Sénèque le philosophe, « Dialogues. Tome I. “De ira” »

éd. Les Belles Lettres, coll. des universités de France, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris

Il s’agit de « De la co­lère » (« De ira ») de Sé­nèque le phi­lo­sophe1, mo­ra­liste la­tin dou­blé d’un psy­cho­logue, dont les œuvres as­sez dé­cou­sues, mais riches en re­marques in­es­ti­mables, sont « un tré­sor de mo­rale et de bonne phi­lo­so­phie »2. Il na­quit à Cor­doue vers 4 av. J.-C. Il en­tra, par le conseil de son père, dans la car­rière du bar­reau, et ses dé­buts eurent tant d’éclat que le prince Ca­li­gula, qui avait des pré­ten­tions à l’éloquence, ja­loux du bruit de sa re­nom­mée, parla de le faire mou­rir. Sé­nèque ne dut son sa­lut qu’à sa santé chan­ce­lante, mi­née par les veilles stu­dieuses à la lueur de la lampe. On rap­porta à Ca­li­gula que ce jeune phti­sique avait à peine le souffle, que ce se­rait tuer un mou­rant. Et Ca­li­gula se ren­dit à ces rai­sons et se contenta d’adresser à son ri­val des cri­tiques quel­que­fois fon­dées, mais tou­jours mal­veillantes, ap­pe­lant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses dis­cours ora­toires — « de pures ti­rades théâ­trales ». Dès lors, Sé­nèque ne pensa qu’à se faire ou­blier ; il s’adonna tout en­tier à la phi­lo­so­phie et n’eut d’autres fré­quen­ta­tions que des stoï­ciens. Ce­pen­dant, son père, crai­gnant qu’il ne se fer­mât l’accès aux hon­neurs, l’exhorta de re­ve­nir à la car­rière pu­blique. Celle-ci mena Sé­nèque de com­pro­mis en com­pro­mis et d’épreuve en épreuve, dont la plus fa­tale sur­vint lorsqu’il se vit confier par Agrip­pine l’éducation de Né­ron. On sait ce que fut Né­ron. Ja­mais Sé­nèque ne put faire un homme re­com­man­dable de ce sale gar­ne­ment, de ce triste élève « mal élevé, va­ni­teux, in­so­lent, sen­suel, hy­po­crite, pa­res­seux »3. Né­ron en re­vanche fit de notre au­teur un « ami » forcé, un col­la­bo­ra­teur in­vo­lon­taire, un conseiller mal­gré lui, le char­geant de ré­di­ger ses al­lo­cu­tions au sé­nat, dont celle où il re­pré­sen­tait le meurtre de sa mère Agrip­pine comme un bon­heur in­es­péré pour Rome. En l’an 62 apr. J.-C., Sé­nèque cher­cha à échap­per à ses hautes, mais désho­no­rantes fonc­tions. Il de­manda de par­tir à la cam­pagne en re­non­çant à tous ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie gé­né­rale. Mal­gré les re­fus ré­ité­rés de Né­ron, qui se ren­dait compte que la re­traite du pré­cep­teur se­rait in­ter­pré­tée comme un désa­veu de la po­li­tique im­pé­riale, Sé­nèque ne re­cula pas. « En réa­lité, sa vertu lui fai­sait ha­bi­ter une autre ré­gion de l’univers ; il n’avait [plus] rien de com­mun avec vous » (« At illum in aliis mundi fi­ni­bus sua vir­tus col­lo­ca­vit, ni­hil vo­bis­cum com­mune ha­ben­tem »)4. Il se re­tira du monde et des af­faires du monde avec sa femme, Pau­line, et il pré­texta quelque ma­la­die pour ne point sor­tir de chez lui.

