Jesuthasan, «Shoba, itinéraire d’un réfugié»

éd. Le Livre de poche, Paris

éd. Le Livre de poche, Pa­ris

Il s’agit de «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié», au­to­bio­gra­phie de M. An­to­ny­tha­san Je­su­tha­san 1, ac­teur et au­teur d’expression ta­moule et fran­çaise, en­gagé à l’adolescence dans le mou­ve­ment des Tigres ta­mouls, exilé en France. Il na­quit en 1967 au vil­lage d’Allaipiddy 2, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu pai­sible cerné par les ri­zières et les fo­rêts. «Les ga­mins de trois ou quatre ans se pro­me­naient seuls dans la rue; ils ne ris­quaient rien, car tout le monde se connais­sait et tout le monde sa­vait qui était le fils de qui.» 3 En 1979, notre ga­min com­prit qu’une guerre ci­vile, quelque grand mal­heur cou­vait sous la cendre. La po­lice cin­gha­laise ve­nait d’arrêter deux sé­pa­ra­tistes ta­mouls, de les tor­tu­rer, puis de je­ter leurs ca­davres dé­ca­pi­tés sur le bord de la route. Au ma­tin, M. Je­su­tha­san vit tout le vil­lage y ac­cou­rir. «Aujourd’hui en­core, je me rap­pelle les noms de ces deux re­belles : In­pam et Sel­vam… J’avais alors douze ans, et mon en­fance s’achevait bru­ta­le­ment.» 4 En 1981, une autre émeute anti-ta­moule éclata. La bi­blio­thèque de Jaffna dont les flèches ma­jes­tueuses étaient vi­sibles de­puis le vil­lage, fut in­cen­diée par la po­lice et les émeu­tiers en re­pré­sailles de l’assassinat de deux po­li­ciers. Le feu em­porta 95 000 ou­vrages, parmi les­quels des ma­nus­crits sur feuilles de pal­mier n’existant nulle part ailleurs et per­dus sans re­tour pour l’humanité. «Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très ten­due. Nous étions si près de Jaffna, et la pe­tite bande de mer qui nous [en] sé­pa­rait sem­blait ré­tré­cir de jour en jour. Et si les émeu­tiers fran­chis­saient le pont?… Les mi­li­taires étaient les pires : cer­tains jours, à Jaffna, ils pas­saient en voi­ture et mi­traillaient la foule au ha­sard.» Puis, il y eut juillet 1983. «Juillet noir». Les Tigres ta­mouls, consti­tués en ré­sis­tance ar­mée, ve­naient de tuer treize mi­li­taires lors d’une at­taque. Tan­dis que les corps étaient ra­pa­triés, le gou­ver­ne­ment cin­gha­lais dé­cré­tait le couvre-feu à Co­lombo et dans la pro­vince du Nord, qu’il li­vrait à la vin­dicte po­pu­laire. Du­rant les se­maines sui­vantes, des foules dé­chaî­nées s’en pre­naient aux Ta­mouls, brû­lant leurs ha­bi­ta­tions, leurs com­merces, leurs voi­tures. Com­bien de vic­times? L’ambassade d’Allemagne si­gna­lait 1 500 tués; les es­ti­ma­tions «of­fi­cielles» — 371 tués et 100 000 autres sans abri 5. Et voilà qui acheva de convaincre les in­dé­cis à em­bras­ser la cause des Tigres ta­mouls. M. Je­su­tha­san en fut. Il quitta sa mai­son en pleine nuit, comme un vo­leur, lais­sant seule­ment ces quelques mots d’adieu : «Je vais me battre pour mon peuple».

