«Le Poète Xi Kang [ou Ji Kang] et le Club des “Sept Sages de la forêt de bambous”»

dans « Le Taoïsme et les Religions chinoises » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, Paris), p. 331-340

dans «Le Taoïsme et les Re­li­gions chi­noises» (éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque des his­toires, Pa­ris), p. 331-340

Il s’agit de la «Chan­son de la vertu du vin» 1Jiude song» 2) et autres œuvres des «Sept Sages du bos­quet de bam­bous» 3Zhu­lin qi xian» 4), un cé­nacle de sept an­ti­con­for­mistes chi­nois, hip­pies avant la lettre, qu’un même dé­goût des conven­tions et un même amour de «la spon­ta­néité na­tu­relle» («zi­ran» 5) réunis­saient vers 260 apr. J.-C. Ji Kang et Ruan Ji 6 ar­ri­vaient en tête de ce groupe d’amis in­sé­pa­rables; sui­vaient Shan Tao, Ruan Xian, Wang Rong, Liu Ling et Xiang Xiu 7. Ils par­cou­raient le bos­quet de Sha­nyang 8 en s’éloignant de l’embarras des af­faires. Ados­sés à de vieux arbres, ils en goû­taient l’ombrage. Au bord d’un ruis­seau, ils com­po­saient des poèmes. Égayés par le va-et-vient de la faune et par la splen­deur de la flore, ils jouaient des mé­lo­dies cé­lestes, sur le point de s’envoler en dan­sant dans les airs. De­man­dant à l’ivresse l’oubli de la tris­tesse, ils au­raient pu avoir pour de­vise : «Quand mon verre est plein, je le vide; quand il est vide, je le plains». Un jour que Ruan Ji, l’un des sept, était à jouer aux échecs, on vint lui ap­prendre la mort de sa mère; son ad­ver­saire vou­lut aus­si­tôt in­ter­rompre la par­tie, mais Ruan Ji, oc­cupé de son jeu, vou­lut conti­nuer. Il se fit même ap­por­ter deux vases de vin, qu’il vida, et sor­tit si saoul qu’il fal­lut le por­ter chez lui. Un contem­po­rain, Pei Kai 9, alla lui of­frir ses condo­léances et le vit fai­sant cuire de la viande de porc et sif­flant 10; il com­menta : «Ruan Ji est un homme au-delà de la mo­ra­lité or­di­naire; c’est pour­quoi il ne res­pecte pas les cé­ré­mo­nies ri­tuelles. Des gens comme vous et moi ap­par­te­nons [au contraire] au do­maine de la cou­tume…» 11 Ji Kang ren­dit alors vi­site à Ruan Ji en ap­por­tant sa ci­thare et du vin. Telle fut la pre­mière ren­contre entre ces er­mites hors des règles so­ciales, à l’origine du cé­nacle «du bos­quet de bam­bous». Pour­tant, l’attitude des sept à l’égard de la bois­son semble avoir été plus es­thé­tique que char­nelle. En voici une preuve : Le voi­sin de Ruan Ji avait une fort jo­lie femme. Elle ven­dait du vin, et Ruan Ji et Wang Rong al­laient boire chez elle; quel­que­fois, lorsque Ruan Ji était ivre, il s’endormait à côté d’elle. Au dé­but, na­tu­rel­le­ment, le mari de la jeune femme se mé­fiait beau­coup; puis, ayant ob­servé at­ten­ti­ve­ment ce qui se pas­sait, «il se ren­dit compte que Ruan Ji n’avait pas d’autre in­ten­tion» 12.

un même dé­goût des conven­tions et un même amour de «la spon­ta­néité na­tu­relle»

L’importance lit­té­raire des «Sept Sages du bos­quet de bam­bous» est in­égale. «Deux d’entre eux, Shan Tao et Wang Rong, étaient sans doute de brillants cau­seurs, mais ils ne nous ont rien laissé de leur pin­ceau. Pas plus que Ruan Xian, mu­si­cien de ta­lent. De Liu Ling ne nous est par­venu qu’une “Chan­son de la vertu du vin” (“Jiude song”) fort bien tour­née, outre sa ré­plique à ceux qui lui re­pro­chaient de se pro­me­ner tout nu dans sa mai­son : “Je fais de l’univers ma mai­son, et de ma mai­son — mon pan­ta­lon. Qu’avez-vous à vou­loir en­trer dans mon pan­ta­lon?” 13 Il ne sub­siste de l’œuvre de Xiang Xiu (vers 221-vers 300) qu’une mé­di­ta­tion “En pen­sant à mes vieux amis” (“Si­jiu fu”) et nombre d’anecdotes sur l’amitié qui le liait à Ji Kang (223-262), le plus [connu] de la pléiade, bru­ta­le­ment exé­cuté. Le plus pro­fond était le poète Ruan Ji (210-263). Tous deux nous ont laissé une œuvre as­sez éten­due» 14.

Il n’existe pas moins de sept tra­duc­tions fran­çaises de la «Chan­son de la vertu du vin», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Henri Mas­pero.

