«Le Poète Jouan Tsi [ou Ruan Ji] (210-263)»

dans « Chine ancienne : actes du XXIXᵉ Congrès international des orientalistes » (éd. L’Asiathèque, Paris)

dans «Chine an­cienne : actes du XXIXe Congrès in­ter­na­tio­nal des orien­ta­listes» (éd. L’Asiathèque, Pa­ris)

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle des «“Mé­di­ta­tions poé­tiques” de Ruan Ji» 1Ruan Ji “Yong­huai­shi”» 2) et autres œuvres des «Sept Sages du bos­quet de bam­bous» 3Zhu­lin qi xian» 4), un cé­nacle de sept an­ti­con­for­mistes chi­nois, hip­pies avant la lettre, qu’un même dé­goût des conven­tions et un même amour de «la spon­ta­néité na­tu­relle» («zi­ran» 5) réunis­saient vers 260 apr. J.-C. Ji Kang et Ruan Ji 6 ar­ri­vaient en tête de ce groupe d’amis in­sé­pa­rables; sui­vaient Shan Tao, Ruan Xian, Wang Rong, Liu Ling et Xiang Xiu 7. Ils par­cou­raient le bos­quet de Sha­nyang 8 en s’éloignant de l’embarras des af­faires. Ados­sés à de vieux arbres, ils en goû­taient l’ombrage. Au bord d’un ruis­seau, ils com­po­saient des poèmes. Égayés par le va-et-vient de la faune et par la splen­deur de la flore, ils jouaient des mé­lo­dies cé­lestes, sur le point de s’envoler en dan­sant dans les airs. De­man­dant à l’ivresse l’oubli de la tris­tesse, ils au­raient pu avoir pour de­vise : «Quand mon verre est plein, je le vide; quand il est vide, je le plains». Un jour que Ruan Ji, l’un des sept, était à jouer aux échecs, on vint lui ap­prendre la mort de sa mère; son ad­ver­saire vou­lut aus­si­tôt in­ter­rompre la par­tie, mais Ruan Ji, oc­cupé de son jeu, vou­lut conti­nuer. Il se fit même ap­por­ter deux vases de vin, qu’il vida, et sor­tit si saoul qu’il fal­lut le por­ter chez lui. Un contem­po­rain, Pei Kai 9, alla lui of­frir ses condo­léances et le vit fai­sant cuire de la viande de porc et sif­flant 10; il com­menta : «Ruan Ji est un homme au-delà de la mo­ra­lité or­di­naire; c’est pour­quoi il ne res­pecte pas les cé­ré­mo­nies ri­tuelles. Des gens comme vous et moi ap­par­te­nons [au contraire] au do­maine de la cou­tume…» 11 Ji Kang ren­dit alors vi­site à Ruan Ji en ap­por­tant sa ci­thare et du vin. Telle fut la pre­mière ren­contre entre ces er­mites hors des règles so­ciales, à l’origine du cé­nacle «du bos­quet de bam­bous». Pour­tant, l’attitude des sept à l’égard de la bois­son semble avoir été plus es­thé­tique que char­nelle. En voici une preuve : Le voi­sin de Ruan Ji avait une fort jo­lie femme. Elle ven­dait du vin, et Ruan Ji et Wang Rong al­laient boire chez elle; quel­que­fois, lorsque Ruan Ji était ivre, il s’endormait à côté d’elle. Au dé­but, na­tu­rel­le­ment, le mari de la jeune femme se mé­fiait beau­coup; puis, ayant ob­servé at­ten­ti­ve­ment ce qui se pas­sait, «il se ren­dit compte que Ruan Ji n’avait pas d’autre in­ten­tion» 12.

un même dé­goût des conven­tions et un même amour de «la spon­ta­néité na­tu­relle»

