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genre lit­té­raire

Jesuthasan, «Shoba, itinéraire d’un réfugié»

éd. Le Livre de poche, Paris

éd. Le Livre de poche, Pa­ris

Il s’agit de «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié», au­to­bio­gra­phie de M. An­to­ny­tha­san Je­su­tha­san 1, ac­teur et au­teur d’expression ta­moule et fran­çaise, en­gagé à l’adolescence dans le mou­ve­ment des Tigres ta­mouls, exilé en France. Il na­quit en 1967 au vil­lage d’Allaipiddy 2, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu pai­sible cerné par les ri­zières et les fo­rêts. «Les ga­mins de trois ou quatre ans se pro­me­naient seuls dans la rue; ils ne ris­quaient rien, car tout le monde se connais­sait et tout le monde sa­vait qui était le fils de qui.» 3 En 1979, notre ga­min com­prit qu’une guerre ci­vile, quelque grand mal­heur cou­vait sous la cendre. La po­lice cin­gha­laise ve­nait d’arrêter deux sé­pa­ra­tistes ta­mouls, de les tor­tu­rer, puis de je­ter leurs ca­davres dé­ca­pi­tés sur le bord de la route. Au ma­tin, M. Je­su­tha­san vit tout le vil­lage y ac­cou­rir. «Aujourd’hui en­core, je me rap­pelle les noms de ces deux re­belles : In­pam et Sel­vam… J’avais alors douze ans, et mon en­fance s’achevait bru­ta­le­ment.» 4 En 1981, une autre émeute anti-ta­moule éclata. La bi­blio­thèque de Jaffna dont les flèches ma­jes­tueuses étaient vi­sibles de­puis le vil­lage, fut in­cen­diée par la po­lice et les émeu­tiers en re­pré­sailles de l’assassinat de deux po­li­ciers. Le feu em­porta 95 000 ou­vrages, parmi les­quels des ma­nus­crits sur feuilles de pal­mier n’existant nulle part ailleurs et per­dus sans re­tour pour l’humanité. «Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très ten­due. Nous étions si près de Jaffna, et la pe­tite bande de mer qui nous [en] sé­pa­rait sem­blait ré­tré­cir de jour en jour. Et si les émeu­tiers fran­chis­saient le pont?… Les mi­li­taires étaient les pires : cer­tains jours, à Jaffna, ils pas­saient en voi­ture et mi­traillaient la foule au ha­sard.» Puis, il y eut juillet 1983. «Juillet noir». Les Tigres ta­mouls, consti­tués en ré­sis­tance ar­mée, ve­naient de tuer treize mi­li­taires lors d’une at­taque. Tan­dis que les corps étaient ra­pa­triés, le gou­ver­ne­ment cin­gha­lais dé­cré­tait le couvre-feu à Co­lombo et dans la pro­vince du Nord, qu’il li­vrait à la vin­dicte po­pu­laire. Du­rant les se­maines sui­vantes, des foules dé­chaî­nées s’en pre­naient aux Ta­mouls, brû­lant leurs ha­bi­ta­tions, leurs com­merces, leurs voi­tures. Com­bien de vic­times? L’ambassade d’Allemagne si­gna­lait 1 500 tués; les es­ti­ma­tions «of­fi­cielles» — 371 tués et 100 000 autres sans abri 5. Et voilà qui acheva de convaincre les in­dé­cis à em­bras­ser la cause des Tigres ta­mouls. M. Je­su­tha­san en fut. Il quitta sa mai­son en pleine nuit, comme un vo­leur, lais­sant seule­ment ces quelques mots d’adieu : «Je vais me battre pour mon peuple».

  1. En ta­moul அன்ரனிதாசன் யேசுதாசன். Éga­le­ment connu sous le sur­nom de Shoba Sak­thi (ஷோபா சக்தி). Haut
  2. En ta­moul அல்லைப்பிட்டி. Haut
  3. «Shoba, iti­né­raire d’un ré­fu­gié», p. 11. Haut
  1. id. p. 27. Haut
  2. «Ré­sumé par le re­qué­rant de la si­tua­tion po­li­tique au Sri Lanka» dans Com­mis­sion eu­ro­péenne des droits de l’homme (Cour eu­ro­péenne des droits de l’homme), «Dé­ci­sions et Rap­ports», vol. 52. Haut

Der Alexanian, «Arménie, Arménies. [Tome III.] Un Nom pour héritage (1987-2000)»

