Il s’agit du « Ménâqib-el-‘ârifîn » 1 (« Les Saints des derviches tourneurs », ou littéralement « Les Vertus des initiés » 2) de Chems-ed-dîn Aḥmed Aflâkî 3. C’est un récit hagiographique, une sorte de légende dorée portant sur les « derviches tourneurs », c’est-à-dire sur l’inspirateur de cette confrérie, Djélâl-ed-dîn Roûmî, sur son père, sur son ami Chems-ed-dîn Tébrîzi, sur certains des mystiques, des sages, des hommes pieux de son entourage et sur ses successeurs immédiats. Aflâkî lui-même était rattaché aux « derviches tourneurs » et disciple du petit-fils de Roûmî, sur l’invitation duquel il entreprit cette hagiographie, qu’il commença d’écrire en l’an 1318 et qu’il acheva en l’an 1353 apr. J.-C. Le « Ménâqib-el-‘ârifîn » s’ouvre avec les motifs qui ont obligé Roûmî à quitter Balkh et la Perse, ainsi que le désastre qui a atteint cette contrée et les pertes qu’a subies la civilisation au sens large, quand les Mongols, « troupes de Dieu pareilles à des sauterelles répandues sur la terre, dont il a été dit : “Je les ai créées de Ma puissance et de Ma colère” » 4, dévastèrent cette région. Balkh, la première ville que les hordes de Gengis Khan trouvèrent sur leur passage, était, en même temps que la patrie de Roûmî, l’un des hauts lieux culturels d’Asie : elle était pleine de monuments, d’ouvrages exquis, et de tout ce qui pouvait servir d’ornement à une grande ville, parce qu’elle avait été le séjour de plusieurs gens illustres en toutes sortes d’arts, qui avaient contribué à sa beauté. Gengis Khan avait une grande haine pour cette ville, parce qu’elle avait offert refuge au Sultan du Khârezm, son ennemi. Il donna l’ordre de mettre à mort les jeunes, les vieux ; de fendre le ventre des femmes enceintes ; de sacrifier en entier les animaux qui se trouveraient dans cette ville ; ensuite, de raser entièrement celle-ci. On rapporte qu’on mit le feu à douze mille mosquées de quartier, et qu’au milieu de cet incendie, quatorze mille textes complets du Coran furent brûlés ; qu’on mit à mort près de cinquante mille savants, étudiants et « hafiz » (« hommes ou femmes sachant de mémoire le Coran »), sans compter le commun du peuple. Roûmî était alors âgé de cinq ans. Son père partit avec toute sa famille par la route de Konya vers l’Anatolie (Roûm), comme firent un grand nombre d’autres savants qui quittèrent la Perse : « Au milieu des contemporains, il ne resta plus trace de plaisir… L’or et les têtes furent emportés par le vent ; les [écoles] et les [collèges] devinrent des hôtelleries ; la bénédiction disparut du monde, et les ténèbres de la tyrannie s’appesantirent sur l’univers, qui fut bouleversé » 5.
les « derviches tourneurs » étaient d’abord et essentiellement des exilés
Je ne crains pas d’exagérer en disant que les « derviches tourneurs » étaient d’abord et essentiellement des exilés. C’est ainsi que Roûmî disait à Dieu : « Tu m’as retiré du Khorassan [province de la Perse] pour m’amener au territoire des Grecs, pour que je me mêle à eux et les conduise à la bonne doctrine » 6. On rapporte qu’il répétait constamment le vers suivant : « L’esprit est un exilé, tandis que le corps est dans sa propre patrie : aie donc pitié d’un étranger atteint de nostalgie qui est bien éloigné de sa demeure ! » 7 Il ne faudrait qu’ouvrir les œuvres poétiques de Roûmî pour se convaincre que l’exil et la nostalgie du retour en forment la base et le fond même. Quoi de plus mélancolique que l’exorde du « Mathnawî », où le poète de Balkh décrit, en mots voilés, la tristesse de l’homme séparé de sa patrie, mais cherchant à la rejoindre à travers les mille accidents qui l’en éloignent et l’en écartent : « Écoute la flûte de roseau raconter une histoire ; elle se lamente de la séparation : “Depuis qu’on m’a coupée de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et la femme” » ! Cet exorde sublime signifie que si la flûte de roseau peut servir d’instrument et faire de la musique, c’est qu’elle a été coupée, c’est qu’il y a eu une déchirure, une mutilation qui l’aurait séparée de sa véritable origine, de son être essentiel. « C’est pareil pour le poète Roûmî, pareil pour le Dalaï-lama et à une moindre échelle pour nous… Notre force [à nous, exilés] vient aussi de la séparation d’avec le pays d’origine », dit Mme Nahal Tajadod 8.
Voici un passage qui donnera une idée de la manière d’Aflâkî : « Le cheikh Fakhr-ed-dîn de Sîwâs était un homme plein de ressources qui, à cette époque, s’était chargé de transcrire les mystères et les pensées émis par le Maître [c’est-à-dire par Roûmî]. Subitement, l’aliénation mentale s’introduisit dans son esprit : il devint fou. C’est le jour même où le Maître avait composé ce ghazel :
Ô amoureux ! ô amoureux ! un bohémien est devenu fou ; sa cuvette est tombée de notre terrasse ; il est parti pour l’hôpital des aliénés, etc. 9
Parfois il s’immisçait dans les discours du Maître et les transcrivait en les corrigeant » 10.
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- Traduction de Clément Huart (1918-1922). Tome I [Source : Canadiana]
- Traduction de Clément Huart (1918-1922). Tome I ; autre copie [Source : Digital Library of India (DLI)]
- Traduction de Clément Huart (1918-1922). Tome I ; autre copie [Source : Bibliothèque nationale de France].
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- Nahal Tajadod évoquant l’exil chez Roûmî [Source : Radio Télévision Suisse (RTS)]
- Abdennour Bidar évoquant l’exil chez Roûmî [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Ève Feuillebois-Pierunek, « Rûmî (1207-1273), poète et mystique » dans « Les Derviches tourneurs : doctrine, histoire et pratiques » (éd. du Cerf, coll. Patrimoines-Islam, Paris), p. 15-81 [Source : Hyper articles en ligne (HAL)]
- Clément Huart, « De la valeur historique des mémoires des derviches tourneurs » dans « Journal asiatique », sér. 11, vol. 19, p. 308-317 [Source : Canadiana]
- François Pétis de La Croix, « Histoire du grand Genghizcan, premier Empereur des anciens Mogols et Tartares » (XVIIe siècle) [Source : Google Livres].
- En persan « مناقبالعارفین ». Parfois transcrit « Manâqeb ol-ârefin », « Menâkıb-ül-ârifîn », « Manâqib ul-‘ârifîn », « Menāqibu ’l ‘ārifīn », « Manâqeb al-’ârefin » ou « Manāḳib al-‘ārifīn ».
- Parfois traduit « Biographies des mystiques » ou « Les Vertus des mystiques ».
- En persan شمسالدین احمد افلاکی. Parfois transcrit Şemseddîn Ahmed Eflâkî, Shems-ud-din Ahmed Eflaki, Shemsu-’d-Dīn Ahmed Eflākī, Chams uddin Ahmad Aflaki, Šams-al-dīn Aḥmad Aflākī ou Shams al-Dīn Aḥmad Aflākī.
- « Tome I », p. 9.
- « Tome II », p. 98-99.