Roûmî, «“Mathnawî” : la quête de l’absolu»

éd. du Rocher, Monaco

éd. du Ro­cher, Mo­naco

Il s’agit du «Math­nawî» 1 de Djé­lâl-ed-dîn Roûmî 2, poète mys­tique d’expression per­sane, qui n’est pas seule­ment l’inspirateur d’une confré­rie, celle des «der­viches tour­neurs», mais le di­rec­teur spi­ri­tuel de tout le XIIIe siècle. «Un si grand poète, ai­mable, har­mo­nieux, étin­ce­lant, exalté; un es­prit d’où émanent des par­fums, des lu­mières, des mu­siques, un peu d’extravagance, et qui, rien que de la ma­nière dont sa strophe prend le dé­part et s’élève au ciel, a déjà trans­porté son lec­teur», dit M. Mau­rice Bar­rès 3. Ré­fu­gié à Ko­nya 4 en Ana­to­lie (Roûm), Djé­lâl-ed-dîn trouva dans cette ville ha­bi­tée de Grecs, de Turcs, d’Arméniens, de Juifs et de Francs un peuple adonné à la poé­sie, à la mu­sique, aux danses, et il em­ploya cette poé­sie, cette mu­sique, ces danses pour lui faire connaître Dieu. Son ac­tion im­mense en Orient jeta, pour ainsi dire, des ra­cines si pro­fondes dans toutes les âmes que, même jusqu’aujourd’hui, les fruits et les fleurs de ses en­sei­gne­ments n’ont rien perdu de leur fraî­cheur ni de leur par­fum; il se sur­vit dans ses dis­ciples et ses suc­ces­seurs qui, de­puis plus de sept siècles, ré­pètent ses plus beaux dé­lires au­tour de son tom­beau en l’appelant «notre Maître» (Maw­lânâ 5). La beauté et l’esprit to­lé­rant de ses œuvres ont sur­pris les orien­ta­listes oc­ci­den­taux, et tourné la tête aux plus sobres parmi eux. «Tous les cœurs sur les­quels souffle ma brise s’épanouissent comme un jar­din plein de lu­mière», dit-il avec rai­son 6.

La doc­trine de Djé­lâl-ed-dîn jaillit de sa ren­contre avec Chems-ed-dîn Té­brîzi. On peut dire que Chems-ed-dîn et Djé­lâl-ed-dîn se com­bi­nèrent de ma­nière à for­mer un com­posé qui dif­fé­rait de cha­cun d’eux pris sé­pa­ré­ment. Voici le ré­cit de cette ren­contre : Chems-ed-dîn avait déjà beau­coup mé­dité et voyagé. Un jour il se dit à lui-même : «J’ai be­soin de trou­ver une âme avec qui cau­ser sur les choses de la créa­tion». Il eut un rêve, et dans ce rêve, Dieu lui dit : «Il faut que vous al­liez à Ko­nya pour y trou­ver Djé­lâl-ed-dîn» 7. Chems-ed-dîn quitta son pays et vint à Ko­nya; il prit des ha­bits de men­diant pour ca­cher ou pour dis­si­mu­ler son état, et quand il vit pas­ser Djé­lâl-ed-dîn en­touré de ses nom­breux élèves et monté sur un mu­let, il l’aborda et lui dit : «Dis-moi si Ma­ho­met, en­voyé de Dieu, était grand ou bien Bâyazîd?» Roûmî, très étonné, ré­pon­dit que c’était là une étrange ques­tion, étant donné que Ma­ho­met était le prince de tous les pro­phètes et de tous les saints, tan­dis que Bâyazîd n’était qu’un homme. «Que veut dire, en ce cas», ré­pli­qua Chems-ed-dîn, «ce que le pro­phète a dit : “Sois exalté! Nous ne T’avons pas connu comme Tu mé­rites de l’être”, tan­dis que Bâyazîd a dit : “Que je sois exalté! Que ma di­gnité est haute, je suis le Sul­tan des Sul­tans”?» 8 Cette ques­tion ainsi po­sée en­flamma Djé­lâl-ed-dîn, à la ma­nière d’une al­lu­mette. Il tomba éva­noui, et quand il re­vint à lui, il em­mena Chems-ed-dîn dans son col­lège, pour lui mon­trer quelques livres. Chems-ed-dîn les jeta dans un bas­sin rem­pli d’eau. «Les livres ne valent rien», convint Djé­lâl-ed-dîn 9, «pour­tant, il en est un que je vou­drais gar­der». Alors Chems-ed-dîn, sans autre in­di­ca­tion, re­tira du bas­sin «Le Livre des se­crets» d’Attar au­quel son­geait Djé­lâl-ed-dîn. Et sur ce livre, il y avait de la pous­sière, et pas une seule goutte d’eau.