«Mais», dit le poète grec Es­chyle 6, «vio­lence an­cienne a vo­lon­tiers pour fille, dans les maux d’ici-bas, vio­lence nou­velle.» En­ga­gés dans un en­gre­nage in­fer­nal, ren­dus in­sen­sibles par la dis­ci­pline de fer qui ré­gis­sait leur com­bat, les Tigres ta­mouls ne tar­dèrent pas à s’en prendre aux vil­lages cin­gha­lais voi­sins, et à se rendre cou­pables de crimes non moins odieux et non moins atroces que ceux qu’ils re­pro­chaient, si jus­te­ment, au gou­ver­ne­ment sri-lan­kais : «“Ti­rez sur tout ce qui bouge!”, tel était l’ordre de ces raids pu­ni­tifs. Com­ment en étions-nous ar­ri­vés là?… Dans ces cas-là, tu n’es plus toi-même. Tu n’es même plus un homme, tu es un sol­dat» 7. Le mou­ve­ment de li­bé­ra­tion al­lait en se ra­di­ca­li­sant, et tous ceux qui osaient désap­prou­ver pu­bli­que­ment ses exac­tions le fai­saient au risque de leur vie. Des écri­vains, des jour­na­listes trop cri­tiques trou­vaient la mort. Des membres d’autres mou­ve­ments éga­le­ment. «Ma dés­illu­sion était ter­rible. Dans quoi m’étais-je en­gagé? Et main­te­nant, que pou­vais-je faire? La fuite était la seule so­lu­tion. Il n’y avait pas de dé­mo­cra­tie au sein du mou­ve­ment…» 8 Alors, M. Je­su­tha­san s’en alla. Une se­maine plus tard, il était au café du vil­lage quand un ca­mion des Tigres ar­riva en trombe. Cinq hommes en sor­tirent, l’arme à la main. Il fut jeté en pri­son, tor­turé, puni d’avoir dé­serté la cause. Seule l’intercession des vil­la­geois qui le connais­saient si bien — n’avait-il pas été un élève brillant, puis un hé­ros de la ré­bel­lion? — lui ren­dit la li­berté. Elle fut, ce­pen­dant, de courte du­rée; car en 1988, la puis­sante ar­mée in­dienne qui s’était in­vi­tée dans le conflit, se ré­pan­dit dans les ruelles d’Allaipiddy et tra­qua les der­niers Tigres en­core en vie, comme on traque les loups, ne lais­sant d’autre choix que de «fuir! tou­jours fuir!» 9 «Au-delà de ce té­moi­gnage sans com­plai­sance sur un conflit dont les bles­sures n’en fi­nissent pas de sai­gner, An­to­ny­tha­san Je­su­tha­san ouvre une porte sur l’imaginaire. Et c’est là toute la force de [ses œuvres]. Il rend hom­mage à la culture ta­moule de cette île tra­ver­sée de­puis des mil­lé­naires par les ré­cits glo­rieux des dieux et des dé­mons… et les si­rènes qui chantent l’amour dans le la­gon» 10.

«un conflit dont les bles­sures n’en fi­nissent pas de sai­gner»

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié» : «Il y avait beau­coup de monde dans ce ter­mi­nal. Et que des Blancs par­tout! À l’un des gui­chets, j’ai aperçu un of­fi­cier noir, alors je me suis di­rigé vers lui.

“Bon­jour”, ai-je dit avec mon plus bel ac­cent, tout en lui ten­dant mon pas­se­port.

Il m’a posé une ques­tion en fran­çais, mais je n’ai pas com­pris. Avant mon dé­part, Bala avait es­sayé de m’apprendre quelques mots… L’officier a ré­pété sa ques­tion dans ce qui m’a paru un cha­ra­bia in­com­pré­hen­sible. Comme je ne ré­pon­dais pas, il a pris ma carte de sé­jour et l’a re­gar­dée at­ten­ti­ve­ment, puis il m’a de­mandé de le suivre» 11.

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • Jeanne Cham­pion, «Mé­moires en exil» (éd. Fayard, Pa­ris)
  • Lio­nel Paul, «La Ques­tion ta­moule à Sri Lanka (1977-1994)» (éd. L’Harmattan, coll. Re­cherches asia­tiques, Pa­ris-Mont­réal)
  • Lau­rence Péan, «Compte rendu sur “La Sterne rouge”» dans «La Croix», 10 mars 2022, p. 13.
  1. En ta­moul அன்ரனிதாசன் யேசுதாசன். Éga­le­ment connu sous le sur­nom de Shoba Sak­thi (ஷோபா சக்தி). Haut
  2. En ta­moul அல்லைப்பிட்டி. Haut
  3. «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié», p. 11. Haut
  4. id. p. 27. Haut
  5. «Ré­sumé par le re­qué­rant de la si­tua­tion po­li­tique au Sri Lanka» dans Com­mis­sion eu­ro­péenne des droits de l’homme (Cour eu­ro­péenne des droits de l’homme), «Dé­ci­sions et Rap­ports», vol. 52. Haut
  6. «Aga­mem­non», v. 763-766. Haut
  1. «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié» p. 43. Haut
  2. id. p. 44-45. Haut
  3. id. p. 73. Haut
  4. Mme Lau­rence Péan. Haut
  5. p. 96-97. Haut