Il s’agit d’« Er-Töshtük » 1, épopée kirghize d’environ douze mille trois cents vers, monument authentique d’une tradition nationale millénaire (XVIIe-XXe siècle). L’épopée transmise oralement est le grand genre littéraire des peuples nomades d’Asie centrale, « moins souvent joyeux à la chasse et dans les banquets, qu’angoissés dans l’immensité des steppes et des déserts, ou dans la grandeur glacée des hautes montagnes » 2. Les Kirghiz, en particulier, sont un des rares peuples de la terre à avoir conservé jusqu’aujourd’hui, dans presque toute sa vitalité, leur tradition orale d’épopées. Sorte de recueil encyclopédique de toutes leurs légendes, de toutes leurs coutumes et de toutes leurs croyances, un cycle épique aux proportions gigantesques, celui de « Manas » 3, domine leur littérature, au point que les chanteurs professionnels d’épopées se nomment tous « manastchï » 4, et que beaucoup de poèmes épiques se trouvent rattachés, plus ou moins artificiellement, à la grande trilogie centrale de « Manas ». Cette trilogie, consacrée au héros principal Manas, à son fils Semetey 5, et à son petit-fils Seytek 6, joint une richesse de canevas, une complexité de personnages, un déploiement grandiose d’événements, à une élégance et à une force d’épithètes comparables à celles d’Homère. Autour de cette trilogie gravitent des épopées de moindre étendue, désignées par les noms de leurs héros, et dont les unes appartiennent au fond mythologique et surnaturel (« Er-Töshtük », « Kojo-Jash » 7), quelques autres au roman amoureux (« Oljo-Bay menen Kishim-Jan » 8), et la plus grande partie, enfin, au genre héroïque.
« On ne saurait trop insister, en parlant de l’épopée kirghize, sur le rôle personnel du “manastchï” », disent MM. Pertev Naili Boratav et Louis Bazin 9. « Chantant, psalmodiant, déclamant tout à tour, avec des accents d’intensité très forts… il est, en même temps, un mime incomparable, qui n’épargne pas sa peine ni ses gestes, bondissant et chevauchant sur place, s’agitant, furieux, dans les combats, riant, pleurant, frémissant, se donnant de grandes claques sur les cuisses, puis se calmant, devenant apathique et découragé, si le héros est las et triste, ou bien, si l’atmosphère tourne à la gaieté, guilleret, bonhomme, voire polisson… C’est un grand acteur. » C’est surtout un grand poète. Il apparaît, selon la croyance populaire, comme une sorte d’élu caractérisé par un don extra-lucide ; car, outre ses connaissances épiques, il est hanté dans ses rêves par les spectres du défunt Manas et de ses quarante compagnons, qui lui remettent entre les mains un instrument de musique, et lui commandent de chanter leurs exploits. Sans aller jusqu’à ajouter foi à cette fable, on peut dire que « chacun des héros du “manastchï”, exception faite de quelques personnages accessoires, a sa psychologie individuelle, naturelle et nuancée, son caractère [propre]… On sent aussi une réflexion sous-jacente sur le drame de l’homme et de sa destinée, et l’intention profonde de faire, du poème épique, une sorte d’illustration de la condition humaine » 10.
« l’intention profonde de faire, du poème épique, une sorte d’illustration de la condition humaine »
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Er-Töshtük » : « Töshtük le dévisagea. Le Géant avait les yeux enfoncés, profonds comme deux puits à grain. Son nez ressemblait à un pic montagneux aux roches pointues. Il avait l’allure imposante et l’air farouche. Tout mortel qui l’aurait rencontré aurait perdu tout espoir de conserver sa pauvre vie. S’il écartait les doigts pour saisir un homme, en se jouant, il pouvait aisément le tenir enfermé dans sa main. Il était bien capable, le Maudit, de déchirer sa proie en mille morceaux, sans faire grâce. Ce Mécréant avait des cils et des sourcils semblables aux fourrés épineux des cimes. Il avait l’air si vorace, qu’on le sentait capable d’avaler un guerrier avec son cheval et son équipement… Il avait la fière carrure d’une montagne dont la tête prétend toucher le ciel » 11.
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- Pertev Naili Boratav, « L’Épopée d’“Er-Töštük” et le Conte populaire » dans « Volksepen der uralischen und altaischen Völker » (éd. O. Harrassowitz, coll. Ural-altaische Bibliothek, Wiesbaden), p. 75-86.