« des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit, « de mé­di­ca­tion pra­tique »

Sé­nèque tra­vailla dé­sor­mais pour le compte de la pos­té­rité. Il son­gea à elle en com­po­sant des œuvres qu’il es­pé­rait pro­fi­tables. Il y consi­gna des pré­ceptes de sa­gesse hu­maine à l’usage des hon­nêtes gens, « des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit5, « de mé­di­ca­tion pra­tique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Ja­mais dans l’histoire ro­maine, le be­soin de per­fec­tion­ne­ment mo­ral et per­son­nel ne s’était fait plus vi­ve­ment sen­tir qu’au temps de Sé­nèque. La Ré­pu­blique étant morte, il n’y avait plus de voie ou­verte aux nobles am­bi­tions et aux dé­voue­ments à la pa­trie ; il fal­lait flat­ter sans cesse, se prê­ter aux moindres ca­prices de maîtres dé­bau­chés et cruels. Où trou­ver, au mi­lieu de cette cor­rup­tion am­biante, une paix, une sé­ré­nité et un mi­ni­mum d’idéal sans les­quels, pour l’âme bien née, la vie ne va­lait rien ? Sé­nèque lui-même, ren­fermé dans son re­fuge et éloi­gné des af­faires pu­bliques, put à peine trou­ver ces conso­la­tions, puisque, dès le mo­ment où il ma­ni­festa à Né­ron son dé­sir de s’en éloi­gner, il fut voué à la per­sé­cu­tion et à la mort. Son sui­cide fut digne d’un phi­lo­sophe, ou plu­tôt d’un di­rec­teur de conscience. Car exa­mi­ner ce sage comme un phi­lo­sophe qui au­rait un sys­tème bien dé­ter­miné et suivi, ce se­rait se trom­per. Les païens ont déjà re­mar­qué son peu de goût pour la pure spé­cu­la­tion. Et si les chré­tiens, frap­pés par ses écrits, ont voulu faire de lui un en­fant de l’Église, c’est qu’il as­pi­rait à don­ner aux âmes une dis­ci­pline in­té­rieure, et non des dogmes. « Lorsque le phi­lo­sophe déses­père de faire le bien », ex­plique Di­de­rot dans son ma­gni­fique « Es­sai sur les règnes de Claude et de Né­ron », « il re­nonce à la fonc­tion in­utile et pé­rilleuse… pour s’occuper dans le si­lence et l’obscurité de la re­traite… Il s’exhorte à la vertu et ap­prend à se rai­dir contre le tor­rent des mau­vaises mœurs qui en­traîne au­tour de lui la masse gé­né­rale de la na­tion. [Ainsi] des hommes ver­tueux, re­con­nais­sant la dé­pra­va­tion de notre âge, fuient le com­merce de la mul­ti­tude et le tour­billon des so­cié­tés, avec au­tant de soin qu’ils en ap­por­te­raient à se mettre à cou­vert d’une tem­pête ; et la so­li­tude est un port où ils se re­tirent. Ces sages au­ront beau se ca­cher loin de la foule des per­vers, ils se­ront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet ho­no­rable exil où ils vivent… ils ver­ront sans en­vie l’admiration du vul­gaire pro­di­guée à des fourbes qui le sé­duisent, et les ré­com­penses des grands ver­sées sur des bouf­fons qui les flattent ou… amusent ».

Il n’existe pas moins de treize tra­duc­tions fran­çaises de « De la co­lère », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Abel Bour­gery.

« Exe­gisti a me, No­vate, ut scri­be­rem que­mad­mo­dum pos­set ira le­niri. Nec im­me­rito mihi vi­de­ris hunc præ­ci­pue af­fec­tum per­ti­muisse maxime ex om­ni­bus tæ­trum ac ra­bi­dum. Ce­te­ris enim ali­quid quieti pla­ci­dique in­est, hic to­tus conci­ta­tus et in im­petu est do­lo­ris, ar­mo­rum san­gui­nis sup­pli­cio­rum mi­nime hu­mana fu­rens cu­pi­di­tate, dum al­teri no­ceat sui ne­gli­gens, in ipsa ir­ruens tela et ul­tio­nis se­cum ul­to­rem trac­turæ avi­dus. Qui­dam itaque e sa­pien­ti­bus vi­ris iram dixe­runt bre­vem in­sa­niam ; æque enim im­po­tens sui est, de­co­ris oblita, ne­ces­si­tu­di­num im­me­mor, in quod cœ­pit per­ti­nax et in­tenta, ra­tioni consi­liisque præ­clusa, va­nis agi­tata cau­sis, ad dis­pec­tum æqui ve­rique in­ha­bi­lis, rui­nis si­mil­lima quæ su­per id quod op­pres­sere fran­gun­tur. »
— Dé­but dans la langue ori­gi­nale