「有大人先生,以天地為一朝,萬期為須臾.日月為扃牖,八荒為庭衢.行無轍跡,居無室廬.幕天席地,縱意所如…… 兀然而醉,豁爾而醒.靜聽不聞雷霆之聲,熟視不睹泰山之形.不覺寒暑之切肌,利欲之感情.俯觀萬物,擾擾焉如江漢之載浮萍.」

 Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Il est un noble maître,
Pour qui le ciel et la terre ne sont qu’un ma­tin,
Et l’éternité n’est qu’un ins­tant;
Le so­leil et la lune sont ses fe­nêtres,
Les huit dé­serts sont sa cour;
Il marche sans lais­ser de traces;
Il ne de­meure en au­cune mai­son;
Il a pour toit le ciel et pour natte la terre,
Il suit sa fan­tai­sie…
Sou­dain, le voici ivre,
Et tout à coup, le voilà dé­grisé.
À écou­ter en paix, il n’entendrait pas le bruit du ton­nerre;
À re­gar­der avec at­ten­tion, il ne ver­rait pas la forme du Tai­shan 15;
Il ne sent ni le froid ni le chaud qui mordent la chair,
Ni le gain ni le dé­sir qui ex­citent les pas­sions.
Il se penche pour re­gar­der les êtres qui four­millent :
Ils sont comme des len­tilles d’eau flot­tant sur le Jiang et le Han.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mas­pero

«Sieur Grand Homme consi­dère le vaste uni­vers comme un ma­tin, et quelque mille an­nées comme une frac­tion de temps; le so­leil et la lune comme des portes et des fe­nêtres, les dé­serts des huit di­rec­tions comme une cour et des rues. Il marche sans lais­ser de traces et ne sé­journe en au­cune mai­son; le ciel lui sert de ten­ture et la terre de natte, il ne va que sui­vant son bon gré… Confu­sé­ment, le voilà plongé dans l’ivresse, et tout à coup, le voilà dé­grisé. Ten­dant l’oreille en si­lence, il reste sourd au gron­de­ment du ton­nerre; scru­tant at­ten­ti­ve­ment au loin, il ne voit même pas la forme du Tai­shan. Il ne sent ni le froid ni le chaud mordre sa chair, ni l’intérêt ni le dé­sir ex­ci­ter ses pas­sions. Il s’incline pour re­gar­der l’agitation des dix mille êtres, pa­reils à des len­tilles d’eau flot­tant sur le fleuve Bleu ou la ri­vière Han.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Ju­lie Gary («Éloge à la vertu du vin» dans «Es­thé­tique de la mu­sique en Chine mé­dié­vale : idéo­lo­gies, dé­bats et pra­tiques chez Ruan Ji et Ji Kang», éd. élec­tro­nique)

«Il est un homme, que nous nom­me­rons le Maître,
Pour qui le ciel, pour qui la terre
Ne durent pas plus qu’un ma­tin,
Pour qui les âges in­nom­brables
Ne sont guère plus qu’un ins­tant,
Pour qui le monde est une cour
Où il ne laisse nulle trace.
Il ne de­meure en nul en­droit,
Il n’a point de lo­gis constant.
Le vaste ciel est son pla­fond,
Il a la terre pour ta­pis.
Son bon plai­sir est son seul maître…
Il était par­fai­te­ment ivre.
Il s’éveilla sou­dain.
Même en ten­dant l’oreille, il n’eût point en­tendu le fra­cas du ton­nerre.
Même en dar­dant les yeux, il n’eût point aperçu la masse du Grand Mont.
Il ne sen­tait sur sa peau ni la mor­sure du froid ni celle de la cha­leur.
Il ne sen­tait en son cœur au­cun dé­sir de gloire et au­cun de ri­chesse.
Il se pen­cha et vit le grouille­ment des dix mille êtres
Qui lui sem­blèrent être des len­tilles sur un fleuve.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Fran­çois Mar­tin («Éloge de la vertu du vin» dans «An­tho­lo­gie de la poé­sie chi­noise», éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris)

«Il y a un homme su­pé­rieur qui consi­dère l’éternité comme un seul ma­tin, dix mille an­nées comme un clin d’œil; le so­leil et la lune sont ses fe­nêtres, les huit confins du monde sont sa cour et ses ave­nues. Il marche sans suivre d’ornières ni lais­ser de traces, il de­meure sans mai­son ni chau­mière; le ciel lui sert de tente et la terre lui sert de natte, il va où son dé­sir le guide… Il reste ainsi, ivre et privé de tout sen­ti­ment, jusqu’à ce qu’il re­prenne de lui-même ses sens. Il a beau écou­ter avec at­ten­tion, il n’entend plus le bruit du ton­nerre; il a beau re­gar­der at­ten­ti­ve­ment, il ne re­marque plus les grandes mon­tagnes. Il ne sent ni le froid ni le chaud qui at­taquent son corps, il n’est trou­blé ni par la joie ni par le dé­sir. Se bais­sant sur le monde, il contemple le tu­multe confus des êtres de la na­ture qui, pour lui, est sem­blable à des algues flot­tant sur le fleuve.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Georges Mar­gou­liès («Éloge de la vertu du vin» dans «An­tho­lo­gie rai­son­née de la lit­té­ra­ture chi­noise», éd. Payot, coll. Bi­blio­thèque scien­ti­fique, Pa­ris)

