trer mo­men­ta­né­ment, ce per­son­nage ca­mé­léo­nesque et in­si­gni­fiant ne re­nonce ja­mais à s’incruster, à s’enraciner, fût-ce dans l’inexistant. [Il] res­tera cha­touilleux sur son grade et ses pré­ro­ga­tives jusqu’à [sa] dis­so­lu­tion com­plète dans le non-être… In­changé, il ré­ap­pa­raî­tra chez un Kafka», dit très bien M. Georges Ni­vat.

Go­gol était de­venu le mo­dèle de la prose, comme Pou­ch­kine — ce­lui de la poé­sie

La bio­gra­phie de Go­gol est tra­ver­sée par le feu — et lit­té­ra­le­ment —, puisqu’à peine en­tré dans la car­rière lit­té­raire, il brû­lait tous les exem­plaires de son pre­mier livre, qu’il avait pour­tant pu­blié à compte d’auteur; et qu’il ré­pé­tera ce geste à la toute fin de sa vie en dé­trui­sant par le feu la se­conde par­tie des «Âmes mortes» comme un vé­ri­table sui­cide. «Comme le Ma­lin est puis­sant! voilà jusqu’où il m’a conduit», dira-t-il en larmes, en mon­trant à Tol­stoï les cendres de cet au­to­dafé. Ner­veux, mal équi­li­bré dans sa psy­ché, avec des sautes brusques d’humeur, d’enthousiasme et de déses­pé­rance, Go­gol fait montre ce­pen­dant dans le do­maine du style d’une har­mo­nie to­tale, pro­di­gieuse qui est là en­core un mys­tère. Sa langue ren­ferme tous les tons, toutes les nuances, tous les timbres, du plus dur au plus ca­res­sant. Elle est d’une ri­chesse in­ouïe et peut, vi­vante comme la vie, s’enrichir à chaque ins­tant en pui­sant, d’un côté, au ré­ser­voir sa­cral du sla­von d’église; en bu­ti­nant, de l’autre, dans les dix mille mots pit­to­resques que lui offrent les in­nom­brables dia­lectes épar­pillés dans les pro­vinces. Elle peut dans le même dis­cours s’élever à des su­bli­mi­tés in­con­nues et s’abaisser à ces tri­via­li­tés qui touchent le pe­tit peuple. Et par en­droits, quelle poé­sie! quelle sen­si­bi­lité! «La prose de Pou­ch­kine est à trois di­men­sions; celle de Go­gol — à quatre au moins», dit Na­bo­kov 8. Il faut lire dans «Les Âmes mortes» la des­crip­tion du parc aban­donné de Pliou­ch­kine, dont les charmes, les ver­dures, les sen­teurs, le si­lence, l’abandon sym­bo­lisent avec so­len­nité le jar­din de la langue go­go­lienne. Tous les ex­trêmes s’y ren­contrent avec un tel ac­cord; tout s’y fond si bien en un tout, vo­la­ti­li­sant la lourde masse de l’ensemble, qu’on croi­rait que la na­ture s’est as­so­ciée à l’homme en don­nant le coup de ci­seau fi­nal, ré­pan­dant une agréable cha­leur sur sa froide créa­tion : «Les masses vertes, inon­dées de so­leil, s’ouvraient par­fois sur un abîme géant plongé dans l’ombre. On de­vi­nait, dans cette pro­fon­deur noire, un sen­tier fuyant; une ba­lus­trade ef­fon­drée; un pa­villon chan­ce­lant; le tronc creux d’un vieux saule, d’où s’échappait l’inextricable brous­saille d’un arbre à pois; un en­che­vê­tre­ment… de branches des­sé­chées; en­fin, un… ra­meau d’érable, qui éten­dait obli­que­ment ses ver­doyantes feuilles pal­mées. Un rayon de so­leil se glis­sait, Dieu sait com­ment, sous l’une d’elles, qu’il trans­for­mait en un ob­jet trans­pa­rent, igné, mer­veilleu­se­ment ra­dieux en ces té­nèbres» 9.

