Il s’agit du roman « La Petite Pantoufle » (« Thou-sio-sié »1) de Tin-Tun-Ling2, lettré chinois exilé en France après la révolte des Taiping (XIXe siècle). On vit un jour, par une matinée de printemps, ce Chinois, ce vrai Chinois de Chine, « portant une robe bariolée de fleurs et de chimères, une longue queue dans le dos et un parasol à la main »3, errer aux abords solitaires de l’Odéon, à Paris, arrêtant tous les passants pour leur montrer une lettre sur laquelle un nom était écrit. « Encore un sourd-muet ! Est-ce qu’ils vont porter un uniforme maintenant ? »4, disaient avec humeur les passants, et aucun ne prenait seulement la peine de lire. Un seul, plus charitable, comprit que le malheureux demandait qu’on le conduisît à la rue Monsieur-le-Prince indiquée sur l’enveloppe. Cette rue avait une trentaine de numéros, et la lettre envoyait Tin-Tun-Ling au 169. On interrogea néanmoins tous les concierges, et il fut bientôt conclu que le nom de la personne recherchée était tout aussi irréel que son adresse. Que faire de l’étranger ? Le passant charitable, qui dînait le soir même chez Théophile Gautier, eut l’idée géniale d’en faire part au célèbre écrivain. Ce dernier adorait l’Orient, et le voilà aussitôt attendri sur le sort de ce Chinois échoué sur le pavé de Paris : « Je me vois à Pékin, sans un sou », s’exclama Gautier5, « ne sachant pas un mot de chinois et ayant, pour toute recommandation, un aspect insolite qui ameute les foules à mes trousses et les chiens contre mes mollets !… Amène-moi ton Chinois. On tâchera de réunir pour lui un petit magot et de rapatrier l’exilé. Viens déjeuner demain ici avec lui. » Le passant, fidèle au rendez-vous, présenta, le lendemain, à la famille Gautier Tin-Tun-Ling, qui leur fit les saluts les plus respectueux. On essaya d’échanger quelques phrases avec lui ; mais ce n’était pas commode, car le peu de français qu’il savait, il le prononçait d’une façon inattendue. Cependant, quand il comprit qu’on avait l’intention de lui fournir les moyens de retourner dans son pays lointain, il manifesta une grande épouvante : « Moi, pas tourner Chine ! », s’écria-t-il6. Il était un ancien Taiping, qui avait conspiré. Il s’était battu, et un de ses bras gardait la marque d’une affreuse blessure.
« Moi, pas tourner Chine ! », continuait à murmurer le Chinois, très effrayé. Théophile Gautier, en bon prince, décida immédiatement de garder et d’héberger le proscrit : « As-tu envie d’apprendre le chinois », demanda-t-il à sa fille Judith, « et d’étudier un pays presque encore inconnu, et qui semble prodigieux ? Ce ouistiti mélancolique a l’air très intelligent… Veux-tu essayer de dévider cet homme jaune et de voir ce qu’il cache au fond de sa cervelle obscure ? » Oui, elle le voulait. Et c’est ainsi que Tin-Tun-Ling devint, pour le Tout-Paris de l’époque, « le Chinois de Théophile Gautier ». On lui trouva une garçonnière rue des Mauvaises-Paroles ; mais il avait table ouverte chez les Gautier. Il avait l’habitude d’y venir au déjeuner, et tout de suite après, le précepteur et sa disciple se plongeaient dans l’étude de l’écriture chinoise, en s’aidant d’un dictionnaire chinois-français, un grand in-folio que Judith garda toute sa vie. À peine commença-t-elle à balbutier le chinois, qu’elle voulut lire les poètes et essayer de les traduire. Pour réaliser ce travail, elle devait aller presque chaque jour à la bibliothèque de la rue de Richelieu (l’actuelle bibliothèque nationale), accompagnée de Tin-Tun-Ling, qui lui tenait lieu de duègne. Son père s’intéressait extrêmement à la traduction de ces poèmes ; quelquefois, il les arrangeait lui-même en vers. Il demanda qu’on autorisât sa fille à emporter les manuscrits chinois dont elle avait besoin. C’était là une faveur exceptionnelle, et l’administration de la bibliothèque consulta Stanislas Julien, qui répondit « que Théophile Gautier était un homme si célèbre, qu’on ne pouvait décemment lui refuser cette autorisation »7.
Tin-Tun-Ling devint, pour le Tout-Paris de l’époque, « le Chinois de Théophile Gautier »
Après la mort de Théophile Gautier, une demoiselle très mûre, une institutrice qui se disait Anglaise, s’éprit de Tin-Tun-Ling et l’épousa. Puis, le soir même des noces, ayant appris qu’il avait négligé de dire avoir laissé une femme et des enfants sur les bords du fleuve Jaune, elle voulut le quitter. Elle finit par faire voile vers l’Amérique, non sans avoir porté une plainte en bigamie contre lui. Pour cette cause et non une autre, il fut condamné à deux mois de prison. Il n’y comprit rien, si ce n’est qu’il n’était pas heureux en femmes. Tout fut pour le mieux, puisque nous devons au séjour en prison, qu’il supporta galamment, un roman chinois intitulé « La Petite Pantoufle » : « Un jour, dix mille fois heureux », dit Tin-Tun-Ling dans sa préface au public français, « j’ai rencontré Théophile Gautier. Son cœur était vaste et bienveillant ; il m’a ouvert sa maison où je suis entré. Il fut pour moi comme un hôte céleste et une bienfaisante lumière. Il a salué le siècle ; que son corps soit tranquille ! »
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Tin-Tun-Ling : « Ce me serait une grande joie, dit la fille, de vous procurer un contentement. Mais comment une pauvre servante peut-elle compter dans la vie d’un docteur et d’un homme puissant ?
— Tu le sauras, fit Tching-Ué. Il me faudrait une pantoufle de Lan-Yin, ta maîtresse, pour des raisons que je ne puis t’expliquer.
— Une pantoufle de ma maîtresse !, exclama la servante épouvantée.
— Ne crie pas si fort et prends ceci, dit le bonze en lui glissant de l’or dans la main ».
Téléchargez ces œuvres imprimées au format PDF
- Traduction de Charles Aubert (1875) [Source : HathiTrust].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Stephan von Minden, « Une Expérience d’exotisme vécu : le Chinois de Théophile Gautier » dans « Bulletin de la Société Théophile Gautier », vol. 12, p. 35-53
- Petit-Jean8, « Courrier du palais » dans « Le Monde illustré », vol. 19, no 949, p. 386 [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Joanna Richardson, « Judith Gautier » (éd. Seghers, Paris).