Lysias, «Œuvres complètes»

XVIIIᵉ siècle

XVIIIe siècle

Il s’agit des «Œuvres com­plètes» de Ly­sias d’Athènes 1, l’un des plus grands ora­teurs de l’Antiquité (Ve-IVe siècle av. J.-C.). Il exerça presque ex­clu­si­ve­ment la pro­fes­sion de «lo­go­graphe», c’est-à-dire qu’il com­posa des dis­cours pour des clients se pré­sen­tant à l’accusation ou à la dé­fense de­vant le tri­bu­nal. En ef­fet, se­lon la loi athé­nienne, les in­té­res­sés de­vaient pro­non­cer eux-mêmes leurs plai­doyers, mais ils pou­vaient en re­mettre la com­po­si­tion à des gens de ta­lent. Ly­sias ac­quit, dans ce rôle, une ré­pu­ta­tion sans égale. Pen­dant vingt ans au moins, il fut ce qu’on ap­pel­le­rait aujourd’hui l’avocat le plus en vogue d’Athènes. Il fit deux cent trente-trois plai­doyers (il nous en reste seule­ment une tren­taine), et on dit qu’il ne per­dit que deux fois le pro­cès qu’on lui avait confié. Ci­cé­ron, dont l’autorité sur ce su­jet est si res­pec­table, en parle comme d’un homme «qui écri­vait avec une dé­li­ca­tesse et une élé­gance par­faites» 2, et «qu’on ose­rait presque ap­pe­ler un ora­teur ac­com­pli en tout point» 3. Quin­ti­lien par­tage le même avis. «Le style de Ly­sias», dé­clare quant à lui De­nys d’Halicarnasse, «se dis­tingue par une grande pu­reté : c’est le plus par­fait mo­dèle du dia­lecte at­tique» 4; «ja­mais ora­teur ne parla mieux le lan­gage de la per­sua­sion» 5. Il ex­cel­lait sur­tout à feindre un air simple, peu re­levé, né­gligé. Il pre­nait soin de pro­por­tion­ner son style au ca­rac­tère et à l’état de son client 6, qui pou­vait être le pre­mier venu — peut-être pas un homme gros­sier et illet­tré, mais en tout cas un pro­fane, un simple par­ti­cu­lier (un «idiô­tês» 7), quelqu’un qui n’était pas du mé­tier; sou­vent un homme du peuple, un cam­pa­gnard, un mar­chand ou un ar­ti­san. Un dis­cours in­gé­nieux et fleuri au­rait été ri­di­cule et sus­pect dans la bouche d’un tel no­vice. Il fal­lait que Ly­sias lui prê­tât des mots mo­dé­rés, naïfs, un peu ti­mides, dignes d’intérêt, par­lant tou­jours à l’évidence et au bon sens des juges, sans ja­mais exi­ger de leur part un grand ef­fort d’intelligence. Point de mots trop en­flam­més. Le plai­doyer de Ly­sias «Sur le meurtre d’Ératosthène» («Hy­per tou Era­tos­the­nous pho­nou» 8) de­meure un exemple in­égalé du genre. La cause dé­fen­due est celle de l’Athénien Eu­phi­lé­tos qui, ayant sur­pris sa femme et un cer­tain Éra­tos­thène en fla­grant dé­lit d’adultère, avait tué ce der­nier. L’amant avait sup­plié qu’on lui lais­sât la vie, mais Eu­phi­lé­tos l’avait frappé en criant : «Ce n’est pas [moi qui te donne] la mort, mais la loi — cette loi que tu as vio­lée, que tu as sa­cri­fiée à tes dé­bauches, ai­mant mieux cou­vrir d’un éter­nel af­front ma femme et mes en­fants». C’est avec ce cri que s’achève le plai­doyer du mari cré­dule et trompé. «Pas un mot sur le dé­noue­ment lu­gubre de l’affaire. Dans cette re­te­nue, on re­marque tout la dé­li­ca­tesse avec la­quelle Ly­sias pro­cède : l’homme dont il est l’interprète n’est ni un violent ni un san­gui­naire, mais un mal­heu­reux contraint au meurtre par l’étendue de l’offense qu’il a su­bie» 9.

