Eun-ja Kang, «L’Étrangère»

éd. du Seuil, Paris

éd. du Seuil, Pa­ris

Il s’agit de «L’Étrangère» de Mme Eun-ja Kang, écri­vaine co­réenne d’expression fran­çaise. Le fran­çais ar­riva jusqu’à sa ville na­tale de Hae­nam, en Co­rée du Sud, par l’entremise d’une en­sei­gnante sym­pa­thique, rê­veuse et gras­souillette que les élèves sur­nom­mèrent très vite «la Ci­trouille». La Ci­trouille avait la par­ti­cu­la­rité de n’enseigner le fran­çais que pen­dant une demi-heure et de pas­ser tout le reste du temps à par­ler de la France. Les élèves pré­fé­raient cette fa­çon de pro­cé­der, car la gram­maire fran­çaise, qu’ils com­pre­naient de moins en moins à me­sure qu’ils en pre­naient connais­sance, les as­som­mait; tan­dis que Pa­ris, la Seine, la tour Eif­fel et la lit­té­ra­ture les fai­saient rê­ver. Dès l’abord, Mme Eun-ja Kang tomba éper­du­ment amou­reuse de la langue fran­çaise. Une heure de cours par se­maine ne suf­fi­sait pas à étan­cher sa soif, im­pa­tiente qu’elle était de conqué­rir cette langue qui s’imposa à elle d’emblée et de toute sa puis­sance. Heu­reu­se­ment pour elle, il lui suf­fi­sait d’aller voir la Ci­trouille dans la salle des pro­fes­seurs pour ob­te­nir ré­ponse aux ques­tions qui lui trot­taient dans la tête. La Ci­trouille ado­rait la re­ce­voir dans cette salle, non seule­ment parce qu’elle éprou­vait du plai­sir à ai­der une élève qui s’intéressait à la langue qu’elle en­sei­gnait, mais en­core parce qu’elle mar­quait ainsi des points aux yeux de ses su­pé­rieurs. Un jour, elle ten­dit à Mme Eun-ja Kang un livre : «Le Pe­tit Prince». «L’as-tu lu?», de­manda la Ci­trouille 1. «Oui, Mme la Pro­fes­seur. Je l’ai eu en ca­deau d’anniversaire en pre­mière an­née du col­lège. — Sans doute pas le même. — Ah bon? Parce qu’il y a plu­sieurs “Pe­tit Prince”? — Ouvre-le», dit-elle en sou­riant. Mme Eun-ja Kang sou­leva la cou­ver­ture : une ver­sion bi­lingue! Elle feuilleta le livre en re­gar­dant avec fas­ci­na­tion les ca­rac­tères fran­çais, quand la Ci­trouille lui dit : «Je te l’offre, Eun-ja». Il faut sa­voir que les ver­sions bi­lingues étaient très rares et donc très chères. Des larmes mon­tèrent aux yeux de Mme Eun-ja Kang. Plus tard, quand elle dé­cro­cha une bourse d’études à l’université de Séoul, on lui ap­porta un pa­quet de la part de la Ci­trouille. Elle trouva à l’intérieur un dic­tion­naire fran­çais-co­réen flam­bant neuf, avec une carte lui sou­hai­tant la réa­li­sa­tion de ses rêves. Quels beaux et pré­cieux ca­deaux! Aujourd’hui, Mme Eun-ja Kang parle en fran­çais, pense en fran­çais, écrit des ro­mans en fran­çais. «Je fais même l’amour en fran­çais», confie-t-elle 2. «J’ai consa­cré quinze ans de ma vie à ap­prendre le fran­çais et à l’apprivoiser… Ima­gi­nez que vous ai­mez de­puis quinze ans une per­sonne, et que cette per­sonne vous prend [en­fin] dans ses bras. C’est ce que je vis en ce mo­ment.»

Dès l’abord, Mme Eun-ja Kang tomba éper­du­ment amou­reuse de la langue fran­çaise

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «L’Étrangère» : «La nuit est bien avan­cée, quand j’ouvre en­fin mon ma­nuel de fran­çais. Même les gre­nouilles qui coas­saient dans les ri­zières proches et les grillons qui chan­taient dans notre cour se sont en­dor­mis. Dans un si­lence ab­solu, je me re­trouve seule, en tête à tête avec mon ma­nuel. Plu­tôt qu’un livre, j’ai l’impression d’avoir en face de moi un étran­ger. Alors que je le re­garde, je me sens désar­mée. Ai-je vrai­ment les moyens de conqué­rir le fran­çais? Suis-je à la hau­teur de la pas­sion qu’il m’inspire?… Dé­cide! J’y vais. En es-tu sûre? Oui, j’y vais. Je n’ai peur ni des souf­frances, ni des obs­tacles, ni du sa­cri­fice. Si je tom­bais au mi­lieu du che­min, j’aurais au moins le sen­ti­ment d’avoir es­sayé et de m’être don­née corps et âme» 3.

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  1. «L’Étrangère», p. 173. Haut
  2. id. p. 279. Haut
  1. p. 152-153. Haut