«Il est un être grand, su­pé­rieur;
Pour lui, l’existence du ciel et de la terre ne re­pré­sente qu’une jour­née,
Les mil­liers d’années ne sont qu’un ins­tant.
Le so­leil et la lune — une porte et une fe­nêtre,
Et les huit dé­serts — une cour.
Il se dé­place sans lais­ser la trace des roues de son char,
Il n’a pas de de­meure fixe;
Il prend le ciel pour tente et la terre pour natte :
Il vit se­lon ses dé­sirs…
Tan­tôt ivre,
Tan­tôt dé­grisé; même at­ten­tif, il n’entend pas le ton­nerre,
Même en fixant son re­gard, il ne voit pas le T’ai chan.
Il baisse la tête, re­garde les êtres et les choses qui four­millent comme les len­tilles d’eau flottent sur les fleuves Kiang et Han»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Sung-nien Hsu («Éloge du vin» dans «An­tho­lo­gie de la lit­té­ra­ture chi­noise : des ori­gines à nos jours», éd. élec­tro­nique)

«(la­cune) L’univers n’est pour lui qu’une jour­née, les mil­lé­naires qu’un ins­tant; le ciel est sa tente, et la terre — sa natte, il vit se­lon ses dé­sirs… Il n’entendrait pas le ton­nerre, il ne ver­rait pas le mont Tai. Il voit les êtres four­miller à ses pieds comme les len­tilles d’eau flot­tant sur le fleuve»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Ro­bert Ruhl­mann («Éloge du vin» dans «As­pects de la Chine. Tome II», éd. Presses uni­ver­si­taires de France, Pa­ris, p. 245-246)

«Pour le maître par­fait
Ciel et terre ne durent qu’un ma­tin,
Les dix mille temps, un seul ins­tant.
So­leil et lune sont ses fe­nêtres,
Les huit dé­serts forment sa cour.
Ses pas ne laissent nulle trace,
Nulle part il ne de­meure.
Pla­fond de ciel, ta­pis de terre,
Il suit son bon plai­sir…
(la­cune)»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de MM. Pa­trick Carré et Zéno Bianu («Éloge du vin» dans «La Mon­tagne vide : an­tho­lo­gie de la poé­sie chi­noise (IIIe-XIe siècle)», éd. A. Mi­chel, Pa­ris)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. Par­fois tra­duit «Éloge de la vertu du vin» ou «Hom­mage au mé­rite du vin». Haut
  2. En chi­nois «酒德頌». Au­tre­fois trans­crit «Tsieou tö hiong», «Tsieou-tö song» ou «Chiu-te sung». Haut
  3. Au­tre­fois tra­duit «Sept Amis de la fo­rêt de bam­bou», «Sept Hommes ver­tueux de la fo­rêt de bam­bous», «Sept Sages de la bam­bou­se­raie» ou «Sept Sages de Tchou-lin». Haut
  4. En chi­nois 竹林七賢. Au­tre­fois trans­crit «Tchou-lin ts’i-hien» ou «Chu-lin ch’i-hsien». Haut
  5. En chi­nois 自然. Haut
  6. En chi­nois 阮籍. Au­tre­fois trans­crit Yuan Tsi ou Jouan Tsi. Haut
  7. En chi­nois 山濤, 阮咸, 王戎, 劉伶 et 向秀 (res­pec­ti­ve­ment). Par­fois trans­crit Shan T’ao, Yüan Hsien, Wang Jung, Liu Ling et Hsiang Hsiu; ou Chan T’ao, Yuan Hien, Wang Jong, Lieou Ling et Hiang Sieou (res­pec­ti­ve­ment). Haut
  8. En chi­nois 山陽. Haut
  1. En chi­nois 裴楷. Haut
  2. Ce qui était ri­gou­reu­se­ment pros­crit dans les rites de deuil confu­céens. Haut
  3. Dans «Es­thé­tique de la mu­sique en Chine mé­dié­vale», p. 576. Haut
  4. Dans id. p. 575. Haut
  5. En chi­nois «我以天地為棟宇,屋室為㡓衣,諸君何為入我㡓中?». Haut
  6. «Zhu­lin qi xian» dans «En­cy­clo­pé­die de la lit­té­ra­ture». Haut
  7. Tai­shan (泰山), consi­déré de­puis l’Antiquité comme le pre­mier des «cinq monts sa­crés» de Chine, est l’image de la gran­deur. Men­cius rap­porte que «lorsque Confu­cius mon­tait sur le Tai­shan, l’Empire lui pa­rais­sait pe­tit. De même… ce­lui qui fré­quente l’école d’un grand sage, compte dif­fi­ci­le­ment pour quelque chose les dis­cours des autres hommes». Haut