Cer­tains se sont de­mandé pour­quoi Go­gol a donné le sous-titre de «Poème» à ses «Âmes mortes», et voici la lu­mi­neuse ré­ponse de Ca­mille Vet­tard 10 : «Je ne sais évi­dem­ment pas le mo­tif exact, la pen­sée se­crète qui a pu in­ci­ter Go­gol à choi­sir cette éti­quette. Mais quand je sors d’une lec­ture de son livre, lorsque j’ai vu se sub­sti­tuer peu à peu dans mon es­prit, à me­sure que je tour­nais les pages, au hé­ros prin­ci­pal Tchit­chi­kov et à cette mul­ti­tude de com­parses si for­te­ment in­di­vi­dua­li­sés — à Ma­ni­lov, à la dame Ko­ro­bot­chka, à So­ba­ké­vitch, à Noz­driov, au pro­di­gieux Pliou­ch­kine, à tant d’autres — l’image de la Rus­sie, de la sainte Rus­sie, char­gée… de souf­frances et d’iniquités, et qui, pour­tant, telle que la “brit­chka” 11 de Tchit­chi­kov, brûle l’espace, dé­pas­sant tout ce qu’il y a sur la terre, de­vant les autres peuples et les autres Em­pires ef­fa­cés pour lui li­vrer pas­sage, quand il me semble en­tendre s’élever de ces pages les voix, la voix qui chante dans le pré­lude de “Bo­ris Go­dou­nov” de Mous­sorg­ski, alors je com­prends que Go­gol ait ap­pelé son livre un “Poème”. Au même titre que “Don Qui­chotte”, que “Le Mou­lin sur la Floss”, que “Ma­dame Bo­vary”, que “Guerre et Paix”, “Les Âmes mortes” sont l’une des plus belles ri­vières épiques de la lit­té­ra­ture.»

Il n’existe pas moins de trois tra­duc­tions fran­çaises des «Âmes mortes», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Henri Mon­gault.

«Русь! Русь! Вижу тебя, из моего чудного, прекрасного далека тебя вижу : бедно, разбросанно и неприютно в тебе; не развеселят, не испугают взоров дерзкие дива природы, венчанные дерзкими дивами искусства, города с многооконными высокими дворцами, вросшими в утесы, картинные дерева и плющи, вросшие в домы, в шуме и в вечной пыли водопадов; не опрокинется назад голова посмотреть на громоздящиеся без конца над нею и в вышине каменные глыбы; не блеснут сквозь наброшенные одна на другую темные арки, опутанные виноградными сучьями, плющами и несметными миллионами диких роз, не блеснут сквозь них вдали вечные линии сияющих гор, несущихся в серебряные ясные небеса. Открыто-пустынно и ровно все в тебе; как точки, как значки, неприметно торчат среди равнин невысокие твои города…»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Ô Rus­sie! Rus­sie! Des loin­tains mer­veilleux où je ré­side 12, je t’aperçois : pauvre terre rude et in­hos­pi­ta­lière où nulle mer­veille de l’art ne vient s’ajouter à celles de la na­ture pour égayer ou ef­frayer le re­gard. On cherche en vain chez toi ces villes aux splen­dides pa­lais sus­pen­dus au-des­sus de pré­ci­pices, ces mai­sons ta­pis­sées de lierre où, dans le fra­cas des cas­cades écu­mantes, s’accrochent des arbres pit­to­resques; on n’a pas à re­je­ter la tête en ar­rière pour contem­pler des blocs de pierre en­tas­sés à une hau­teur ver­ti­gi­neuse; on ne voit point, à tra­vers une en­fi­lade d’arcs sombres où s’entrelacent le pampre, le lierre et l’églantine, res­plen­dir au loin les lignes im­muables des mon­tagnes, qui se dé­coupent sur le ciel ar­genté. La so­li­tude dans l’uniformité, voilà ce que tu offres par­tout; points im­per­cep­tibles, tes villes basses se confondent avec les plaines…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mon­gault

«Rus­sie! Rus­sie! Des lieux étran­gers où je suis, de cette grande dis­tance tra­ver­sée par plu­sieurs hautes chaînes de mon­tagnes, je te vois, je te vois dis­tinc­te­ment, ô mon pays : ta na­ture est pauvre; là rien pour ré­jouir ni pour ef­frayer les re­gards. Point de ces har­dies mer­veilles cou­ron­nées par les té­mé­ri­tés de l’art; point de ces villes si­gna­lées par de hauts pa­lais à mille fe­nêtres, qui ont pour base des masses de rocs géants; point de ces arbres dont cha­cun fait ta­bleau, de ces vastes et amples dra­pe­ries de lierre en­ser­rant les mai­sons dans leurs plis, gran­dis­sant dans le bruit et l’éternelle pluie dia­man­tée qui sort des bé­nignes va­peurs des tor­rents et des cas­ca­telles! Chez toi, on n’a pas à ren­ver­ser la tête en ar­rière pour re­gar­der là-haut dans les airs de mons­trueuses roches ap­pen­dues, ici en bi­zarres cor­niches, là en im­menses voûtes for­mant des salles de gé­nies ou de Ti­tans éclai­rées de loin en loin sous les nuages, par des ou­ver­tures où joue le lé­zard à tra­vers les pampres, les ca­pil­laires, les lierres, les mousses en­che­vê­trées à cet ori­fice aé­rien. Point de ces pers­pec­tives in­fi­nies de cimes écla­tantes de lu­mières di­verses sous des ciels d’or, d’argent, d’azur et de pourpre, d’une in­com­pa­rable trans­pa­rence! Non, Rus­sie, en toi, il est vrai, rien de si splen­dide, de si pit­to­resque; en toi tout est plat et dé­cou­vert, les villes sont plates, sans re­lief, et ne se dé­tachent sur l’uniformité du dé­sert que comme des points, des marques, de pou­dreuses oa­sis…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Ernest Char­rière (XIXe siècle)