«Tous les cœurs sur les­quels souffle ma brise s’épanouissent comme un jar­din plein de lu­mière»

Dieu, tel que Le pré­sente la doc­trine de Djé­lâl-ed-dîn, est l’Aimé qu’il faut al­ler cher­cher au-delà des ap­pa­rences, par-delà le bien et le mal. Il n’est ni en haut, ni en bas, ni à gauche, ni à droite. Il ré­side en un lieu où il n’y a ni im­piété, ni foi, ni même is­lam. Quoi qu’on Le nomme, Il est autre chose. On rap­porte qu’un jour, dans la mai­son de Djé­lâl-ed-dîn, un ar­chi­tecte chré­tien construi­sait une che­mi­née. Les amis, en ma­nière de plai­san­te­rie, lui dirent : «Pour­quoi ne de­viens-tu pas mu­sul­man, puisque [se­lon le Co­ran, III, 19] “la re­li­gion, aux yeux de Dieu, est vrai­ment l’islam”? — Il y a cin­quante ans», ré­pon­dit l’architecte, «que je suis dans la re­li­gion de Jé­sus; je Le crains, et j’aurais honte d’abandonner Sa re­li­gion». Le Maître, en­trant su­bi­te­ment sur ces en­tre­faites, prit la pa­role : «Le mys­tère de la foi, c’est la crainte : qui­conque craint Dieu, fût-il chré­tien, est re­li­gieux, non ir­ré­li­gieux» 10. Dans un poème tron­qué, al­téré, ex­purgé par les édi­teurs mu­sul­mans, Djé­lâl-ed-dîn ose dire que Dieu ne Se trouve même pas dans la Ka‘ba, le lieu le plus saint de l’islam :

«La Croix et les chré­tiens, d’un bout du monde à l’autre,
Je les exa­mi­nai : Il n’était pas sur la Croix.
J’entrai dans le temple [hin­dou], dans [la vieille pa­gode] :
Nulle trace n’apparaissait là.
J’allai vers les monts de Hé­rat et Kan­da­har;
Je re­gar­dai : Il n’était ni sur les cimes ni dans le val…
Je pour­sui­vis ma quête jusqu’à la Ka‘ba :
Il n’était pas dans ce lieu, but des jeunes et des vieux.
J’interrogeai à son su­jet Avi­cenne :
Avi­cenne lui-même n’était pas en me­sure de me ré­pondre…
Je plon­geai mon re­gard en mon propre cœur :
Là je Le vis; Il n’était nulle part ailleurs
» 11.

On rap­porte qu’aux fu­né­railles de Djé­lâl-ed-dîn, la to­ta­lité des ha­bi­tants de Ko­nya pleu­raient, et que la plu­part des hommes mar­chaient, pous­sant des cris, dé­chi­rant leurs vê­te­ments, le corps dé­nudé. Tous les membres des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés et na­tions étaient pré­sents; ils mar­chaient de­vant, cha­cun te­nant haut leurs livres sa­crés. Confor­mé­ment à leurs cou­tumes, les chré­tiens et les Juifs li­saient des ver­sets des Psaumes, du Penta­teuque et de l’Évangile, et fai­saient en­tendre des gé­mis­se­ments de deuil; les mu­sul­mans ne pou­vaient pas les re­pous­ser à coups de bâ­ton et de sabre, de peur d’entacher cette réunion. Il se leva un tu­multe im­mense, dont la nou­velle par­vint au grand Sul­tan; ce der­nier fit ve­nir les chefs des moines et des prêtres, et leur de­manda quel rap­port cet évé­ne­ment pou­vait avoir avec eux, puisque le dé­funt poète était le di­rec­teur obéi des mu­sul­mans. Ils ré­pon­dirent : «Nous avons trouvé en lui la même conduite que celle des pro­phètes par­faits, telle que nous l’avons lue dans nos livres; si vous autres, mu­sul­mans, vous dites que notre Maître est le Ma­ho­met de son époque, nous le re­con­nais­sons de même pour le Moïse et le Jé­sus de notre temps; de même que vous êtes ses amis sin­cères, nous aussi nous sommes mille fois plus ses ser­vi­teurs et ses dis­ciples; c’est ainsi qu’il a dit : “Soixante-douze sectes en­ten­dront de nous leurs propres mys­tères; nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s’accorde avec deux cents re­li­gions”. Notre Maître est le so­leil des vé­ri­tés qui a brillé sur les mor­tels et leur a ac­cordé ses fa­veurs; tout le monde aime le so­leil, qui illu­mine les de­meures de tous» 12.