L’importance lit­té­raire des «Sept Sages du bos­quet de bam­bous» est in­égale. «Deux d’entre eux, Shan Tao et Wang Rong, étaient sans doute de brillants cau­seurs, mais ils ne nous ont rien laissé de leur pin­ceau. Pas plus que Ruan Xian, mu­si­cien de ta­lent. De Liu Ling ne nous est par­venu qu’une “Chan­son de la vertu du vin” (“Jiude song”) fort bien tour­née, outre sa ré­plique à ceux qui lui re­pro­chaient de se pro­me­ner tout nu dans sa mai­son : “Je fais de l’univers ma mai­son, et de ma mai­son — mon pan­ta­lon. Qu’avez-vous à vou­loir en­trer dans mon pan­ta­lon?” 13 Il ne sub­siste de l’œuvre de Xiang Xiu (vers 221-vers 300) qu’une mé­di­ta­tion “En pen­sant à mes vieux amis” (“Si­jiu fu”) et nombre d’anecdotes sur l’amitié qui le liait à Ji Kang (223-262), le plus [connu] de la pléiade, bru­ta­le­ment exé­cuté. Le plus pro­fond était le poète Ruan Ji (210-263). Tous deux nous ont laissé une œuvre as­sez éten­due» 14.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style des «“Mé­di­ta­tions poé­tiques” de Ruan Ji» :
«L’ombre sur le ca­dran so­laire suit les évo­lu­tions brillantes des cieux
Mais, hé­las! com­bien fra­gile est la vie d’un homme!
Elle semble s’envoler comme la pous­sière en­le­vée par le vent,
Ou dis­pa­raître su­bi­te­ment comme des va­peurs iri­sées qui sèchent au so­leil.
Ce que je vou­drais, c’est culti­ver ma lon­gé­vité…
Où puis-je trou­ver des ailes qui m’élèveront jusqu’au plus haut des cieux
Pour que j’y vole de-ci de-là et que je monte les bancs de nuages?
Hé­las, Confu­cius, quel était votre but?
Qu’alliez-vous faire parmi les [bar­bares] de l’Est
 15?» 16

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. Par­fois tra­duit «En ex­po­sant mes sen­ti­ments», «Ce que j’ai au cœur», «Chants des pro­fondes pen­sées», «En ex­pri­mant ce que je res­sens», «Mes Pen­sées in­times», «Poèmes chan­tant le fond de mon cœur» ou «Poèmes in­times». Haut
  2. En chi­nois «阮籍詠懷詩». Haut
  3. Au­tre­fois tra­duit «Sept Amis de la fo­rêt de bam­bou», «Sept Hommes ver­tueux de la fo­rêt de bam­bous», «Sept Sages de la bam­bou­se­raie» ou «Sept Sages de Tchou-lin». Haut
  4. En chi­nois 竹林七賢. Au­tre­fois trans­crit «Tchou-lin ts’i-hien» ou «Chu-lin ch’i-hsien». Haut
  5. En chi­nois 自然. Haut
  6. En chi­nois 阮籍. Au­tre­fois trans­crit Yuan Tsi ou Jouan Tsi. Haut
  7. En chi­nois 山濤, 阮咸, 王戎, 劉伶 et 向秀 (res­pec­ti­ve­ment). Par­fois trans­crit Shan T’ao, Yüan Hsien, Wang Jung, Liu Ling et Hsiang Hsiu; ou Chan T’ao, Yuan Hien, Wang Jong, Lieou Ling et Hiang Sieou (res­pec­ti­ve­ment). Haut
  8. En chi­nois 山陽. Haut
  1. En chi­nois 裴楷. Haut
  2. Ce qui était ri­gou­reu­se­ment pros­crit dans les rites de deuil confu­céens. Haut
  3. Dans «Es­thé­tique de la mu­sique en Chine mé­dié­vale», p. 576. Haut
  4. Dans id. p. 575. Haut
  5. En chi­nois «我以天地為棟宇,屋室為㡓衣,諸君何為入我㡓中?». Haut
  6. «Zhu­lin qi xian» dans «En­cy­clo­pé­die de la lit­té­ra­ture». Haut
  7. Ré­fé­rence aux «En­tre­tiens de Confu­cius», IX, 14 : «Le Maître vou­lait émi­grer chez les bar­bares [de l’Est]. On lui dit : “Com­ment pour­riez-vous vous ac­com­mo­der d’une exis­tence sau­vage?” Le Maître ré­pon­dit : “Là où ré­side l’honnête homme, il n’y a pas de sau­va­ge­rie qui tienne”». Haut
  8. p. 165. Haut