éd. L’Harmattan, Paris-Montréal-Budapest-Turin

éd. L’Harmattan, Pa­ris-Mont­réal-Bu­da­pest-Tu­rin

Il s’agit d’«Ar­mé­nie, Ar­mé­nies», re­por­tage d’après le ca­hier de son père de M. Jacques Der Alexa­nian 1. Je­tés hors de leur pays, les pa­rents de M. Der Alexa­nian avaient été ac­cueillis en France et y avaient re­fait leur vie. Comme tous ceux de leur gé­né­ra­tion, ils ne vi­vaient pas to­ta­le­ment heu­reux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui res­tait in­con­so­lable. Le sou­ve­nir de leur pa­trie n’avait cessé de les pour­suivre. Là où ils si­tuaient le pa­ra­dis ter­restre; là où se dres­saient ja­dis les ma­gni­fiques mo­nu­ments de la chré­tienté; dans cette contrée que les dé­pêches ap­pe­laient l’Anatolie orien­tale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus au­cun Ar­mé­nien. Ses vil­lages avaient été dé­bap­ti­sés, ses éty­mo­lo­gies tra­hies, ses gens tués ou dé­por­tés, ses mo­nas­tères per­ver­tis en pri­sons et ne te­nant en­core de­bout que pour rap­pe­ler cette page hon­teuse et san­glante au livre de l’histoire turque. Il ne se pas­sait pas de se­maine à la mai­son Der Alexa­nian sans vi­site de pa­rents ou de voi­sins ar­mé­niens pour ra­con­ter les drames aux­quels ils avaient été mê­lés. M. Der Alexa­nian de­meu­rait, no­tam­ment, frappé par l’une des proches amies de ses pa­rents. Par des al­lu­sions, par des demi-mots, cette femme en ap­pa­rence si calme lais­sait en­tendre qu’elle avait dû su­bir, toute jeune fille, les pires atro­ci­tés. Dé­pouillée de tous ses vê­te­ments, bat­tue, vio­len­tée par les Turcs, elle avait été lais­sée pour morte. Par quel mi­racle avait-elle sur­vécu? Tou­jours est-il qu’elle avait erré des se­maines, des mois du­rant à tra­vers des mon­tagnes sau­vages, vi­vant d’herbes, de ra­cines et de baies. Les pa­rents de M. Der Alexa­nian, Ga­za­ros 2 et Ne­varte, eux, par­laient peu; ou ils par­laient seule­ment de la France et de tout le res­pect que leur ins­pi­rait cette se­conde pa­trie, di­sant quel­que­fois, avec M. Charles Az­na­vour : «La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma re­li­gion» 3.

  1. Éga­le­ment connu sous le sur­nom de M. Jacques Alexan. Haut
  2. On ren­contre aussi les gra­phies Ga­zar et Gha­za­ros. Haut
  1. Dans Aïda Az­na­vour-Gar­va­rentz, «Pe­tit frère; avec le concours de De­nys de La Pa­tel­lière» (éd. élec­tro­nique). Haut

Der Alexanian, «Arménie, Arménies. Tome II. Les Héritiers du pays oublié (1922-1987)»