Il n’existe pas moins de six tra­duc­tions fran­çaises du «Math­nawî», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Mme Eva Meye­ro­vitch et M. Djam­chid Mor­ta­zavi.

«بشنو، این نی چون شکایت می‌کند
از جداییها حکایت می‌کند
کز نیستان تا مرا ببریده‌اند
در نفیرم مرد و زن نالیده‌اند
سینه خواهم شرحه شرحه از فراق
تا بگویم شرح درد اشتیاق
هر کسی کو دور ماند از اصل خویش
باز جوید روزگار وصل خویش
من به هر جمعیتی نالان شدم
جفت بدحالان و خوش‌حالان شدم
»
— Dé­but dans la langue ori­gi­nale

«Écoute le ney (la flûte de ro­seau) ra­con­ter une his­toire; il se la­mente de la sé­pa­ra­tion :
“De­puis qu’on m’a coupé de la jon­chaie, ma plainte fait gé­mir l’homme et la femme.
Je veux un cœur dé­chiré par la sé­pa­ra­tion pour y ver­ser la dou­leur du dé­sir.
Qui­conque de­meure loin de sa source as­pire à l’instant où il lui sera à nou­veau uni.
Moi, je me suis plaint en toute com­pa­gnie, je me suis as­so­cié à ceux qui se ré­jouissent comme à ceux qui pleurent…”»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Mme Meye­ro­vitch et M. Mor­ta­zavi

«Écoute la flûte de ro­seau, écoute sa plainte
Des sé­pa­ra­tions, elle dit la com­plainte :
“De­puis que, de la ro­se­lière, on m’a cou­pée
En écou­tant mes cris, hommes et femmes ont pleuré
Pour dire la dou­leur du dé­sir sans fin
Il me faut des poi­trines la­cé­rées de cha­grin
Ceux qui res­tent éloi­gnés de leur ori­gine
At­tendent ar­dem­ment d’être en­fin réunis
Moi, j’ai chanté ma plainte au­près de tous
Unie aux gens heu­reux, aux mal­heu­reux, à tous…”»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Mme Leïli An­var (dans «Rûmî», éd. En­tre­lacs, coll. Sa­gesses éter­nelles, Pa­ris, p. 260-275)

«Écou­tez la flûte de ro­seau se plaindre des dou­leurs de la sé­pa­ra­tion : “Tou­jours, de­puis qu’ils m’ont ar­ra­chée de mon lit de ro­seaux, mes notes plain­tives ont ému les hommes et les femmes jusqu’aux larmes. J’ai brisé mon cœur, en m’efforçant de don­ner libre cours à mes sou­pirs et d’exprimer mon an­gois­sante nos­tal­gie de mon foyer. Ce­lui qui vit loin de son foyer as­pire conti­nuel­le­ment au jour où il y re­vien­dra. Mon gé­mis­se­ment est en­tendu dans toutes les foules, par ceux qui se ré­jouissent et par ceux qui pleurent…”»
— Dé­but dans une tra­duc­tion ano­nyme (dans Mau­rice Bar­rès, «Une En­quête aux pays du Le­vant. Tome II», p. 75-76)

«Écoute la flûte de ro­seau, ce qu’elle ra­conte et les plaintes qu’elle fait au su­jet de la sé­pa­ra­tion : “De­puis que l’on m’a cou­pée”, dit-elle, “dans les ro­seaux des ma­rais, hommes et femmes se plaignent à ma voix. Mon cœur est tout dé­chiré par l’abandon; c’est pour que je puisse ex­pli­quer les cha­grins cau­sés par le dé­sir. Toute per­sonne qui reste loin de son ori­gine cherche le temps où la réunion s’opérera de nou­veau. C’est pour une as­sem­blée que je pousse mes plaintes; je suis la com­pagne des heu­reux et des mal­heu­reux…”»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Clé­ment Huart (dans «La Ville des der­viches tour­neurs», p. 30-31)

