Il s’agit des « Six Récits au fil inconstant des jours »1 (« Fu sheng liu ji »2) de Shen Fu3. Ces six récits — qui, en vérité, ne sont que quatre, les deux derniers n’étant pas parvenus jusqu’à nous — constituent un monument élevé par Shen Fu à la mémoire de Yun, son épouse défunte. « C’était le 30 mars 1803 », dit-il4. « Sa main agrippant la mienne, Yun voulut parler… ; mais, sans forces, elle ne put que répéter dans un souffle : “lai shi, lai shi”… “l’existence future”…5 Soudain, elle haleta, sa mâchoire se raidit et son regard dilaté prit une fixité saisissante. Je l’appelai et l’appelai de nouveau et encore ; mais en vain. Elle ne pouvait plus proférer une parole. Deux ruisseaux de larmes continuèrent à couler le long de ses joues. Bientôt, son souffle s’affaiblit, ses larmes se tarirent et enfin son âme s’éteignit. » Ce sont des récits uniques jusque-là dans la littérature chinoise par leurs petits faits exacts et par leurs détails familiers sur la vie conjugale. Nous nous trouvons introduits, sans prétention et en toute simplicité, dans l’intimité d’un pauvre lettré qui manie la langue classique d’une manière certes malhabile, mais dont l’austère sincérité nous émeut parfois : « Mon regret », dit-il6, « est de n’avoir reçu, étant enfant, qu’une instruction incomplète et d’être borné dans mes connaissances. Aussi, ne relaterai-je, sans ornement, que des sentiments vrais et des faits réels. Rechercher le style dans ce que j’écris serait comme exiger l’éclat d’un miroir non poli ». Paradoxalement, c’est ce caractère ordinaire de Shen Fu qui fait son extraordinaire modernité et qui est la raison majeure du succès que connut son ouvrage depuis qu’il a été trouvé sur l’étal d’un brocanteur en 1849.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises des « Six Récits au fil inconstant des jours », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jacques Reclus.
「刺繡之暇,漸通吟詠,有『秋侵人影瘦,霜染菊花肥』之句.餘年—十三,隨母歸寧,兩小無嫌,得見所作,雖嘆其才思雋秀,竊恐其福澤不深」
— Passage dans la langue originale
« Dès lors, dans l’intervalle de ses travaux d’aiguille, elle se mit peu à peu à composer des poèmes. L’un d’eux renfermait ce distique : “Assaillie par l’automne, notre ombre s’amincit ; poudrés de givre, les chrysanthèmes s’épaississent”. J’avais treize ans lorsque j’accompagnai pour la première fois ma mère chez elle et la rencontrai. Comme nous étions encore enfants, il n’y eut aucune gêne entre nous, et elle me laissa lire ce qu’elle avait écrit. Je fus émerveillé de son talent, mais craignis à part moi qu’une fille si douée ne pût jamais être très heureuse. »
— Passage dans la traduction de M. Reclus
« Dans la suite, quand ses travaux de broderie lui en laissaient le loisir, elle se mit elle-même à composer des vers. Dans un de ses poèmes entre autres, il y avait ces deux vers : “En automne, comme s’amenuise l’ombre des passants, le givre agrandit l’éclat des chrysanthèmes”. J’avais treize ans quand ma mère m’emmena chez elle pour la première fois ; à ce moment, nous étions encore deux enfants naïfs, et c’est alors que je lus ses œuvres. En même temps que j’admirais ses talents, je craignais que leur excès même ne dût mettre en péril le bonheur de sa destinée. »
— Passage dans la traduction de M. Pierre Ryckmans (« Six Récits au fil inconstant des jours », éd. F. Larcier, Bruxelles)
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- Flora Blanchon évoquant Shen Fu [Source : Centre de recherche sur la littérature des voyages (CRLV)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Philippe Paquet, « Traversée avec Shen Fu » dans « Simon Leys7 : navigateur entre les mondes » (éd. électronique).
- Autrefois traduit « Six Chapitres d’une vie flottante » ou « Six Mémoires sur une vie flottante ».
- En chinois « 浮生六記 ». Autrefois transcrit « Fou-cheng lieou-ki » ou « Fousheng liuji ». Titre emprunté au poème « Chun ye yan tao li yuan xu » (« 春夜宴桃李園序 ») de Li Po : « L’univers n’est que [la halte] des créatures, et le temps — l’hôte provisoire de l’éternité ; “au fil inconstant des jours”, notre vie n’est qu’un songe », etc.
- En chinois 沈復. Autrefois transcrit Chen Fou.
- p. 98.