éd. R. Laffont, Paris

éd. R. Laf­font, Pa­ris

Il s’agit d’«Ar­mé­nie, Ar­mé­nies», re­por­tage d’après le ca­hier de son père de M. Jacques Der Alexa­nian 1. Je­tés hors de leur pays, les pa­rents de M. Der Alexa­nian avaient été ac­cueillis en France et y avaient re­fait leur vie. Comme tous ceux de leur gé­né­ra­tion, ils ne vi­vaient pas to­ta­le­ment heu­reux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui res­tait in­con­so­lable. Le sou­ve­nir de leur pa­trie n’avait cessé de les pour­suivre. Là où ils si­tuaient le pa­ra­dis ter­restre; là où se dres­saient ja­dis les ma­gni­fiques mo­nu­ments de la chré­tienté; dans cette contrée que les dé­pêches ap­pe­laient l’Anatolie orien­tale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus au­cun Ar­mé­nien. Ses vil­lages avaient été dé­bap­ti­sés, ses éty­mo­lo­gies tra­hies, ses gens tués ou dé­por­tés, ses mo­nas­tères per­ver­tis en pri­sons et ne te­nant en­core de­bout que pour rap­pe­ler cette page hon­teuse et san­glante au livre de l’histoire turque. Il ne se pas­sait pas de se­maine à la mai­son Der Alexa­nian sans vi­site de pa­rents ou de voi­sins ar­mé­niens pour ra­con­ter les drames aux­quels ils avaient été mê­lés. M. Der Alexa­nian de­meu­rait, no­tam­ment, frappé par l’une des proches amies de ses pa­rents. Par des al­lu­sions, par des demi-mots, cette femme en ap­pa­rence si calme lais­sait en­tendre qu’elle avait dû su­bir, toute jeune fille, les pires atro­ci­tés. Dé­pouillée de tous ses vê­te­ments, bat­tue, vio­len­tée par les Turcs, elle avait été lais­sée pour morte. Par quel mi­racle avait-elle sur­vécu? Tou­jours est-il qu’elle avait erré des se­maines, des mois du­rant à tra­vers des mon­tagnes sau­vages, vi­vant d’herbes, de ra­cines et de baies. Les pa­rents de M. Der Alexa­nian, Ga­za­ros 2 et Ne­varte, eux, par­laient peu; ou ils par­laient seule­ment de la France et de tout le res­pect que leur ins­pi­rait cette se­conde pa­trie, di­sant quel­que­fois, avec M. Charles Az­na­vour : «La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma re­li­gion» 3.

  1. Éga­le­ment connu sous le sur­nom de M. Jacques Alexan. Haut
  2. On ren­contre aussi les gra­phies Ga­zar et Gha­za­ros. Haut
  1. Dans Aïda Az­na­vour-Gar­va­rentz, «Pe­tit frère; avec le concours de De­nys de La Pa­tel­lière» (éd. élec­tro­nique). Haut

Der Alexanian, «[Arménie, Arménies.] Tome I. Le ciel était noir sur l’Euphrate»

éd. R. Laffont, Paris

éd. R. Laf­font, Pa­ris

Il s’agit d’«Ar­mé­nie, Ar­mé­nies», re­por­tage d’après le ca­hier de son père de M. Jacques Der Alexa­nian 1. Je­tés hors de leur pays, les pa­rents de M. Der Alexa­nian avaient été ac­cueillis en France et y avaient re­fait leur vie. Comme tous ceux de leur gé­né­ra­tion, ils ne vi­vaient pas to­ta­le­ment heu­reux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui res­tait in­con­so­lable. Le sou­ve­nir de leur pa­trie n’avait cessé de les pour­suivre. Là où ils si­tuaient le pa­ra­dis ter­restre; là où se dres­saient ja­dis les ma­gni­fiques mo­nu­ments de la chré­tienté; dans cette contrée que les dé­pêches ap­pe­laient l’Anatolie orien­tale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus au­cun Ar­mé­nien. Ses vil­lages avaient été dé­bap­ti­sés, ses éty­mo­lo­gies tra­hies, ses gens tués ou dé­por­tés, ses mo­nas­tères per­ver­tis en pri­sons et ne te­nant en­core de­bout que pour rap­pe­ler cette page hon­teuse et san­glante au livre de l’histoire turque. Il ne se pas­sait pas de se­maine à la mai­son Der Alexa­nian sans vi­site de pa­rents ou de voi­sins ar­mé­niens pour ra­con­ter les drames aux­quels ils avaient été mê­lés. M. Der Alexa­nian de­meu­rait, no­tam­ment, frappé par l’une des proches amies de ses pa­rents. Par des al­lu­sions, par des demi-mots, cette femme en ap­pa­rence si calme lais­sait en­tendre qu’elle avait dû su­bir, toute jeune fille, les pires atro­ci­tés. Dé­pouillée de tous ses vê­te­ments, bat­tue, vio­len­tée par les Turcs, elle avait été lais­sée pour morte. Par quel mi­racle avait-elle sur­vécu? Tou­jours est-il qu’elle avait erré des se­maines, des mois du­rant à tra­vers des mon­tagnes sau­vages, vi­vant d’herbes, de ra­cines et de baies. Les pa­rents de M. Der Alexa­nian, Ga­za­ros 2 et Ne­varte, eux, par­laient peu; ou ils par­laient seule­ment de la France et de tout le res­pect que leur ins­pi­rait cette se­conde pa­trie, di­sant quel­que­fois, avec M. Charles Az­na­vour : «La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma re­li­gion» 3.

