Il s’agit de la « Saga de Gunnlaugr Langue-de-serpent » (« Gunnlaugs Saga ormstungu ») et autres sagas islandaises. Durant le siècle et demi de leur rédaction, entre les années 1200 et 1350 apr. J.-C., les sagas s’imposent par leur intensité dramatique, par leur style ramassé et presque bourru, par leur réalisme dur, tempéré d’héroïsme et d’exemples de vertu, comme la lecture favorite des hommes du Nord et comme le fleuron de l’art narratif européen. Le mot « saga » vient du verbe « segja » (« dire », « raconter »), qu’on retrouve dans toutes les langues du Nord : danois, « sige » ; suédois, « säga » ; allemand, « sagen » ; néerlandais, « zeggen » ; anglais, « say ». On aurait tort cependant d’attribuer à la Scandinavie entière la paternité de ce genre qui, à une ou deux exceptions près, est typiquement et exclusivement islandais. Il faut avouer que l’Islande est peu connue, en dehors de quelques spécialistes. Il n’est donc pas étonnant que le vulgaire regarde les habitants de cette île lointaine presque avec dédain. Il les considère comme des demi-barbares habillés de peaux de bêtes. Et puis, lorsqu’on vient lui dire que ces misérables sauvages nous ont donné l’ensemble des sagas et tout ce que nous lisons de plus ancien sur les civilisations nordiques, à telle enseigne que la vieille langue de ces civilisations est surnommée « le vieil islandais », cela lui paraît un paradoxe. Mais essayons de rétablir la vérité ! En 874 apr. J.-C. les Norvégiens prirent pied en Islande, où ils ne tardèrent pas à établir une république aristocratique. Quel était le nombre des premiers colons ? C’est ce que rien n’indique. On sait seulement que, parmi ceux qui y construisirent leur demeure, on comptait une majorité de familles nobles fuyant le despote Harald Ier 1, trop lasses de sa domination ou trop fières pour l’accepter : « Vers la fin de la vie de Ketill », dit une saga 2, « s’éleva la puissance du roi Harald à la Belle Chevelure, si bien qu’aucun [seigneur], non plus qu’aucun autre homme d’importance, ne prospérait dans le pays si le roi ne disposait à lui seul de [toutes les] prérogatives… Lorsque Ketill apprit que le roi Harald lui destinait le même lot qu’aux autres puissants hommes, [il dit à ses proches] : “J’ai des informations véridiques sur la haine que nous voue le roi Harald… ; j’ai l’impression que l’on nous donne à choisir entre deux choses : fuir le pays ou être tués chacun chez soi” ». Tous ceux qui ne voulaient pas courber la tête sous le sceptre du roi, s’en allaient à travers les flots chercher une heureuse « terre de glace » où il n’y avait encore ni autorité ni monarque ; où chaque chef de famille pouvait régner en liberté dans sa demeure, sans avoir peur du roi : « Il y avait là de bonnes terres, et il n’y avait pas besoin d’argent pour les acheter… ; on y prenait du saumon et d’autres poissons à longueur d’année », ajoute la même saga. Les émigrations devinrent en peu de temps si fréquentes et si nombreuses, que Harald Ier, craignant de voir la Norvège se dépeupler, imposa un tribut à tous ceux qui la quitteraient et parfois s’empara de leurs biens.