« Tu exiges de moi, No­va­tus, que je traite des moyens de cal­mer la co­lère. Et c’est à juste titre que tu me pa­rais re­dou­ter cette pas­sion qui est, plus que toute autre, af­freuse et en­ra­gée. Les autres, en ef­fet, ont en elles quelque chose de tran­quille et de pai­sible ; celle-ci est toute ex­ci­ta­tion, toute à l’impétuosité de son res­sen­ti­ment ; elle brûle d’un dé­sir in­hu­main de com­bat, de sang, de sup­plices ; in­dif­fé­rente à elle-même, pourvu qu’elle nuise à au­trui, elle se pré­ci­pite sur ses propres armes, avide d’une ven­geance qui en­traî­nera avec elle le ven­geur. C’est pour­quoi cer­tains sages ont dit que la co­lère était une courte fo­lie6. Comme celle-ci, en ef­fet, elle ne sait pas se maî­tri­ser, perd la no­tion des conve­nances, ou­blie tous les liens so­ciaux, s’acharne et s’obstine dans ses en­tre­prises, ferme l’oreille aux conseils de la rai­son, s’agite pour des causes fu­tiles, in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai, et sem­blable aux ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Bour­gery

« Tu m’as ré­clamé, No­va­tus, un livre où j’enseignerai [à] ap­pri­voi­ser la co­lère et tu as bien rai­son, je trouve, de la re­dou­ter plus que tout, cette cham­pionne de la lai­deur et de la rage. Car nos autres pas­sions ont leurs cô­tés calmes, pa­ci­fiques ; mais elle, elle est en bloc branle-bas de com­bat, elle s’enrôle dans le grand as­saut de la ran­cœur, elle veut fu­rieu­se­ment de la guerre, du sang, des sup­plices, l’inhumaine ! Et elle se moque de ce qui peut lui ar­ri­ver ; tout ce qui l’intéresse, c’est faire du mal à l’autre ; elle se rue sur ses propres lances tête bais­sée, as­soif­fée de ven­geance… d’une ven­geance qui em­porte le ven­geur avec elle. C’est pour cela que cer­tains sages ont dit : “La co­lère est une courte fo­lie.” Comme une folle, elle ne sait pas se do­mi­ner, ou­blie toute pu­deur, ne connaît plus ni pa­rents ni amis, ne veut pas dé­mordre de sa lu­bie, se bar­ri­cade à la rai­son et aux conseils, s’excite pour des fu­ti­li­tés, est in­ca­pable de dis­tin­guer le vrai du faux, le juste de l’injuste ; elle est exac­te­ment comme un mur qui s’écroule, elle se fra­casse par-des­sus ce qu’elle écrase. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Paul Chemla (éd. Ar­léa, coll. Re­tour aux grands textes, Pa­ris)

« Tu m’as de­mandé, No­va­tus, d’écrire sur les moyens d’apaiser la co­lère, et tu as rai­son, me semble-t-il, de nour­rir une crainte par­ti­cu­lière pour cette pas­sion, la plus hi­deuse, la plus fu­rieuse de toutes. Les autres, en ef­fet, ont quelque chose de calme et de pai­sible ; celle-ci n’est que vio­lence, toute à l’élan de sa ran­cœur. Brû­lant d’un dé­sir in­hu­main de guerres, de sang, de sup­plices, s’oubliant elle-même, sans autre souci que de nuire à au­trui, elle se jette sur ses propres armes, as­soif­fée d’une ven­geance qui em­por­tera le ven­geur avec elle. C’est pour­quoi cer­tains sages ont dit que la co­lère est une courte fo­lie. Car à l’instar de la dé­mence, elle ne peut se maî­tri­ser, elle ba­foue les conve­nances, ou­blie les liens les plus étroits, s’obstine, s’acharne dans ce qu’elle en­tre­prend, elle n’écoute ni les conseils ni la rai­son, s’embrase pour des mo­tifs fu­tiles, in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai, et res­semble à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Ni­co­las Wa­quet (éd. Payot & Ri­vages, coll. Ri­vages poche-Pe­tite Bi­blio­thèque, Pa­ris)