Il n’existe pas moins de cinq tra­duc­tions fran­çaises des «Œuvres com­plètes», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de l’abbé Atha­nase Au­ger.

«Θέογνις γὰρ καὶ Πείσων ἔλεγον ἐν τοῖς τριάκοντα περὶ τῶν μετοίκων, ὡς εἶέν τινες τῇ πολιτείᾳ ἀχθόμενοι· καλλίστην οὖν εἶναι πρόφασιν τιμωρεῖσθαι μὲν δοκεῖν, τῷ δ’ ἔργῳ χρηματίζεσθαι… Καὶ τοὺς ἀκούοντας οὐ χαλεπῶς ἔπειθον· ἀποκτιννύναι μὲν γὰρ ἀνθρώπους περὶ οὐδενὸς ἡγοῦντο, λαμϐάνειν δὲ χρήματα περὶ πολλοῦ ἐποιοῦντο. Ἔδοξεν οὖν αὐτοῖς δέκα συλλαϐεῖν, τούτων δὲ δύο πένητας, ἵνα αὐτοῖς ᾖ πρὸς τοὺς ἄλλους ἀπολογία, ὡς οὐ χρημάτων ἕνεκα ταῦτα πέπρακται, ἀλλὰ συμφέροντα τῇ πολιτείᾳ γεγένηται, ὥσπερ τι τῶν ἄλλων εὐλόγως πεποιηκότες. Διαλαϐόντες δὲ τὰς οἰκίας ἐϐάδιζον· καὶ ἐμὲ μὲν ξένους ἑστιῶντα κατέλαϐον, οὓς ἐξελάσαντες Πείσωνί με παραδιδόασιν…»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Théo­gnis et Pi­son, deux des Trente Ty­rans, firent ob­ser­ver à leurs col­lègues que, parmi les étran­gers éta­blis à Athènes, plu­sieurs étaient contraires au gou­ver­ne­ment ac­tuel; que le pré­texte de pu­nir des cou­pables se­rait un ex­cellent moyen d’enrichir le tré­sor… Il leur fut aisé de per­sua­der leurs au­di­teurs, qui ai­maient au­tant l’argent qu’ils es­ti­maient peu la vie des hommes. Les Trente dé­ci­dèrent donc qu’ils fe­raient prendre dix étran­gers dont deux se­raient choi­sis parmi les pauvres, afin de pou­voir se jus­ti­fier de­vant le peuple et lui faire croire qu’ils n’agissaient point par des vues de cu­pi­dité, mais pour l’intérêt de l’État; comme si ja­mais, dans le reste de leur conduite, ils eussent suivi quelques prin­cipes de jus­tice. Ils se par­tagent donc les di­vers quar­tiers de la ville et se mettent en marche. Je don­nais ce jour-là un re­pas à des étran­gers; ils entrent chez moi, les chassent et me livrent à Pi­son.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Au­ger

«Théo­gnis et Pi­son, deux des Trente Ty­rans, firent ob­ser­ver à leurs col­lègues qu’à Athènes, plu­sieurs étaient contraires au gou­ver­ne­ment ac­tuel; que le pré­texte de pu­nir des cou­pables se­rait un ex­cellent moyen d’enrichir le tré­sor… Il leur fut aisé de per­sua­der leurs au­di­teurs, qui ai­maient au­tant l’argent qu’ils es­ti­maient peu la vie des hommes. Les Trente dé­ci­dèrent donc qu’ils fe­raient prendre les riches, parmi les­quels ils mê­le­raient des pauvres, afin de pou­voir se jus­ti­fier de­vant le peuple et lui faire croire qu’ils n’agissaient point par des vues de cu­pi­dité, mais pour l’intérêt de l’État; comme si ja­mais, dans le reste de leur conduite, ils eussent suivi quelques prin­cipes de jus­tice. Ils se par­tagent les di­vers quar­tiers de la ville et se mettent en marche. Je don­nais ce jour-là un re­pas à des étran­gers; ils entrent chez moi, les chassent et me livrent à Pi­son.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Au­ger, re­vue par Pierre-Sa­muel Du­pont de Ne­mours (XVIIIe siècle)