  1. Éga­le­ment connu sous le sur­nom de M. Jacques Alexan. Haut
  2. On ren­contre aussi les gra­phies Ga­zar et Gha­za­ros. Haut
  1. Dans Aïda Az­na­vour-Gar­va­rentz, «Pe­tit frère; avec le concours de De­nys de La Pa­tel­lière» (éd. élec­tro­nique). Haut

le lieutenant Sakurai, «“Niku-dan”, Mitraille humaine : récit du siège de Port-Arthur»

éd. A. Challamel, Paris

éd. A. Chal­la­mel, Pa­ris

Il s’agit de «Mi­traille hu­maine» 1Niku-dan» 2), ré­cit d’un réa­lisme fa­rouche, pu­blié en 1906 par le lieu­te­nant Ta­dayo­shi Sa­ku­rai 3. Parmi les té­moi­gnages sur la guerre russo-ja­po­naise qui nous disent le mieux l’esprit des com­bat­tants ja­po­nais, on compte le livre d’un jeune of­fi­cier de l’armée de terre, Sa­ku­rai, qui prit part à la cam­pagne contre Port-Ar­thur et eut la main droite cas­sée au poi­gnet, le bras gauche percé d’une balle et la jambe droite broyée d’un éclat d’obus. Tombé après plu­sieurs actes hé­roïques, on le crut mort. Il re­vint à lui alors qu’on était sur le point de brû­ler son corps af­freu­se­ment mu­tilé, et que déjà la fa­tale nou­velle de son dé­cès avait été an­non­cée à sa fa­mille. Deux ans plus tard, il em­ployait ses longs loi­sirs de conva­les­cence à écrire de la main gauche — la seule épar­gnée par les pro­jec­tiles en­ne­mis — toutes ses im­pres­sions vé­cues de ba­taille et celles de la mul­ti­tude de ses com­pa­gnons d’armes dont les ca­davres s’étaient mê­lés aux terres mornes et lu­gubres de la Mand­chou­rie. Notre jeune lieu­te­nant, in­connu jusqu’alors, eut le pri­vi­lège d’une au­dience spé­ciale pour y re­ce­voir les fé­li­ci­ta­tions de l’Empereur. Son té­moi­gnage fut tra­duit dans vingt langues. Il ne contient ni vues d’ensemble, ni vues po­li­tiques, ni sys­tème. L’horizon, as­sez borné, est à taille d’homme et à hau­teur de fu­sil. Mais on voit s’y épa­nouir comme une fleur de ce­ri­sier l’âme des sol­dats nip­pons, leur in­tense pa­trio­tisme, leur culte in­ébran­lable de l’idéal, de l’honneur, du sens du de­voir. À quels ter­ribles som­mets le Ja­pon im­pé­rial avait porté les ver­tus de ce culte — pous­sées jusqu’au dé­sir or­gueilleux du sa­cri­fice, jusqu’au mé­pris per­ma­nent de la mort — le lieu­te­nant Ta­dayo­shi le montre. Avec de pa­reils sol­dats, il était bien per­mis de par­ler de «bou­lets hu­mains», de «mi­traille hu­maine», sur­tout quand c’était un Nogi qui en dis­po­sait. On connaît le mot de ce gé­né­ral nip­pon : «La vic­toire est à ce­lui qui sait souf­frir un quart d’heure de plus que l’ennemi».

  1. Au­tre­fois tra­duit «Bou­lets hu­mains», «Pro­jec­tiles hu­mains», «Bombe hu­maine», «Pro­jec­tile de chair» ou «Chair à ca­non». Haut
  2. En ja­po­nais «肉弾». Au­tre­fois trans­crit «Ni­kou­dan». Haut
  1. En ja­po­nais 櫻井忠温. Au­tre­fois trans­crit Ta­deyo­shi Sa­ku­rai ou Tada-Yo­shi Sa­kou­raï. On ren­contre aussi la gra­phie 桜井忠温. Haut

Çetin, «Le Livre de ma grand-mère • Les Fontaines de Havav»