« Tu exiges de moi, No­va­tus, un traité sur les moyens d’adoucir la co­lère et tu n’as pas tort, me semble-t-il, de re­dou­ter plus que toute autre cette pas­sion, la plus hor­rible et la plus en­ra­gée. Toutes les autres ont quelque chose de calme, de tran­quille ; elle, au contraire, n’est que vio­lence et im­pé­tuo­sité dans le res­sen­ti­ment ; elle n’a rien d’humain dans son dé­sir fu­rieux d’armes, de sang, de sup­plices ; pourvu qu’elle fasse tort à au­trui, elle n’a d’elle au­cun souci, se blesse elle-même de ses propres traits et a soif d’une ven­geance qui avec elle en­traî­nera le ven­geur. Voilà pour­quoi cer­tains sages ont ap­pelé la co­lère une courte fo­lie. Pas plus que la fo­lie, elle n’arrive à se do­mi­ner ; elle ou­blie les conve­nances, elle perd de vue les re­la­tions so­ciales, per­siste avec achar­ne­ment dans ses en­tre­prises, se ferme aux conseils de la rai­son, s’agite pour des mo­tifs sans va­leur, est in­ha­bile à dis­tin­guer ce qui est équi­table et vrai, res­semble tout à fait à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles viennent d’écraser. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Fran­çois Ri­chard et Pierre Ri­chard (éd. Gar­nier frères, coll. Clas­siques Gar­nier, Pa­ris)

« Tu exiges de moi, No­va­tus, que j’écrive com­ment on peut domp­ter la co­lère. C’est à bon droit que tu me pa­rais re­dou­ter prin­ci­pa­le­ment cette pas­sion, de toutes la plus hi­deuse, la plus ef­fré­née. Les autres, en ef­fet, ont en elles quelque chose de calme et de pai­sible ; celle-ci est tout agi­ta­tion, elle est toute à l’impétuosité de son res­sen­ti­ment, ivre de guerre, de sang, de sup­plices, trans­por­tée de fu­reurs sur­hu­maines, sans souci d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à d’autres, s’élançant au mi­lieu des glaives et avide de ven­geances qui, à leur suite, en­traînent un ven­geur. Aussi, quelques sages ont-ils dé­fini la co­lère une courte fo­lie. Car non moins im­puis­sante à se maî­tri­ser, elle ou­blie toute bien­séance, mé­con­naît toute af­fec­tion ; elle est opi­niâtre et achar­née à ce qu’elle pour­suit, sourde aux conseils de la rai­son, s’emportant contre des fan­tômes, in­ha­bile à re­con­naître le juste et le vrai, sem­blable en tout à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion d’Elias Re­gnault (XIXe siècle)

« Tu as exigé de moi, No­va­tus, que je trai­tasse par écrit des moyens de domp­ter la co­lère. Et c’est avec rai­son, ce me semble, que tu as craint par­ti­cu­liè­re­ment cette pas­sion, de toutes la plus hor­rible et la plus ef­fré­née. Les autres, en ef­fet, ont un reste de calme et de sang-froid ; celle-ci est tout em­por­tée, tout à l’élan de son ir­ri­ta­tion ; armes, sang et sup­plices, voilà les vœux de son in­hu­maine fré­né­sie ; sans souci d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à son en­nemi ; se ruant sur les épées nues ; avide de se ven­ger, quand sa ven­geance même doit la perdre. Aussi quelques sages l’ont-ils dé­fi­nie une courte dé­mence. Car, comme la dé­mence, elle ne se maî­trise point, ou­blie toute bien­séance, mé­con­naît toute af­fec­tion, opi­niâtre, achar­née à son but, sourde aux conseils et à la rai­son, elle que de vains mo­tifs sou­lèvent, in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai, exacte image de ces ruines crou­lantes qui n’écrasent qu’en se bri­sant. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 2e ver­sion (XIXe siècle)

« Vous avez exigé de moi, No­va­tus, que je trai­tasse par écrit des moyens de gué­rir la co­lère. Et je vous ap­plau­dis d’avoir craint par­ti­cu­liè­re­ment cette pas­sion, de toutes la plus bar­bare et la plus ef­fré­née. Les autres, en ef­fet, ont en­core un reste de calme et de sang-froid ; celle-ci n’est qu’impétuosité ; toute à l’élan de son ir­ri­ta­tion, ivre de la soif in­hu­maine des armes, du sang, des sup­plices ; sans souci d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à son en­nemi ; se ruant sur les épées nues, et avide d’une ven­geance qui sur elle ap­pel­lera la ven­geance. Aussi quelques sages l’ont-ils dé­fi­nie une fo­lie pas­sa­gère. Car, non plus que la dé­mence, elle ne peut se maî­tri­ser, elle ou­blie toute dé­cence, mé­con­naît les nœuds les plus saints ; opi­niâtre, achar­née à son but, sourde aux conseils et à la rai­son, elle s’emporte pour de vains mo­tifs, in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai ; elle est en­fin l’image de ces ruines crou­lantes qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion (XIXe siècle)