«Théo­gnis et Pi­son dé­cla­rèrent dans le Conseil des Trente que, parmi les mé­tèques, il y en avait d’hostiles à la consti­tu­tion : “Ex­cellent pré­texte pour se pro­cu­rer de l’argent, sous cou­leur de faire un exemple…”. Ils n’eurent pas de peine à per­sua­der des au­di­teurs, qui comp­taient pour rien la vie des gens et pour beau­coup l’argent qu’ils en ti­re­raient. On dé­cida d’arrêter dix mé­tèques et, dans le groupe, deux pauvres, afin de pou­voir pro­tes­ter au­près du pu­blic que la me­sure avait été dic­tée non par la cu­pi­dité, mais par l’intérêt de l’État, comme tout le reste. Ils se par­tagent donc les mai­sons, et les voilà en route. Pour moi, ils me trouvent à table avec des hôtes; ils les chassent et me livrent à Pi­son.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Louis Ger­net et Mar­cel Bi­zos (éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris)

«Dans le conseil des Trente, Théo­gnis et Pi­son, par­lant des mé­tèques, pré­ten­dirent qu’il y en avait d’hostiles à la consti­tu­tion. “Ex­cel­lente oc­ca­sion”, di­saient-ils, “de les pres­su­rer, en ayant l’air de les pu­nir…” Il n’était pas mal­aisé de per­sua­der des gens qui comp­taient pour peu la vie d’un homme, mais pour beau­coup son ar­gent. Ils dé­ci­dèrent donc de faire ar­rê­ter dix mé­tèques, dont deux se­raient pauvres : de cette ma­nière, même à l’égard des autres, ils pour­raient sou­te­nir qu’ils avaient agi en cela, comme dans le reste, non par cu­pi­dité, mais dans l’intérêt pu­blic. Ils se par­tagent les mai­sons, et se mettent en route. Pour moi, ils me sur­prennent ayant des hôtes à ma table : ils les chassent et me livrent à Pi­son.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Louis Bo­din (dans «Ex­traits des ora­teurs at­tiques», XIXe siècle)

«Dans une réunion des Trente, Théo­gnis et Pi­son dirent que, parmi les étran­gers do­mi­ci­liés, plu­sieurs étaient contraires au gou­ver­ne­ment; que le pré­texte de les pu­nir se­rait un ex­cellent moyen de les pres­su­rer… Les au­di­teurs furent ai­sé­ment per­sua­dés : l’assassinat leur coû­tait aussi peu que le pillage leur était cher. Ils dé­cident donc l’arrestation de dix étran­gers et ils en choi­sissent deux parmi les pauvres, afin de se mé­na­ger une apo­lo­gie : ce n’est point la cu­pi­dité, c’est la rai­son d’État qui les aura fait agir; comme si, jusque-là, un seul de leurs actes eût mé­rité cet éloge! Ils se par­tagent donc la ville et se mettent en marche. Je trai­tais ce jour-là des étran­gers : ils m’arrêtent, chassent mes hôtes, me livrent à Pi­son.»
— Pas­sage dans une tra­duc­tion ano­nyme (dans «Ora­teurs et So­phistes grecs», XIXe siècle)

«Dixe­runt apud Tri­gin­ta­vi­ros Theo­gnis et Piso de in­qui­li­nis, esse non­nul­los qui præ­sen­tem rei­pu­blicæ sta­tum ægre ferrent : pul­cher­ri­mam ergo se nac­tos esse op­por­tu­ni­ta­tem; spe­cie qui­dem pœ­nas re­pe­tendi, re vera au­tem fa­ciendi quæs­tum… Quod nullo ne­go­tio au­dien­ti­bus per­sua­sere. Ho­mi­num enim in­ter­ne­cio­nem ni­hili pen­de­bant : plu­rimi vero du­ce­bant ut opes com­pa­rarent. Vi­sum est igi­tur de­cem com­pre­hen­dere; ex his duos in­opes, ut eis ad­ver­sus alios pa­rata es­set de­fen­sio, sci­li­cet hæc non lu­cri causa fieri, sed ci­vi­tati op­time esse consul­tum; quasi pa­rati essent ad ce­tera quoque rite ex­se­quenda. Dis­tri­bu­tis itaque ædi­bus pro­fi­cis­cun­tur : et me qui­dem hos­pites convi­vio ex­ci­pien­tem of­fen­de­runt, qui­bus amo­tis me Pi­soni tra­di­dere…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine de John Tay­lor (XVIIIe siècle)