éd. Parenthèses, coll. Diasporales, Marseille

éd. Pa­ren­thèses, coll. Dia­spo­rales, Mar­seille

Il s’agit du «Livre de ma grand-mère» («An­nean­nem» 1) et des «Fon­taines de Ha­vav : his­toire d’une res­tau­ra­tion» («Ha­bap çeş­me­leri : bir res­to­ra­syo­nun öyküsü») de Mme Fe­thiye Çe­tin, avo­cate au bar­reau d’Istanbul, mi­li­tante des droits de l’homme. Peu avant de s’éteindre, la grand-mère de Mme Çe­tin, Se­her, une bonne mu­sul­mane qui ne sor­tait ja­mais sans fou­lard, l’appela un jour au­près d’elle : «Si tu n’es pas oc­cu­pée, viens un peu près de moi, j’ai quelque chose à te dire». Se­her prit les mains de Mme Çe­tin dans les siennes et lui confia ceci : «Mon nom était Hé­ra­nouche 2, ma mère s’appelait Is­kouhi 3… J’avais deux frères» 4. Le ton neutre et le timbre de sa voix lais­saient en­tre­voir com­bien la dé­ci­sion de ré­vé­ler son pré­nom ar­mé­nien avait dû être dif­fi­cile. Elle avait at­tendu d’avoir plus de soixante-dix ans pour le­ver, en­fin, le voile du se­cret. Le re­gard rivé sur un point du ta­pis, elle ser­rait les mains de sa pe­tite-fille, in­ter­rom­pait sou­vent le cours de son ré­cit par la phrase «Que ces jours s’en aillent et ne re­viennent ja­mais!», puis le re­pre­nait sur les in­sis­tances de Mme Çe­tin. Voici en sub­stance ce ré­cit. En 1915, Hé­ra­nouche avait dix ans. Elle vi­vait au vil­lage de Ha­vav (tur­cisé en Ha­bap). Blotti dans l’ombre pro­tec­trice du mo­nas­tère de la Sainte-Mère de Dieu à la Dé­lec­table Vue (Kaghts­ra­hayats Sourp Asd­vad­zad­zin 5), avec ses deux écoles, ses neuf mou­lins, ses char­pen­tiers, ses tailleurs de pierre et ses for­ge­rons, ce vil­lage était le plus étendu et le plus flo­ris­sant des en­vi­rons. Un jour, les gen­darmes en­va­hirent le vil­lage. Le maire, Ni­go­ghos aga, qui grâce à sa maî­trise de la langue turque ser­vait d’interprète aux pay­sans, fut im­mé­dia­te­ment exé­cuté sur la place pu­blique. Puis, très vite, tous les hommes va­lides furent re­grou­pés sur cette même place. Les gen­darmes les at­ta­chèrent deux par deux, avant de les ame­ner. La mère de Hé­ra­nouche, Is­kouhi, pres­sen­tit com­bien l’heure était grave. Elle réunit ses sœurs et leur de­manda de se cou­per les che­veux et de se vê­tir des plus vils haillons. Toutes sui­virent ses conseils, sauf la co­quette Si­ra­nouche. Ce même soir, des hommes en­va­hirent le vil­lage et en­le­vèrent les belles jeunes filles et femmes, dont Si­ra­nouche, qu’ils ame­nèrent en la traî­nant par ses longs che­veux. Is­kouhi s’enfuit avec ses en­fants vers un autre vil­lage ar­mé­nien, qui avait été épar­gné par les at­taques. Ce­pen­dant, peu de temps après, les gen­darmes ar­ri­vèrent là aussi et en­tas­sèrent femmes et en­fants dans la cour d’une église, lais­sant les hommes à l’extérieur. Au bout d’un mo­ment, des cris à fendre l’âme se firent en­tendre au-de­hors. Les murs de la cour étaient bien hauts. Les femmes, pé­tri­fiées, ne pou­vaient voir ce qui se pas­sait, jusqu’à ce qu’elles his­sassent une fillette sur leurs épaules. Une fois re­des­cen­due, il fal­lut un long mo­ment avant que celle-ci ne pût leur dé­crire la scène : «Ils égorgent les hommes et les jettent dans la ri­vière»

  1. Par­fois tra­duit «Ma grand-mère». Haut
  2. En ar­mé­nien Հրանուշ. Par­fois trans­crit He­ra­nuş ou Hé­ra­nouch. Haut
  3. En ar­mé­nien Իսկուհի. Par­fois trans­crit İsg­uhi ou Is­quhi. Haut
  1. p. 62. Haut
  2. En ar­mé­nien Քաղցրահայեաց Սուրբ Աստուածածին. Par­fois trans­crit Keğa­hayyats-Surp Asd­vad­zad­zin, Kaghts­ra­hayats Sourp Asd­wad­zad­zin, Kaghts­ra­hayats Sourp Asd­vad­sad­sine, Kaghts­ra­hayiats Soorp Asd­vad­zad­zin ou Kaghts­ra­hayiats Surb Ast­vat­sat­sin. Haut