« Vous exi­gez de moi, No­va­tus, que je traite par écrit des moyens de gué­rir la co­lère. Et je vous ap­plau­dis d’avoir craint par­ti­cu­liè­re­ment cette pas­sion, de toutes la plus hi­deuse et la plus ef­fré­née. Les autres, en ef­fet, ont en­core un reste de calme et de sang-froid ; celle-ci n’est qu’impétuosité ; toute à l’élan de son ir­ri­ta­tion, ivre de guerre, de sang, de sup­plices ; sans souci d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à son en­nemi ; se ruant sur les épées nues, et avide de ven­geances qui ap­pel­le­ront un ven­geur. Aussi quelques sages l’ont-ils dé­fi­nie une courte fo­lie. Car, non moins im­puis­sante à se maî­tri­ser, elle ou­blie toute dé­cence, mé­con­naît les nœuds les plus saints ; opi­niâtre, achar­née à son but, sourde aux conseils et à la rai­son, elle s’emporte pour de vains mo­tifs, in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai ; sem­blable en­fin à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion, re­vue par Jean-Pierre Char­pen­tier (XIXe siècle)

« Vous avez exigé, No­va­tus, que je vous in­di­quasse les moyens de ré­pri­mer la co­lère. Ce n’est pas sans rai­son que vous crai­gnez cette pas­sion, plus cruelle et plus for­ce­née que toutes les autres. En ef­fet, les autres ont au moins une sorte de calme et de sang-froid ; celle-ci est en­tiè­re­ment fou­gueuse ; c’est la crise du res­sen­ti­ment ; sourde à la voix de l’humanité, elle ne res­pire que le sang, le meurtre et le car­nage ; elle s’expose elle-même, pour nuire aux autres ; elle se jette au mi­lieu des traits et pour­suit sa ven­geance, dût-elle y suc­com­ber. Aussi, quelques sages l’ont dé­fi­nie une fo­lie pas­sa­gère. En ef­fet, elle ne se pos­sède pas plus que la fo­lie ; elle ou­blie, comme elle, toute dé­cence et même les liens du sang ; uni­que­ment achar­née sur son ob­jet, elle n’écoute ni rai­son ni conseils ; elle s’emporte pour les moindres causes ; in­ca­pable de dis­cer­ner le juste et le vrai, elle res­semble à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de … La­grange (XVIIIe siècle)

« Vous me de­man­dez, mon cher No­va­tus, un re­mède pour mo­dé­rer la co­lère. Vous avez rai­son de vous mettre en garde contre ce mou­ve­ment de l’âme qui dé­gé­nère en fu­reur. (la­cune) »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Charles Sa­blier (XVIIIe siècle)

« Vous m’avez obligé de faire voir com­ment on pou­vait apai­ser la co­lère, et par quelles armes on peut ai­sé­ment en triom­pher. Et certes, il me semble que ce n’est [pas] sans su­jet que vous avez ap­pré­hendé prin­ci­pa­le­ment cette pas­sion qui est sans doute la plus dan­ge­reuse et la plus cruelle qui puisse tour­men­ter les âmes. Les autres ont quelque sorte de re­pos et quelque es­pèce de tran­quillité ; mais la co­lère toute seule est en un mou­ve­ment per­pé­tuel, et la dou­leur qu’elle ex­cite est tou­jours dans la vio­lence. Elle ne res­pire que la guerre, que le sang, que les sup­plices et ne conçoit au­cuns dé­sirs qui tiennent quelque chose de l’humanité. Il ne lui im­porte pas de se nuire, pourvu qu’elle nuise à son en­nemi ; elle se jette sur les épées que l’on pré­sente de­vant elle ; elle ne mé­dite que des ven­geances et des ruines. C’est pour­quoi il y a eu de grands hommes qui ont dit que la co­lère était une courte fu­reur. En ef­fet, elle s’emporte avec le même aveu­gle­ment ; elle met en ou­bli l’honneur ; elle ne se sou­vient point des ami­tiés ni des al­liances ; elle s’opiniâtre dans les des­seins qu’elle a une fois com­men­cés ; elle ferme éter­nel­le­ment l’oreille à la rai­son et aux conseils ; elle s’excite sans su­jet ou par des causes vaines et lé­gères ; elle est in­ca­pable de dis­cer­ner la jus­tice et la vé­rité ; elle res­semble aux ruines qui se rompent et qui se brisent sur les choses mêmes qu’elles ac­cablent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Pierre Du Ryer (XVIIe siècle)

