Il s’agit de Boulat Okoudjava 1 et de Vladimir Vyssotski 2, les chanteurs soviétiques les plus éminents, mais aussi les plus persécutés par la haine et par la sottise du régime. Ils restent à tout jamais comme un témoignage des humiliations et du désespoir infligés à tout un peuple par une tribu de bureaucrates bornés, effrayés par l’ombre de la vérité, terrorisés par la sincérité, traumatisés par le talent. Toutes les chansons de ces deux paroliers ont un point commun : elles révèlent, avec douleur, des pans entiers d’une « autre » histoire, non pas l’histoire officielle, écrite par le régime, mais celle vécue par des millions de gens — marins, aviateurs, paysans, étudiants, ouvriers d’usine — et jusque-là entièrement passée sous silence dans les publications. « Mes protagonistes ne sont pas de ces hauts personnages chers à l’histoire romancée, mais de petites gens, des obscurs, des médiocres. Ce type d’humanité me convient mieux », dit Okoudjava 3. « En règle générale, les grands ont conscience de leur grandeur… et jouent les coquettes pour la postérité… Les humbles, au contraire, conservent leur naturel et se tiennent sans affectation. Avec eux, tout est simple, aisé. Ils n’en laissent pas moins leur trace dans les événements, peuvent nous servir d’exemples, de mises en garde et de sources d’inspiration. » Un soir de tristesse et de solitude, Okoudjava errait à travers Moscou. Le hasard lui fit prendre le dernier trolleybus. Grâce à la présence silencieuse des autres voyageurs, des gens simples, il trouva un remède aux tourments de son âme, à la « biéda » 4 (« malheur ») :
« Quand je suis impuissant à vaincre le malheur,
Que le désespoir me guette,
Je prends en marche le trolley bleu,
Le dernier,
Au hasard.
Trolley de minuit, file par les rues,
Fais ta ronde au long des boulevards
Pour ramasser ceux qui, dans la nuit, ont fait
Naufrage,
Naufrage » 5.
non pas l’histoire officielle, écrite par le régime, mais celle vécue par des millions de gens — marins, aviateurs, paysans
Ce fut cette chanson qui ouvrit les yeux à Vyssotski : « J’ai commencé à écrire mes chansons parce que j’ai entendu celles d’Okoudjava. Et réellement, je le considère comme mon parrain ; il m’a poussé. À ce moment-là, j’avais écrit beaucoup de poèmes et, soudain, j’ai constaté que la possibilité d’écrire une base rythmique pour ces poèmes à l’aide d’instruments de musique accentue l’impact de ces vers sur la salle » 6. Aux sujets d’Okoudjava — les petites gens, les rues de Moscou, les déchirements de l’amour, l’horreur de la guerre — Vyssotski substitua ses propres paroles et ajouta sa propre voix qui, tantôt insinuante, tantôt rocailleuse, savait atteindre une intensité, une tension, une nudité de sentiment qui la changeait presque en cri :
« Je fuis à perdre haleine, à me rompre les veines.
Aujourd’hui encore, comme hier,
Je suis traqué, traqué.
Les chasseurs, joyeux, courent se mettre à l’affût.
De derrière les sapins, se déchaînent les fusils à deux coups…
Les rabatteurs crient et les chiens hurlent à en vomir.
Sang sur la neige et taches rouges des drapeaux » 7.
Les funérailles de Vyssotski, le 29 juillet 1980, furent la seule manifestation spontanée de l’ère soviétique. Les organes de la presse avaient omis d’annoncer sa mort, survenue quatre jours plus tôt, mais malgré les Jeux olympiques, malgré la chaleur étouffante, malgré la discrétion officielle, une file de gens, longue de neuf kilomètres, s’étendit à travers Moscou. Frappé, comme les Moscovites eux-mêmes, par ce spectacle inhabituel, le correspondant de la première chaîne de RFA s’exclama : « Un peuple capable de faire de tels adieux à ses poètes est immortel ! » 8
Il n’existe pas moins de quatre traductions françaises des chansons, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Mme Hélène Blanc.
« Полночный троллейбус плывет по Москве,
Москва, как река, затухает,
И боль, что скворчонком стучала в виске,
Стихает,
Стихает. »
— Chanson dans la langue originale
« Le trolley de minuit vogue à travers Moscou,
Moscou, comme un fleuve, s’apaise
Et la douleur qui me vrillait la tempe comme un grillon,
Se calme,
Se calme. »
— Chanson dans la traduction de Mme Blanc
« Le trolley de minuit dérive dans Moscou.
Moscou comme un grand fleuve et qui s’éteint.
La douleur qui frappait de son bec à ma tempe
S’endort,
S’endort. »
— Chanson dans la traduction de M. Jacques Gaucheron (dans « Sud », vol. 44-45, p. 76-77)
« Le trolleybus bleu vogue à travers Moscou.
La ville, comme un fleuve, s’apaise,
Et l’étourneau de la douleur qui griffait mes tempes
Replie ses ailes
Et s’endort, et s’endort. »
— Chanson dans la traduction de M. Pierre Forgues (dans « Preuves », vol. 178, p. 43-47)
« L’ultime trolley vire et vogue à Moscou,
Moscou, comme un fleuve, s’efface,
Et cette douleur, qui cognait à grands coups,
S’espace,
Se passe. »
— Chanson dans la traduction de M. Jean Besson (dans « Russie profonde de Pouchkine à Okoudjava : poèmes et chansons russes », éd. Institut d’études slaves, coll. Bibliothèque russe de l’Institut d’études slaves, Paris)
Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A
- Deux chansons de Vyssotski, écrites et chantées en français [Source : Polydor]
- André Markowicz évoquant Vyssotski [Source : Radio France Internationale (RFI)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jacques Amalric, « Café, Cognac et Désespoir » dans « Le Monde », 16 novembre 1988, p. 17 [Source : Journal « Le Monde »]
- Jean-Jacques Marie, « Vladimir Vissotsky » (éd. Seghers, coll. Poésie et chansons, Paris)
- Nicolas Werth, « La Transparence et la Mémoire : les Soviétiques à la recherche de leur passé » dans « Vingtième Siècle », vol. 21, p. 5-27 [Source : Revue « Vingtième Siècle »].
- En russe Булат Окуджава. Parfois transcrit Okudžava, Okudzhava, Okudschawa, Okudjava ou Okudzsava.
- En russe Владимир Высоцкий. Parfois transcrit Vissotski, Vissotsky, Vyssotsky, Vysotsky, Vısotski, Vısotskiy, Visocki, Vysockij, Wyssozki, Vysotski, Viszockij ou Wysocki.
- « L’Amour-toujours, ou les Tribulations de Chipov : histoire vraie racontée sur un air de vaudeville ancien ; préface inédite de l’auteur pour l’édition française ; traduit du russe par Marie-France Tolstoï », p. 5.
- En russe беда.