«Dixe­runt apud Tri­gin­ta­vi­ros Theo­gnis et Piso de in­qui­li­nis, esse non­nul­los qui præ­sen­tem rei­pu­blicæ sta­tum ægre ferrent : pul­cher­ri­mam ergo hanc se nac­tos esse op­por­tu­ni­ta­tem; verbo qui­dem pœ­nas re­pe­tendi, re au­tem vera fa­ciendi quæs­tum… Quod nullo ne­go­tio per­sua­sere au­dien­ti­bus, qui ut vi­tam ho­mi­num parvi, ita pe­cu­nias ma­gni fa­cie­bant. Is­tis igi­tur vi­sum est de­cem com­pre­hen­dere; et ex his duos in­opes, ut hæc ip­sis ad­ver­sus alios pa­rata es­set de­fen­sio, ista fieri sci­li­cet non lu­cri pri­vati causa, sed pu­blici emo­lu­menti; quasi ulla un­quam in re juste et ho­neste egissent. Ædes itaque in­ter se par­titi pro­fi­cis­cun­tur : et me qui­dem hos­pites convi­vio ex­ci­pien­tem of­fen­de­runt, qui­bus ex­pul­sis me Pi­soni tra­di­dere…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine de l’abbé Au­ger (XVIIIe siècle)

«Theo­gnis et Pi­son, qui erant in­ter Tri­ginta, di­ce­bant non mul­tos esse ex ad­ve­nis, qui præ­sen­tem Rei­pu­blicæ sta­tum ægre ferrent : maxi­mam ergo se opor­tu­ni­ta­tem nac­tos, ut in­terea sibi opes com­parent, dum in­imi­cos ul­cisci vi­dean­tur… Quod haud dif­fi­cul­ter re­li­quis au­dien­ti­bus per­sua­de­bant. At isti in­ter­fi­cere alios ni­hil pensi ha­be­bant, opes vero sibi com­pa­rare, plu­rimi du­ce­bant. De­cre­tum est igi­tur ip­sis, de­cem com­pre­hen­dere, ac in­ter hos, duos pau­peres; ut ido­neam sibi ha­berent ex­cu­sa­tio­nem ad­ver­sus alios, quod non di­vi­tia­rum causa hæc ab ip­sis fierent; sed quod ita Rei­pu­blicæ ex­pe­di­ret; ut et hæc in­ter cæ­tera ma­gna cum ra­tione fe­cisse vi­de­ren­tur. Ibant itaque et oc­cu­pa­bant ædes ci­vium; ac me qui­dem, cum hos­pites convi­vio ex­ci­pe­rem, com­pre­hen­de­runt, hisque ex­pul­sis, me Pi­soni tra­de­bant.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine de Josse van der Hey­den (XVIIe siècle)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En grec Λυσίας ὁ Ἀθηναῖος. Haut
  2. En la­tin «egre­gie sub­ti­lis scrip­tor atque ele­gans». Haut
  3. En la­tin «jam prope au­deas ora­to­rem per­fec­tum di­cere». Haut
  4. En grec «Καθαρός ἐστι τὴν ἑρμηνείαν πάνυ καὶ τῆς Ἀττικῆς γλώττης ἄριστος κανών». Haut
  5. En grec «πάντων ῥητόρων αὐτὸν εἶναι πιθανώτατον». Haut
  1. Le ta­lent de Ly­sias pour rendre les ca­rac­tères s’appelle l’art de l’«étho­pée», ou «êtho­poiïa» (ἠθοποιΐα). Haut
  2. En grec ἰδιώτης. Haut
  3. «Ὑπὲρ τοῦ Ἐρατοσθένους φόνου». Haut
  4. Ro­bert Laf­font et Va­len­tino Bom­piani, «Sur le meurtre d’Ératosthène». Haut