Il s’agit des plaisanteries de Nasreddin Hodja 1, productions légères de la littérature turque qui tiennent une place qui ne leur est disputée par aucun autre ouvrage. On peut même dire qu’elles constituent, à elles seules, un genre spécial : le genre plaisant. L’immense popularité accordée, dans sa patrie, au Hodja et à ses facéties extravagantes permet de voir en lui la personnification même de cette belle humeur joviale, souvent effrontée, dédaignant toutes les convenances, hardie jusqu’à l’impudence, mais spirituelle, mordante, malicieuse, parfois grosse d’enseignements, qui fait la base de la conversation turque. Ici, point de ces métaphores ambitieuses dont les lettrés orientaux peuvent, seuls, apprécier le mérite ; point de ces longues périodes où la sophistication et la recherche des expressions font perdre à l’auteur le fil de son raisonnement. Au lieu de ces ornements qui troublent le commun des mortels, on trouve de la bonne et franche gaieté ; un style simple, concis et naturel ; une verve naïve dont les éclairs inattendus commandent le rire aux gens les plus savants comme aux plus ignorants, trop heureux de dérider leurs fronts soucieux, de distraire la monotonie de leurs réflexions, de tromper l’ennui de leurs veilles. « Il est peu probable de trouver dans le monde entier », dit un critique 2, « un héros du folklore poétique qui jouisse d’un tel intérêt ou qui attire d’une telle force l’attention d’auteurs et de lecteurs que Nasreddin Hodja… La forme serrée qui enveloppe l’idée des [anecdotes] aide à les retenir facilement dans la mémoire et à les diffuser… Il faut ajouter également que le personnage de Nasreddin Hodja marche sur les chemins poussiéreux de l’Anatolie, dans les steppes de l’Azerbaïdjan et du Tadjikistan et dans les villages de [la péninsule balkanique] avec un défaut inné, ayant troublé plusieurs fois les orientalistes et les folkloristes : il s’agit du caractère contradictoire du héros qui est représenté tantôt comme un sot en trois lettres peu perspicace et imprévoyant, tantôt comme un sage prévoyant et juste ; en tant que juge, il rend des sentences équitables ; en tant que défenseur des accusés, il tranche des procès embrouillés que les juges officiels ne sont pas capables de juger. »
Alors, Nasreddin est-il réellement idiot ? Ou bien fait-il semblant de l’être pour tromper ceux qu’il rencontre sur son chemin ? Ou bien encore se sert-il de sa naïveté pour montrer aux gens que ce sont eux les idiots, poussant leurs incohérences jusqu’au bout pour en révéler l’absurdité ? Il est tout cela en même temps. Espiègle et profond, savant et ignorant, bon et cruel, ce sage fou nous apprend la vie, en nous faisant rire de lui, de nous et de tout. « Il se place ainsi dans la même lignée qu’un autre sage fou, le philosophe Diogène, qui encourageait ses élèves, entre autres leçons… à s’affranchir de l’importance inconsidérée accordée aux jugements. » 3
dans la même lignée qu’un autre sage fou, le philosophe Diogène
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Autour de Nasreddin Hoca » : « On rapporte qu’un jour Nasreddin Hodja, ayant enlevé sa chemise, s’était assis tout nu dans un cimetière au milieu des tombeaux, et ainsi déshabillé, il se nettoyait de ses poux. Tout à coup, un vent violent souffle de quelque part et arrache la chemise du Hodja d’entre ses mains. Le Hodja se met à la poursuivre ; espérant la rattraper, il court à droite, à gauche ; tantôt il sautille entre les tombes, tantôt il trébuche et tombe. Or, juste en ce moment, quelques voyageurs allaient sur la route près du cimetière en une destination que leur avait désignée leur affaire. Quand ils voient qu’un individu tout nu et tout affolé, comme brûlé par un feu, est en train de se démener parmi les tombeaux, tantôt s’immobilisant et tantôt courant, tantôt tombant à terre et tantôt se redressant, ils s’approchent de lui et demandent : “Hé, bonhomme ! quel étrange personnage tu es ! De quels êtres bizarres tiendrais-tu compagnie ?” Le Hodja répond alors : “Qui suis-je ? Il me semble que je suis un mort ; un trépassé revenu en ce monde pour une affaire urgente, pour un besoin pressant” » 4.
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- Traduction de Pertev Naili Boratav (1963) [Source : Revue « Oriens »].
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- Jean-Louis Maunoury évoquant Nasreddin Hodja [Source : France Culture]
- Kamel Zouaoui évoquant Nasreddin Hodja [Source : Kamel Zouaoui conteur]
- Quatre plaisanteries de Nasreddin Hodja, racontées par Gin Candotti-Besson [Source : Gin et Nasreddin]
- Trois plaisanteries de Nasreddin Hodja, racontées par Marc Seriancof [Source : YouTube]
- Quatre plaisanteries de Nasreddin Hodja, racontées par Ahmed Hafiz [Source : Hafiz raconte]
- Une plaisanterie de Nasreddin Hodja, racontée par Estelle Aubriot [Source : YouTube].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Vélitchko Valtchev, « Nasreddin Hodja et Certains Problèmes de l’humour chez les peuples d’Orient » dans « Studies in Turkish Folklore, in honor of Pertev Naili Boratav » (éd. Maccallum, coll. Indiana University Turkish Studies, Bloomington), p. 210-222.