les sagas s’imposent par leur intensité dramatique, par leur style ramassé et presque bourru
Les pionniers de l’Islande n’étaient donc point des sauvages, contrairement à cette île presque vierge qu’ils venaient occuper. Exilés volontaires, ils étaient pour la plupart des fils de propriétaires et de seigneurs, sinon seigneurs eux-mêmes, qui s’aventuraient avec femmes et enfants, avec serviteurs et domestiques, avec leurs possessions et avec tout un appareil de puissance qui les rendait redoutables et imposants. « Ils sont les phares de l’Islande indépendante. Leur esprit est ouvert, curieux de tout ; grands voyageurs, hôtes magnifiques, fins connaisseurs en chevaux de combat, ils se veulent d’intransigeants défenseurs de leur réputation. » 3 Tels sont les personnages que les sagas suivent de leur naissance à leur mort, en les situant tantôt dans de curieuses annales de famille, tantôt dans les chroniques d’événements mémorables, comme la colonisation de l’Islande, la découverte du Groenland ou celle de l’Amérique, cinq siècles avant Colomb. « Quelle abondance ! Quelle multiplicité n’y trouve-t-on pas de caractères complètement tracés et bien soutenus ! C’est là, si l’on fait attention à l’époque…, tout ce qu’on peut demander en fait d’art historique : un récit véridique, qui va droit au fond du cœur, simple et rude, sans ornement et sans éclat, mais toujours marchant à son noble but : faire aimer ce qui est grand, faire condamner ce qui est méprisable. Quels hommes que [ces pionniers] ! Braves quand il faut l’être, mais amis de la paix, l’effroi de leurs ennemis et, en même temps, les plus nobles des hommes… Cette grandeur, cette véritable noblesse se communique à tout ce qui passe près d’eux. » 4
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de la « Saga de Gunnlaugr Langue-de-serpent », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Régis Boyer.
« Þat var helzt gaman Helgu, at hon rekði skikkjuna Gunnlaugsnaut ok horfði þar á löngum. Ok eitt sinn kom þar sótt mikil á bæ þeira Þorkels ok Helgu, ok krömðust margir lengi. Helga tók þá ok þyngð ok lá þó eigi. Ok einn laugaraftan sat Helga í eldaskála ok hneigði höfuð í kné Þorkatli, bónda sínum, ok lét senda eftir skikkjunni Gunnlaugsnaut. Ok er skikkjan kom til hennar, þá settist hon upp ok rakði skikkjuna fyrir sér ok horfði á um stund. Ok síðan hné hon aftr í fang bónda sínum ok var þá örend. »
— Passage dans la langue originale
« Le plus grand plaisir de Helga était de déployer le manteau qui lui venait de Gunnlaugr et de le regarder longtemps. Un jour, une grande maladie s’abattit sur [la] ferme [de] Thorkell et Helga, et beaucoup en souffrirent longtemps. Helga, elle aussi, en fut affectée, et cependant elle ne s’alita pas. Un samedi soir, elle était dans le vivoir, elle reposa la tête sur les genoux de Thorkell, son mari, et fit envoyer chercher le manteau que lui avait donné Gunnlaugr. Et quand le manteau lui fut parvenu, elle s’assit, le déploya et le regarda un moment. Puis elle retomba entre les bras de son mari ; elle avait rendu l’esprit. »
— Passage dans la traduction de M. Boyer
« Le plus grand plaisir de Helga, c’était de déployer le manteau dont Gunnlaug lui avait fait présent et de le contempler longuement. Un jour, il se répandit une grave maladie dans le domaine de Thorkel et de Helga, et beaucoup de gens en souffrirent longtemps. Helga en fut atteinte également, mais ne se coucha point. Un samedi soir, étant assise dans la chambre d’habitation, elle laissa choir la tête sur les genoux de Thorkel, son époux, et envoya prendre le manteau que lui avait donné Gunnlaug. Lorsqu’on le lui eut apporté, elle se redressa, étendit le manteau devant elle et le contempla pendant quelque temps. Bientôt elle se laissa retomber dans les bras de son mari ; elle était morte. »
— Passage dans la traduction de Félix Wagner (« La Saga de Gunnlaug Langue de serpent », XIXe siècle)
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- Traduction partielle de Félix Wagner (1899) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Félix Wagner (éd. électronique) [Source : Icelandic Saga Database]
- Traduction partielle de Félix Wagner (éd. électronique bis) [Source : Wikisource].
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- Régis Boyer et Jean Renaud évoquant les sagas [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Auguste Geffroy, « L’Islande avant le christianisme, d’après le Grágás et les sagas » (XIXe siècle) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Xavier Marmier, « Histoire de l’Islande » dans « Voyage en Islande et au Groenland, exécuté pendant les années 1835 et 1836 sur la corvette “La Recherche” » (XIXe siècle) [Source : Bibliothèque électronique suisse]
- Jón Sveinsson, dit Nonni, « Les Sagas islandaises » dans « Études publiées par les pères de la Compagnie de Jésus », vol. 43, nº 107, p. 25-45 [Source : Bibliothèque nationale de France].