Lhasham-Gyal, «En attendant la neige : roman»

éd. Ph. Picquier, Arles

éd. Ph. Pic­quier, Arles

Il s’agit d’«En at­ten­dant la neige» («Bod kyi gces phrug» 1) de M. Lha­sham-Gyal 2, écri­vain ti­bé­tain (XXe-XXIe siècle). Quand il avait dix-huit ou dix-neuf ans, M. Lha­sham-Gyal me­nait paître les mou­tons sur l’un de ces pla­teaux de haute mon­tagne, l’une de ces ter­rasses gi­gan­tesques qui ont valu au Ti­bet l’appellation re­mar­qua­ble­ment juste de «toit du monde». Là, cou­ché sur le dos, étendu et sans mou­ve­ment, il li­sait en tra­duc­tion chi­noise «Les Trois Mous­que­taires» de Du­mas père, «La Dame aux ca­mé­lias» de Du­mas fils, «Notre-Dame de Pa­ris» de Vic­tor Hugo, «Le Rouge et le Noir» de Sten­dhal, quelques tomes de «La Co­mé­die hu­maine» de Bal­zac… Il les li­sait, tout im­mo­bile, tan­dis que, par mo­ment, des vau­tours dé­pe­ceurs de cha­rognes pla­naient dans le ciel, leurs ombres noires tour­noyant au-des­sus de lui, sous les rayons ca­res­sants du so­leil. À coup sûr, ces oi­seaux se mé­pre­naient sur son compte et le croyaient mort. Po­sant le livre sur sa poi­trine, il les re­gar­dait s’éloigner à tire-d’aile et son­geait que ce se­rait un bon­heur de de­ve­nir un vau­tour et de pou­voir se rendre en France par-delà les pics aux neiges éter­nelles, «par-delà [sa] propre exis­tence» 3, peu im­porte dans cette vie ou dans la sui­vante. «Quand j’y re­pense main­te­nant», écrit-il 4, «je di­rais que ces œuvres cé­lèbres de la lit­té­ra­ture fran­çaise vers les­quelles le ha­sard m’a mené ont dû jouer un grand rôle dans mon goût ini­tial… Que les textes que je com­pose s’affranchissent des bar­rières de la langue et soient lus par des gens d’autres pays; qu’ils pro­curent, à ces der­niers, des im­pres­sions to­ta­le­ment dif­fé­rentes des leurs ou bien qui leur pa­raissent très fa­mi­lières; qu’ils soient ca­pables de les ins­pi­rer, comme m’ont ins­piré les œuvres fran­çaises que j’ai lues au­tre­fois, je dois me rendre à l’évidence : voilà qui me tient énor­mé­ment à cœur». Tra­vaillant au Centre de re­cherche ti­bé­to­lo­gique de Chine, M. Lha­sham-Gyal vit aujourd’hui à Pé­kin. Adossé à sa chaise dans son bu­reau, mains der­rière la nuque, il fixe l’extérieur à tra­vers la vitre, le re­gard perdu dans le vide. La vue est hap­pée par la brume ur­baine, pro­dui­sant une désa­gréable im­pres­sion d’écrasement. «Une ri­gi­dité froide se dé­gage du bé­ton et de l’acier des im­meubles qui forment une masse de taille et hau­teur di­verses, à touche-touche, pres­sés les uns contre les autres, comme des boîtes d’allumettes. Si seule­ment la neige pou­vait tom­ber main­te­nant!… Mais dans cette ville, la neige même fon­due n’a pas été fi­chue de tom­ber. Et ce, de­puis long­temps», écrit-il 5. La longue ab­sence de chute de neige à Pé­kin, c’est comme les longues an­nées que M. Lha­sham-Gyal a pas­sées en cette ville, sé­paré du pays des neiges par des mil­liers de ki­lo­mètres. Le voilà de­venu quelqu’un qui at­tend la neige là où elle ne tombe presque ja­mais, «peut-être la sen­sa­tion de quelqu’un qui a la nos­tal­gie de sa terre na­tale» 6.

«Ce pre­mier ro­man de Lha­sham-Gyal ré­sonne comme un long poème nos­tal­gique, une ode in­in­ter­rom­pue au Ti­bet et à ses ha­bi­tants. Le pas­sage du temps, in­carné par l’histoire de vie culbu­tée de quatre amis d’enfance, le nar­ra­teur, Säl­drön, Nyima Dön­drup et Thar­phel, ne fait que glis­ser sur la beauté d’une na­ture qui, seule, garde en mé­moire la trace de ce qui est au­then­tique et… de va­leurs pé­rennes… Des ins­tan­ta­nés se suc­cèdent, illus­trant la col­li­sion de deux modes de pen­sée et la dif­fi­cile ap­pro­pria­tion de chan­ge­ments or­ches­trés au som­met des ins­tances d’un parti. L’arrivée de l’électricité, de la té­lé­vi­sion, du ci­néma rompt l’isolement du vil­lage et contri­bue à conju­guer au­tre­ment le temps et l’espace, ren­dant aussi ob­so­lètes le pas­sage et les mes­sages ap­por­tés par les pè­le­rins… Toute la ma­gie poé­tique de ce ro­man tient pré­ci­sé­ment en la sai­sie de cet ins­tant où tout fi­nit par avoir du sens, en l’acceptation de ce lieu in­time qui per­met de ré­con­ci­lier les fa­cettes épar­pillées d’une iden­tité bous­cu­lée. Pour le nar­ra­teur et ses amis, leur vil­lage est ce lieu : au lec­teur de trou­ver le sien», ex­plique Mme Syl­vie Bress­ler.

Le voilà de­venu quelqu’un qui at­tend la neige là où elle ne tombe presque ja­mais

Voici un pas­sage qui don­nera une idée de la ma­nière de M. Lha­sham-Gyal : «Une pie bi­co­lore, au som­met d’un arbre si­tué au-de­hors de l’enclos de notre pro­priété, émet­tait d’incessants “chak!” en re­muant la queue; les moi­neaux vo­laient en tous sens sous les avant-toits des mai­sons, frô­lant la neige de leurs plumes, et l’air était sa­turé du par­fum de la fu­mée de “tsampa” 7 brû­lée. Une ving­taine d’années plus tard, alors que je m’amuse ainsi à pia­no­ter sur le cla­vier de l’ordinateur, et que je tape les lettres ti­bé­taines avec des “tac! tac!”, consi­gnant avec pré­ci­sion sur l’écran la scène de ce ma­tin-là, je re­vois en ima­gi­na­tion la chute de neige de ce ma­tin-là. À la ré­flexion, ma pre­mière lettre dans cette vie-ci, c’est sur la neige de notre aire de bat­tage, et pas comme je le fais main­te­nant, que je l’ai tra­cée…» 8

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En ti­bé­tain «བོད་ཀྱི་གཅེས་ཕྲུག». Haut
  2. En ti­bé­tain ལྷ་བྱམས་རྒྱལ་. Par­fois trans­crit Lha byams rgyal. Haut
  3. p. 6. Haut
  4. p. 7. Haut
  1. p. 231 & 233. Haut
  2. p. 233. Haut
  3. Base de la nour­ri­ture ti­bé­taine, la «tsampa» (རྩམ་པ།) est de la fa­rine d’orge grillée. Par­fois trans­crit «rt­sam pa». Haut
  4. p. 12-13. Haut