dans « Chine ancienne : actes du XXIXe Congrès international des orientalistes » (éd. L’Asiathèque, Paris)
Il s’agit d’une traduction partielle des « “Méditations poétiques” de Ruan Ji » 1 (« Ruan Ji “Yonghuaishi” » 2) et autres œuvres des « Sept Sages du bosquet de bambous » 3 (« Zhulin qi xian » 4), un cénacle de sept anticonformistes chinois, hippies avant la lettre, qu’un même dégoût des conventions et un même amour de « la spontanéité naturelle » (« ziran » 5) réunissaient vers 260 apr. J.-C. Ji Kang et Ruan Ji 6 arrivaient en tête de ce groupe d’amis inséparables ; suivaient Shan Tao, Ruan Xian, Wang Rong, Liu Ling et Xiang Xiu 7. Ils parcouraient le bosquet de Shanyang 8 en s’éloignant de l’embarras des affaires. Adossés à de vieux arbres, ils en goûtaient l’ombrage. Au bord d’un ruisseau, ils composaient des poèmes. Égayés par le va-et-vient de la faune et par la splendeur de la flore, ils jouaient des mélodies célestes, sur le point de s’envoler en dansant dans les airs. Demandant à l’ivresse l’oubli de la tristesse, ils auraient pu avoir pour devise : « Quand mon verre est plein, je le vide ; quand il est vide, je le plains ». Un jour que Ruan Ji, l’un des sept, était à jouer aux échecs, on vint lui apprendre la mort de sa mère ; son adversaire voulut aussitôt interrompre la partie, mais Ruan Ji, occupé de son jeu, voulut continuer. Il se fit même apporter deux vases de vin, qu’il vida, et sortit si saoul qu’il fallut le porter chez lui. Un contemporain, Pei Kai 9, alla lui offrir ses condoléances et le vit faisant cuire de la viande de porc et sifflant 10 ; il commenta : « Ruan Ji est un homme au-delà de la moralité ordinaire ; c’est pourquoi il ne respecte pas les cérémonies rituelles. Des gens comme vous et moi appartenons [au contraire] au domaine de la coutume… » 11 Ji Kang rendit alors visite à Ruan Ji en apportant sa cithare et du vin. Telle fut la première rencontre entre ces ermites hors des règles sociales, à l’origine du cénacle « du bosquet de bambous ». Pourtant, l’attitude des sept à l’égard de la boisson semble avoir été plus esthétique que charnelle. En voici une preuve : Le voisin de Ruan Ji avait une fort jolie femme. Elle vendait du vin, et Ruan Ji et Wang Rong allaient boire chez elle ; quelquefois, lorsque Ruan Ji était ivre, il s’endormait à côté d’elle. Au début, naturellement, le mari de la jeune femme se méfiait beaucoup ; puis, ayant observé attentivement ce qui se passait, « il se rendit compte que Ruan Ji n’avait pas d’autre intention » 12.
un même dégoût des conventions et un même amour de « la spontanéité naturelle »
L’importance littéraire des « Sept Sages du bosquet de bambous » est inégale. « Deux d’entre eux, Shan Tao et Wang Rong, étaient sans doute de brillants causeurs, mais ils ne nous ont rien laissé de leur pinceau. Pas plus que Ruan Xian, musicien de talent. De Liu Ling ne nous est parvenu qu’une “Chanson de la vertu du vin” (“Jiude song”) fort bien tournée, outre sa réplique à ceux qui lui reprochaient de se promener tout nu dans sa maison : “Je fais de l’univers ma maison, et de ma maison — mon pantalon. Qu’avez-vous à vouloir entrer dans mon pantalon ?” 13 Il ne subsiste de l’œuvre de Xiang Xiu (vers 221-vers 300) qu’une méditation “En pensant à mes vieux amis” (“Sijiu fu”) et nombre d’anecdotes sur l’amitié qui le liait à Ji Kang (223-262), le plus [connu] de la pléiade, brutalement exécuté. Le plus profond était le poète Ruan Ji (210-263). Tous deux nous ont laissé une œuvre assez étendue » 14.
Voici un passage qui donnera une idée du style des « “Méditations poétiques” de Ruan Ji » :
« L’ombre sur le cadran solaire suit les évolutions brillantes des cieux
Mais, hélas ! combien fragile est la vie d’un homme !
Elle semble s’envoler comme la poussière enlevée par le vent,
Ou disparaître subitement comme des vapeurs irisées qui sèchent au soleil.
Ce que je voudrais, c’est cultiver ma longévité…
Où puis-je trouver des ailes qui m’élèveront jusqu’au plus haut des cieux
Pour que j’y vole de-ci de-là et que je monte les bancs de nuages ?
Hélas, Confucius, quel était votre but ?
Qu’alliez-vous faire parmi les [barbares] de l’Est 15 ? » 16
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Zhulin qi xian » dans « Encyclopédie de la littérature » (éd. Librairie générale française, coll. Le Livre de poche-Encyclopédies d’aujourd’hui, Paris)
- Youlan Feng, « Précis d’histoire de la philosophie chinoise ; préface de Paul Demiéville » (éd. Le Mail, Paris)
- Donald Holzman, « Les Sept Sages de la forêt des bambous et la Société de leur temps » dans « T’oung Pao », vol. 44, nº 4-5, p. 317-346 [Source : Revue « T’oung Pao »].
- Parfois traduit « En exposant mes sentiments », « Ce que j’ai au cœur », « Chants des profondes pensées », « En exprimant ce que je ressens », « Mes Pensées intimes », « Poèmes chantant le fond de mon cœur » ou « Poèmes intimes ».
- En chinois « 阮籍詠懷詩 ».
- Autrefois traduit « Sept Amis de la forêt de bambou », « Sept Hommes vertueux de la forêt de bambous », « Sept Sages de la bambouseraie » ou « Sept Sages de Tchou-lin ».
- En chinois 竹林七賢. Autrefois transcrit « Tchou-lin ts’i-hien » ou « Chu-lin ch’i-hsien ».
- En chinois 自然.
- En chinois 阮籍. Autrefois transcrit Yuan Tsi ou Jouan Tsi.
- En chinois 山濤, 阮咸, 王戎, 劉伶 et 向秀 (respectivement). Parfois transcrit Shan T’ao, Yüan Hsien, Wang Jung, Liu Ling et Hsiang Hsiu ; ou Chan T’ao, Yuan Hien, Wang Jong, Lieou Ling et Hiang Sieou (respectivement).
- En chinois 山陽.
- En chinois 裴楷.
- Ce qui était rigoureusement proscrit dans les rites de deuil confucéens.
- Dans « Esthétique de la musique en Chine médiévale », p. 576.
- Dans id. p. 575.
- En chinois « 我以天地為棟宇,屋室為㡓衣,諸君何為入我㡓中? ».
- « Zhulin qi xian » dans « Encyclopédie de la littérature ».
- Référence aux « Entretiens de Confucius », IX, 14 : « Le Maître voulait émigrer chez les barbares [de l’Est]. On lui dit : “Comment pourriez-vous vous accommoder d’une existence sauvage ?” Le Maître répondit : “Là où réside l’honnête homme, il n’y a pas de sauvagerie qui tienne” ».
- p. 165.