Harîrî, «Le Livre des malins : séances d’un vagabond de génie»

éd. Phébus, coll. Domaine arabe, Paris

éd. Phé­bus, coll. Do­maine arabe, Pa­ris

Il s’agit des «Ma­qâ­mât» 1Séances») d’al-Qâsim al-Ha­rîrî 2, lit­té­ra­teur ira­kien (XIe siècle apr. J.-C.). Les «Ma­qâ­mât» sont des al­lo­cu­tions d’apparat ou joutes d’éloquence, des acro­ba­ties poé­tiques ou pres­ti­di­gi­ta­tions lexi­co­gra­phiques, que pra­ti­quaient en­semble les gens de lettres. Cette ma­nière de briller, dans les cercles et les com­pa­gnies, par des pièces en vers et en prose était aussi fré­quente parmi les Orien­taux, qu’elle l’avait été au­tre­fois chez les Athé­niens, et qu’elle le sera plus tard dans les sa­lons mon­dains de Pa­ris. Les Orien­taux ont plu­sieurs de ces «Ma­qâ­mât», qui passent parmi eux pour des chefs-d’œuvre du bel es­prit et du beau style. Ha­madhânî a été le pre­mier à en pu­blier. Ha­rîrî l’a imité et, de l’avis gé­né­ral, sur­passé; en sorte que M. René Riz­qal­lah Kha­wam, tra­duc­teur arabe, dit que «le livre de Ha­rîrî est sans doute, aux cô­tés des “Mille et une Nuits”, la meilleure in­tro­duc­tion que nous sa­chions aux mys­tères de l’âme arabe, et aux se­crets de l’arme qu’elle a tou­jours pri­vi­lé­giée : la pa­role» 3. Il n’est pas pos­sible, en ef­fet, de pé­né­trer et d’approfondir les fi­nesses de la langue arabe sans l’étude préa­lable de ces «Ma­qâ­mât», sortes d’écrins mer­veilleux de la rhé­to­rique mu­sul­mane. Le ca­ne­vas sur le­quel Ha­madhânî et Ha­rîrî ont brodé ces com­po­si­tions est un des plus ori­gi­naux de la lit­té­ra­ture uni­ver­selle. C’est la sé­rie des mé­ta­mor­phoses et des tra­ves­tis­se­ments d’un men­diant let­tré, sorte de co­quin éhonté, aussi exercé en sub­ti­li­tés gram­ma­ti­cales qu’en es­cro­que­ries, ne fai­sant ser­vir sa science lit­té­raire qu’à ex­tor­quer quelque au­mône, et payant ses dî­ners en bons mots et en ti­rades dé­nuées de points dia­cri­tiques. Tour à tour imam ou pè­le­rin, mar­chand am­bu­lant ou faux mé­de­cin, aveugle ou pied-bot, ri­gide cen­seur ou vo­leur avide, il sait re­tour­ner sa veste et contre­faire sa voix, gri­mer sa fi­gure et far­der son es­prit, chan­ger ses mé­tiers et va­rier ses prin­cipes se­lon la cir­cons­tance. «Aujourd’hui ver­tueux et dé­vot, il édi­fie par son hu­mi­lité ceux que la veille il scan­da­li­sait par son cy­nisme ef­fronté», dit Au­guste Cher­bon­neau 4. «Tan­tôt re­vêtu de haillons, il vante la vie fru­gale et prêche la cha­rité; tan­tôt paré des ha­bits de l’opulence, il chante la bonne chère et les joyeux plai­sirs. Vi­vant d’artifices… il raille les sots, dupe les âmes cré­dules, et par­vient tou­jours à mettre les rieurs de son côté.»

sortes d’écrins mer­veilleux de la rhé­to­rique mu­sul­mane

Ce n’est pas que ce fieffé men­teur soit ab­so­lu­ment dé­gradé et in­ac­ces­sible à tout sen­ti­ment d’honneur. Mais en phi­lo­sophe pra­tique qui a vu le fond des choses, il a com­pris que les mor­tels ne sont ici-bas que les tristes jouets du des­tin. Élevé à l’école de la mi­sère, il s’est ha­bi­tué à re­gar­der la vie comme une lutte per­ma­nente où le suc­cès cou­ronne et jus­ti­fie le plus ma­li­cieux. À l’endroit de la mo­rale, il a pris son parti une fois pour toutes; ses prin­cipes se ré­duisent à ce­lui-ci : «Vis en uti­li­sant la trom­pe­rie, car tu es dans un siècle que l’on a bâti comme une fo­rêt in­fes­tée de lions. Fais tour­noyer la lance de la four­be­rie, afin d’obtenir que tour­noie pour toi la meule du pain quo­ti­dien. Prends en chasse les aigles, et si tu n’arrives pas à t’en em­pa­rer, contente-toi d’en ar­ra­cher une plume» 5. En vain es­saye­rions-nous de blâ­mer les four­be­ries où l’entraîne la mi­sère; notre res­sen­ti­ment se fond sous le souffle sin­cère qui ins­pire ses plaintes, lorsqu’il se prend à dé­plo­rer son sort. Ni Ha­madhânî ni Ha­rîrî n’ont pour lui un mot de blâme; ils en font un per­son­nage in­tri­gant par ins­tinct, fri­pon par né­ces­sité, sou­vent pa­thé­tique, tou­jours bouf­fon; ils lui prêtent par mo­ments des sen­ti­ments nobles : entre autres, un tendre sou­ve­nir de sa pa­trie qui lui ins­pire ses meilleurs vers.