«Écoute le ro­seau, sa plainte
Nous parle de sé­pa­ra­tions.
“De­puis qu’on m’a coupé de la jon­chaie,
Mon souffle fait gé­mir les hommes.
Je veux un cœur dé­chiré par l’exil
Pour lui conter la dou­leur du dé­sir.
Tous ceux qui ont rompu les liens ori­gi­nels
Sont en quête de l’instant de la réunion.
J’ai gémi dans bien des so­cié­tés,
Com­pa­gnon des heu­reux et des mi­sé­rables…”»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Gil­bert La­zard (dans «His­toire des lit­té­ra­tures. Tome I», éd. Gal­li­mard, coll. En­cy­clo­pé­die de la Pléiade, Pa­ris, p. 904)

«Écou­tez le cha­lu­meau com­ment il ra­conte une his­toire en se plai­gnant d’éloignement et de sé­pa­ra­tion, di­sant :
“De­puis le temps où je fus em­mené du banc de ro­seaux, ma plainte a fait gé­mir homme et femme.
Il me faut un sein dé­chiré par la sé­pa­ra­tion afin de pou­voir dé­ployer la peine du dé­sir d’amour.
Tout homme qui est laissé loin de sa source dé­sire re­trou­ver le temps où il était uni à elle.
Dans toute com­pa­gnie, j’ai laissé en­tendre mes notes plain­tives, j’ai fré­quenté les mal­heu­reux et ceux qui se ré­jouissent…”»
— Dé­but dans la tra­duc­tion in­di­recte de M. Chris­ter Oxens­tierna («Math­nawi-i Ma­nawi», éd. Kazi, coll. Great Books of the Is­la­mic World, Chi­cago)

Avertissement Cette tra­duc­tion n’a pas été faite sur l’original.

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  1. En per­san «مثنوی». Par­fois trans­crit «Mes­névi», «Mes­newi», «Meth­névi», «Mes­navi», «Mas­navi», «Mas­nawi», «Maṯnawī» ou «Math­navi». Haut
  2. En per­san جلال‌الدین رومی. Par­fois trans­crit Jelālu-’d-Dīn er-Rūmī, Jel­la­lud­din Rumi, Je­la­lud­din Rumi, Ja­lal-ud-Din Rumi, Jal­la­lud­din Rumi, Dja­lâl-ud-Dîn Rûmî, Dže­la­lud­din Rumi, Dscha­lal ad-din Rumi, Ca­la­laddīn Rūmī, Ja­lâl ad dîn Roûmî, Ya­lal ad-din Rumí, Ga­lal al-din Rumi, Dja­lâl-od-dîn Rûmî, Ja­lâ­lod­dîn Rûmî, Djé­la­lid­din-Roumi, Ja­lel Id­dine Roumi, Dsche­lâl-ed-dîn Rumi, Ce­la­le­din Rumi, Ce­la­led­din-i Rumi, Je­la­led­din Rumi, Dje­la­let­tine Roumî, Djé­lal­le­din-i-Roumi ou Djel­lal-ed-Dine Roumi. Haut
  3. «Une En­quête aux pays du Le­vant. Tome II», p. 74. Haut
  4. On ren­contre aussi les gra­phies Co­gni, Cogne, Co­nia, Ko­nia et Ko­nié. C’est l’ancienne Ico­nium. Haut
  5. En per­san مولانا. Par­fois trans­crit Mau­lana, Mow­lânâ, Mev­lana ou Mew­lânâ. Haut
  6. Dans Eva Meye­ro­vitch, «Le Chant du so­leil» (éd. La Table ronde, coll. Les Che­mins de la sa­gesse, Pa­ris). Haut
  1. Dans «Une En­quête aux pays du Le­vant. Tome II», p. 81. Haut
  2. Aflâkî, «Les Saints des der­viches tour­neurs. Tome I», p. 70. Haut
  3. Dans «Une En­quête aux pays du Le­vant. Tome II», p. 83. Haut
  4. «Les Saints des der­viches tour­neurs. Tome II», p. 2. Haut
  5. «Odes mys­tiques; tra­duc­tion par Eva de Vi­tray-Meye­ro­vitch et Mo­ham­mad Mo­kri», p. 438-439. Haut
  6. «Les Saints des der­viches tour­neurs. Tome II», p. 96-97. Haut