«Rus­sie! Rus­sie! Des belles et loin­taines ré­gions où je suis, je te vois : ton sol est triste, plat, in­hos­pi­ta­lier. L’œil n’est pas ré­joui ni épou­vanté par les har­dies mer­veilles de la na­ture, cou­ron­nées des har­dies mer­veilles de l’art. Chez toi, point de ces villes avec des hauts pa­lais aux mille fe­nêtres sus­pen­dus au-des­sus des abîmes, des arbres et des lierres pit­to­resques, qui en­serrent les mai­sons, dans le bruit et l’éternelle pous­sière des cas­cades. La tête ne se re­dresse point pour contem­pler les masses de pierre en­tas­sées au-des­sus d’elles. À tra­vers des ar­cades sombres je­tées les unes sur les autres, on ne voit point écla­ter les lignes éter­nelles des mon­tagnes écla­tantes qui s’élancent vers un lu­mi­neux ciel d’argent. En toi, tout est plat, vide et mo­no­tone. Comme de pe­tits points, des signes de re­père, tes villes basses se dressent sur tes plaines…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Louis Le­ger (dans «Ni­co­las Go­gol», éd. H. Di­dier, coll. Les Grands Écri­vains étran­gers, Pa­ris)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En russe «Мёртвые души». Par­fois trans­crit «Mjortwyje du­schi», «Mertwyja du­schi», «Mjortwye du­schi», «Mertwya du­schi», «Myort­vyye du­shi», «Miort­vyye du­shi», «Mjort­vye dusi», «Mert­vye duši», «Mèrt­vyia doû­chi», «Miort­via dou­chi», «Meurt­via dou­chi» ou «Mert­viia dou­chi». Haut
  2. En russe Николай Гоголь. Par­fois trans­crit Ni­ko­laj Go­gol, Ni­ko­laï Go­gol ou Ni­co­laï Go­gol. Haut
  3. Sans doute Dmi­tri Gri­go­ro­vitch, comme une re­marque à la page 208 du «Ro­man russe» le laisse pen­ser : «M. Gri­go­ro­vitch, qui tient une place ho­no­rée dans les lettres…, m’a confirmé cette anec­dote». Haut
  4. «Le Ro­man russe», p. 96. Haut
  5. Na­bo­kov, «Ni­ko­laï Go­gol». Haut
  6. En russe «Нос». Par­fois trans­crit «Noss». Haut
  7. En russe «Сон». Haut
  1. «Ni­ko­laï Go­gol». Haut
  2. p. 1220-1221. Haut
  3. «Compte rendu sur “Ni­co­las Go­gol”». Haut
  4. En russe бричка. Une «brit­chka» est une ca­lèche de voyage lé­gère, à demi cou­verte, as­sez in­com­mode, im­mor­ta­li­sée par Go­gol dans «Les Âmes mortes» dont le per­son­nage prin­ci­pal, Tchit­chi­kov, voyage à tra­vers la Rus­sie par ce moyen. Vet­tard fait al­lu­sion ici plus pré­ci­sé­ment à la di­gres­sion ly­rique par la­quelle s’achève le ch. XI, quand Tchit­chi­kov quitte la ville. Par­fois trans­crit «brit­schka», «bri­chka» ou «briska». Haut
  5. Go­gol voya­geait en Suisse, en France — «Qu’il est drôle de pen­ser que j’écris “Les Âmes mortes” à Pa­ris» — et en Ita­lie à l’époque où il écri­vait ces lignes. Haut
  6. Pseu­do­nyme d’André Si­niavski. Haut