Gorgâni, «Le Roman de “Wîs et Râmîn”»

éd. Les Belles Lettres, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Traduction de textes persans, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. UNESCO d’œuvres re­pré­sen­ta­tives-Tra­duc­tion de textes per­sans, Pa­ris

Il s’agit du «Wîs et Râ­mîn» 1 de Fa­khr-od-Dîn As’ad Gor­gâni 2. Gor­gâni est le créa­teur du ro­man cour­tois en langue per­sane. On doit re­con­naître que sou­vent les pré­cio­si­tés et l’afféterie qui do­minent son style l’ont des­servi, mais il se­rait in­juste de le confondre avec les au­teurs à peu près ou­bliés. Il a beau­coup de leurs dé­fauts, mais ils n’ont au­cune de ses beau­tés. Le «Wîs et Râ­mîn» ser­vit à em­bel­lir les œuvres de Nezâmî et de Roûmî. Peut-on dou­ter qu’un homme qui ren­dit ce ser­vice n’eût quelque gé­nie? «Si tu es Râ­mîn», dit Roûmî 3, «ne cherche rien d’autre que ta Wîs! C’est ton “moi” es­sen­tiel qui est ta Wîs et ta bien-ai­mée, et toutes ces choses ex­té­rieures ne sont pour toi que ca­la­mité.» Voici en quelle oc­ca­sion Gor­gâni com­posa ce ro­man qui offre de grandes ana­lo­gies avec un autre ro­man que ses ver­sions en di­verses langues ont rendu cé­lèbre en Oc­ci­dent : «Tris­tan et Iseut». Entre les an­nées 1049 et 1055, Gor­gâni se ren­dit dans la ville d’Ispahan, à la re­quête d’Abou’l-Fath, gou­ver­neur de cette ville 4. Abou’l-Fath adressa la pa­role au poète, qui s’en trouva très ho­noré, et il lui dit : «Reste avec nous cet hi­ver et ne pense pas au Kou­hes­tân. Au prin­temps, quand l’univers se ré­no­vera, quand l’atmosphère s’adoucira, tu t’en iras; je te fe­rai ca­deau du né­ces­saire, rien ne te man­quera». Un mois après, il lui dit : «Quel est ton avis sur la lé­gende de “Wîs et Râ­mîn”? On dit que c’est une fort belle chose; dans ce pays, tous l’aiment». Gor­gâni ré­pon­dit : «En ef­fet, c’est une fort jo­lie lé­gende, col­li­gée par six éru­dits. Je ne connais pas meilleure his­toire; on di­rait un char­mant jar­din. Mais elle est écrite en langue pehlvi 5, et ceux qui la lisent ne peuvent l’expliquer; car un cha­cun ne lit pas bien cette langue, et si même il la lit bien, il n’en com­prend pas le sens… Mais si un écri­vain ca­pable s’y ap­pli­quait, cette his­toire se­rait aussi belle qu’un tré­sor plein de joyaux, car elle est re­nom­mée, pos­sède ori­gi­na­li­tés sans nombre en ses di­verses par­ties». Ayant en­tendu ce dis­cours, Abou’l-Fath de­manda au poète d’aller écrire cette lé­gende avec la plume de l’éloquence, la faire vivre par son souffle, l’animer de mé­ta­phores en­châs­sées çà et là dans le ré­cit «comme des perles dignes des rois en­châs­sées dans l’or» 6.

Gor­gâni est le créa­teur du ro­man cour­tois en langue per­sane

«En vé­rité», ex­plique M. Gas­ton Wiet 7, «l’auteur pos­sède un ta­lent su­pé­rieur dans l’art de nouer l’intrigue dra­ma­tique, ce qui rend les pro­ta­go­nistes bien vi­vants. La fa­ta­lité existe dès le dé­part, puisque le roi Mau­bad avait de­mandé la main d’une fille à naître, et ainsi, dès l’abord, le poète in­siste sur le côté tra­gique de l’amour qui as­ser­vit une femme trop jeune [à] un homme âgé. Ce fait dou­lou­reux donne lieu à un dia­logue qui compte parmi les meilleures par­ties de l’œuvre. Il convient aussi de ne pas pas­ser sous si­lence les lettres d’amour adres­sées par Wîs à son amant, qui forment une élé­gie pas­sion­née et déses­pé­rée; et à ce pro­pos, Henri Massé nous rap­pelle les “Lettres de la re­li­gieuse por­tu­gaise”.»