«أنا الذي أنجد وأتهم. وأيمن وأشأم. وأصحر وأبحر. وأدلج وأسحر. نشأت بسروج. وربيت على السّروج… سلوا عني المشارق والمغارب. والمناسم والغوارب. والمحافل والجحافل. والقبائل والقنابل. واستوضحوني من نقلة الأخبار. ورواة الأسمار. وحداة الركبان. وحذّاق الكهّان. لتعلموا كم فجّ سلكت. وحجاب هتكت. ومهلكة اقتحمت. وملحمة ألحمت. وكم ألباب خدعت. وبدع ابتدعت. وفرص اختلست. وأسد افترست. وكم محلّق غادرته لقى. وكامن استخرجته بالرّقى. وحجر شحذته حتى انصدع. واستنبطت زلاله بالخدع.»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Je suis l’homme qui a par­couru le Nadjd et le Ti­hâma, le Yé­men et la Sy­rie, les dé­serts et les mers, qui a voyagé du­rant la nuit et à l’aube. Je suis na­tif de Sa­roûdj et j’ai grandi sur la selle des che­vaux… Si vous vou­lez en sa­voir da­van­tage, al­lez in­ter­ro­ger les gens de l’Orient comme de l’Occident, de­man­dez aux sa­bots des che­vaux et à leur en­co­lure, in­for­mez-vous au­près des réunions po­pu­laires et aux as­sem­blées des élites, aux tri­bus et aux troupes de ca­va­liers ex­perts en coups de main. Cher­chez des pré­ci­sions sur mes ex­ploits chez ceux qui col­portent les nou­velles et chez ceux qui narrent les hauts faits du­rant les veillées, chez les conduc­teurs de ca­ra­vane, les de­vins ha­biles, afin que vous sa­chiez quels che­mins étroits j’ai em­prun­tés, com­bien d’esprits in­tel­li­gents j’ai ber­nés, com­bien d’inventions j’ai ima­gi­nées, com­bien d’occasions fa­vo­rables j’ai su mettre à pro­fit, com­bien j’ai tué de lions, com­bien d’oiseaux dans les nues, lais­sés en­suite gi­sant sur le sol, com­bien de choses ca­chées j’ai re­trou­vées par mes in­can­ta­tions, com­bien de pierres ru­gueuses j’ai ren­dues lisses, au point de les voir se fendre et me per­mettre d’extraire l’eau pure; et tout cela grâce à mes trom­pe­ries.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. René Riz­qal­lah Kha­wam

«Ego sum, qui pe­tiit Nag­dum et Ta­ha­mam, Ia­ma­nam et Sy­riam, de­ser­tum et ma­ria, noctu iter fe­cit et mane; pro­veni Sa­rugi, edu­ca­tus sum in ephip­piis… Quæ­rite de me re­giones orien­tales et oc­ci­den­tales, un­gu­las et gib­bo­rum ver­tices, conven­tus et exer­ci­tus, tri­bus et equi­tum ca­ter­vas; scis­ci­ta­mini de me tra­di­tores his­to­ria­rum, nar­ra­tores confa­bu­la­tio­num noc­tur­na­rum, duces pro­fi­cis­cen­tium et pru­dentes ha­rio­lo­rum; ut scia­tis, quot valles per­agravi, vela la­ce­ravi, loca per­icu­losa ir­rui, pu­gnas pu­gnavi; quot sa­gaces de­cepi, in­au­dita finxi, forte oblata ra­pui, leones di­ri­pui; et quot summo in aere vo­lantes re­li­qui de­jec­tos, fas­cino eli­cui abs­con­dita, la­pides fidi in­can­ta­tione, dul­cem aquam ex­ci­tavi do­lis!»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine de Carl Ru­dolf Sa­muel Pei­per (XIXe siècle)

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  1. En arabe «مقامات». Par­fois trans­crit «Me­qâ­mât», «Mé­ka­mat», «Mé­ca­mat», «Mo­ca­mat», «Ma­qua­mates», «Ma­quâmes», «Ma­ca­mat» ou «Maḳāmāt». Haut
  2. En arabe القاسم الحريري. Par­fois trans­crit al-Cas­sem al-Ha­riri, êl Qâ­cem êl Hha­ryry, el Kas­sam el Ha­reery ou al-Ḳāsim al-Ḥarīrī. Haut
  3. p. 10. Haut
  1. «Pré­face à “Ex­trait des Mé­ka­mat de Ha­riri. XXXe séance : la noce des men­diants”», p. IV. Haut
  2. p. 457. Haut