« Tu m’as sou­vent prié, No­va­tus, que j’écrivisse les re­mèdes qui pou­vaient adou­cir la co­lère. Ce n’est pas sans rai­son (ce me semble) que tu as eu prin­ci­pa­le­ment crainte de cette pas­sion, comme de la plus per­ni­cieuse et dé­tes­table qui soit. Toutes les autres re­çoivent quelque re­pos et plai­sir, mais cette-ci est tou­jours pleine d’émotion et d’impétuosité en sa dou­leur ; elle ne re­cherche que les armes, le sang, le sup­plice ; elle n’est ja­mais échauf­fée d’aucun hu­main dé­sir ; elle aban­donne sa propre vie pour nuire à celle d’autrui, se jette sur les armes qu’on lui pré­sente et ne dis­court que sur la ven­geance. C’est pour­quoi quelques-uns d’entre les sages l’ont ap­pe­lée une courte fu­reur. Car elle met aussi bien son homme hors de soi comme fait la rage ; elle ou­blie l’honneur et le de­voir, perd toute sou­ve­nance d’amitié, s’opiniâtre et s’arrête en ce qu’elle en­tre­prend, ferme la porte au conseil et à la rai­son, s’émeut d’occasions vaines et de peu d’importance, ne pou­vant faire au­cun ju­ge­ment de la vé­rité et de la rai­son, res­sem­blant aux ruines qui se rompent elles-mêmes sur ce qu’elles en­foncent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Ma­thieu de Chal­vet (XVIIe siècle)

« Tu m’as re­quis, No­va­tus, que j’écrivisse tou­chant les moyens de re­fré­ner la co­lère. Et me semble que tu as rai­son de craindre entre les autres pas­sions celle-ci qui est la plus cruelle et en­ra­gée de toutes. Car les autres ont je ne sais quoi de doux et de pai­sible ; cette-ci est fu­rieuse et toute en feu, pleine de dou­leurs, d’armes, de sang, de sup­plices, abru­tie, ne se sou­ciant de soi pourvu qu’elle nuise à au­trui, se je­tant à tête bais­sée parmi les coups, et dé­si­reuse de ven­geance, quoi qui en puisse ad­ve­nir. Voilà pour­quoi quelques sages ont ap­pelé la co­lère une courte fu­reur. Car elle ne se peut maî­tri­ser soi-même, elle ou­blie tout res­pect, met sous le pied les ami­tiés et al­liances, de­meure oc­cu­pée et aheur­tée à ce qu’elle a en­tre­pris, fer­mant la porte à la rai­son et aux saines re­mon­trances, agi­tée de pré­textes vains, stu­pide en pré­sence de l’équité et de la vé­rité, res­sem­blant pro­pre­ment aux ruines d’édifices qui se brisent sur les pierres et ma­té­riaux sur quoi elles tombent. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Si­mon Gou­lart (XVIe siècle)

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  1. En la­tin Lu­cius Annæus Se­neca. Haut
  2. le comte Jo­seph de Maistre, « Œuvres com­plètes. Tome V. Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg (suite et fin) ». Haut
  3. René Waltz, « Vie de Sé­nèque » (éd. Per­rin, Pa­ris), p. 160. Haut
  1. « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2. Haut
  2. « Lettres à Lu­ci­lius », lettre VIII, sect. 2. Haut
  3. Le poète Ho­race ne dit pas autre chose : « Re­te­nez votre co­lère : une ven­geance pré­ci­pi­tée est or­di­nai­re­ment sui­vie de re­pen­tir. La co­lère est une courte fré­né­sie. Soyez maître de ses mou­ve­ments im­pé­tueux : si cette pas­sion n’obéit pas, elle règne en ty­ran » (« Épîtres », liv. I, poème 2). Haut