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises du «Wîs et Râ­mîn», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Henri Massé.

«بدین سان بود نه مه پیش رامین
عقیق تلخ با یاقوت شیرین
عقیقش آوردی گنج مستی
چو یاقوتش بریدی رنج و سستی
عقیق از جام زرین گشته رخشان
چو یاقوتش ز پروین گشته خندان
به شادی بود هر شب تا سحن گاه
کنارش پر گل و بالینش پر ماه
سحر گاهان بجستندی از آرام
به رامش دست بردندی سوی جام
چو ویسه جام باده بر گرفتی
دلارامش سرودی خوش بگفتی
»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«C’est ainsi que, neuf mois, Râ­mîn eut de­vant lui l’âpre vin et, de Wîs, la rouge et douce lèvre. Le vin lui ap­por­tait le tré­sor de l’ivresse; la lèvre de Wî­seh cou­pait court au ma­laise de l’alanguissement (qui suc­cède à l’ivresse). Lorsqu’en la coupe d’or le vin res­plen­dis­sait, la lèvre de Wî­seh riait, mon­trant ses dents. Râ­mîn était en joie chaque nuit, jusqu’à l’aube, le sein cou­vert de fleurs, Wîs sur son oreiller. Ils s’évadaient de leur re­pos, au point du jour, et tout pai­si­ble­ment ils sai­sis­saient la coupe; et quand Wî­seh te­nait sa coupe (em­plie) de vin, son bien-aimé chan­tait joyeu­se­ment ceci…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Massé

«Neuf mois d’une vie mer­veilleuse s’écoulèrent ainsi avec de pa­reilles soi­rées. Chaque soir, Râm­min chan­tait ses poèmes à Wis…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Frou­zan­déh Bré­lian-Dja­han­shahi («Wis et Râm­min : ro­man d’amour per­san», éd. Imago, Pa­ris)

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En per­san «ویس و رامین». Par­fois tra­duit «Veïs et Ra­min», «Veï­çeh et Ra­min», «Wéissé et Ra­min», «Weise et Ra­min», «Veisse et Ra­min», «Viz et Ra­min», «Vis et Ra­minn» ou «Wis et Râm­min». Haut
  2. En per­san فخرالدین اسعد گرگانی. Par­fois trans­crit Faḵr al-Din As‘ad Gorgāni, Fa­chr-uddīn As’ad Dschurd­schānī, Fa­khr Ed­din Es­saad Djourd­jani, Fa­khr-ud­din Asad Jur­jani, Fa­kh­rod­din Asaad Gor­gani, Fa­khr ad-Din Asad Gurgāni ou Fa­khré-al­din-as­sad Gor­gâni. Haut
  3. «Math­nawî», liv. III, v. 228-229. Haut
  4. Le même que ce­lui dé­crit dans le «Sa­far-nâ­meh» : «Le sul­tan To­grul Beg le Seld­jou­kide (que Dieu lui fasse mi­sé­ri­corde!) avait éta­bli comme gou­ver­neur à Is­pa­han, après qu’il s’en fut rendu maître, un homme en­core jeune, ori­gi­naire de Ni­cha­pour et qui avait une grande ha­bi­leté comme se­cré­taire et comme cal­li­graphe; son ca­rac­tère était calme et sa phy­sio­no­mie agréable» (p. 253-254). Haut
  1. An­cienne langue de l’Iran, for­mée par le mé­lange de l’idiome des Perses (peuple aryen) et des Ba­by­lo­niens (peuple sé­mi­tique). Haut
  2. p. 6-7. Haut
  3. «No­tice sur la vie et les tra­vaux de M. Henri Massé», p. 218. Haut