García Márquez, «Journal d’un enlèvement»

éd. B. Grasset, Paris

éd. B. Gras­set, Pa­ris

Il s’agit de «Jour­nal d’un en­lè­ve­ment» («No­ti­cia de un se­cues­tro») de M. Ga­briel García Már­quez (XXe-XXIe siècle). Au point de dé­part des œuvres de M. García Már­quez, il y a Ma­condo, ce vil­lage my­thique de l’Amérique la­tine, qui res­semble bien à l’Aracataca réelle, sans l’être tout à fait — ce vil­lage qui, à l’origine, n’était qu’«une ruelle avec une ri­vière à l’une de ses ex­tré­mi­tés» 1 et qui, suite à la fièvre ba­na­nière, aux puan­teurs, à la vo­ra­cité, à la cor­rup­tion ame­nées par la Uni­ted Fruit Com­pany, se trans­forma en une de ces villes in­fâmes de So­dome et Go­morrhe «qui ont cessé de rendre ser­vice à la créa­tion» 2. Vers 1910, quand les Yan­kees y dé­bar­quèrent pour la pre­mière fois, avec leurs lan­gou­reuses épouses por­tant de grands cha­peaux de gaze, nul ne sa­vait en­core ce que ces nou­veaux ve­nus ve­naient y cher­cher. Do­tés de moyens au­tre­fois ré­ser­vés à Dieu, les Yan­kees mo­di­fièrent le ré­gime des pluies, pré­ci­pi­tèrent le cycle des ré­coltes et firent sor­tir la ri­vière du lit qu’elle oc­cu­pait de­puis tou­jours. Et pour qu’ils pussent trou­ver dans cet en­droit toute la di­gnité due à de beaux et riches sei­gneurs, et qu’ils n’eussent pas à en­du­rer la cha­leur, l’insalubrité, les pri­va­tions du vil­lage, ils s’en bâ­tirent un autre, avec des rues bor­dées de pal­miers, avec des mai­sons aux fe­nêtres grilla­gées, aux pis­cines bleu-tur­quoise et aux pe­louses pleines de cailles et de paons. Au­tour de ce pa­ra­dis de rêve s’étendait, comme au­tour d’un pou­lailler, une clô­ture élec­tri­fiée, sur­pro­té­gée par les rondes in­ces­santes de Noirs ar­més de fu­sils et de chiens de garde. De l’autre côté, les cam­pe­ments où s’entassaient les mil­liers d’ouvriers de la com­pa­gnie ba­na­nière n’étaient que de mi­nables abris à toit de palme, mon­tés sur des pieux et sans murs où, la nuit, des nuées de mous­tiques ache­vaient la sai­gnée des ex­ploi­tés. Pour ces ou­vriers qui ar­ri­vaient sans maî­tresses, les Yan­kees firent amé­na­ger des bor­dels en­core plus vastes que le vil­lage, «et par un glo­rieux mer­credi, ils firent ve­nir tout un convoi d’inimaginables pu­tains, fe­melles ba­by­lo­niennes rom­pues à des pro­cé­dés im­mé­mo­riaux et pour­vues de toutes sortes d’onguents et ac­ces­soires pour sti­mu­ler les désar­més, dé­gour­dir les ti­mides, as­sou­vir les vo­races» 3. La pu­tas­se­rie s’étendit à cer­taines fa­milles na­tives, dont les filles fi­nirent par se vendre au contre­maître en­jô­leur pour quelques pe­sos.

  1. En es­pa­gnol «un cal­le­jón con un río en un ex­tremo». Haut
  2. En es­pa­gnol «que han de­jado de pres­tar ser­vi­cio a la crea­ción». Haut
  1. En es­pa­gnol «y un miér­coles de glo­ria, lle­va­ron un tren car­gado de pu­tas in­ve­rosí­miles, hem­bras ba­biló­ni­cas adies­tra­das en re­cur­sos in­me­mo­riales, y pro­vis­tas de toda clase de ungüen­tos y dis­po­si­ti­vos para es­ti­mu­lar a los inermes, des­pa­bi­lar a los tí­mi­dos, sa­ciar a los vo­races». Haut