Il s’agit de l’« Histoire galante de Shidôken » (« Fûryû Shidôken-den » 1) de Hiraga Gennai 2, satiriste japonais aux connaissances encyclopédiques, également connu sous le surnom de Fûrai Sanjin 3 (XVIIIe siècle). Sorte de Voltaire de son pays, il se livra, en même temps qu’aux belles-lettres, à l’étude de la chimie et l’histoire naturelle, apprit le hollandais, interrogea les savants dans tous les genres, répéta leurs expériences ou en imagina de nouvelles. Son « Histoire galante de Shidôken », où le voyage fictif est prétexte à des satires piquantes et mordantes contre la société de son temps, ne peut être comparée, à beaucoup d’égards, qu’aux histoires de « Micromégas » ou de « Candide ». Elles partagent les mêmes scènes vives et ingénieuses, la même imagination exaltée ; elles sont le même monument d’effronterie cynique érigé en faveur de l’athéisme. Le héros, Shidôken, est un vieil impénitent qui donne le fou rire aux visiteurs du temple d’Asakusa, à Edo, en racontant des propos burlesques ou licencieux. Il raconte comment, il y a longtemps, lorsqu’il était jeune, il fut détourné de la prêtrise par la révélation qu’il reçut d’un anachorète (« sennin » 4), que le bouddhisme n’était qu’un fatras de croyances tout juste bonnes pour les vieilles femmes. L’anachorète lui offrit un éventail magique lui permettant de voyager de par le monde, en quête des plaisirs dont un vain ascétisme l’avait jusqu’alors privé : « Ceci est l’éventail où sont renfermés les secrets de mes enchantements », lui dit l’anachorète en le lui remettant 5. « Si tu veux t’envoler, il te servira d’ailes ; si tu veux franchir mers et fleuves, il deviendra navire ; grâce à lui, tu pourras connaître le lointain et le proche, et voir distinctement dans la pénombre… Toutefois, comme c’est dans le désir amoureux que les sentiments revêtent la plus grande intensité, il te faudra visiter particulièrement les quartiers de plaisir des différentes contrées. Au cours de tes voyages, il t’arrivera souvent des aventures plaisantes, mais aussi bien des malheurs. En aucun cas, ceux-ci ne te doivent affliger… Salut ! »
Shidôken comprit, en réfléchissant, que dans tout ce que lui avait enseigné l’anachorète, il n’était pas un mot qui ne fût conforme à la raison. Au surplus, demeuré au temple quelque temps encore, et observant les mœurs des moines, il constata que ces derniers « renonçant à chercher le Salut dans la multiplicité des pratiques, se consacrent, d’un seul cœur, à leur passion pour les filles de joie ; errent dans les ténèbres de l’amour ; prennent pour barques du Salut les palanquins carrés [employés pour se rendre dans les quartiers de plaisir] ; etc. » 6. Alors, prenant à la main l’éventail magique, Shidôken quitta à la dérobée le temple, alla chez un coiffeur pour recevoir la tonsure virile, puis partit à l’aventure. Il atteignit successivement le Pays des Grands Hommes, le Pays des Petits Hommes, le Pays des Longues Jambes et celui où les gens avaient un trou au milieu de la poitrine. Dans chacun de ces pays, il fut accueilli avec hostilité, mais l’éventail magique le tira de tous les mauvais pas. Enfin, il visita les quartiers des concubines de l’Empereur de Chine et s’en alla à l’Île des Femmes (« Nyogo no shima » 7), où il aurait été en grand danger de mourir d’épuisement, s’il n’avait été secouru par l’anachorète.
le voyage fictif est prétexte à des satires piquantes et mordantes contre la société de son temps
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Gennai : « Après avoir erré de-ci, de-là, il aperçut enfin une très grande maison ; et la prenant pour repère, il porta ses pas dans cette direction. Comme il approchait de son but, il vit un grand nombre de gens qui, l’ayant aperçu, venaient à sa rencontre. Tous étaient hauts de plus de deux mesures, et même les enfants qu’ils portaient à dos étaient plus grands que des Japonais. “Me voilà donc”, pensa-t-il, “en ce fameux Pays des Géants 8” ; cependant, entre ces êtres et lui, toute communication verbale était impossible ; ils recoururent à divers expédients, s’efforçant par exemple de s’enseigner mutuellement leurs langues par gestes, mais en vain. Comme il n’y avait aucun espoir de se faire entendre de la sorte, Shidôken s’avisa d’appliquer l’éventail de plumes à son oreille : et voici que la langue des géants lui devient intelligible » 9.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Katô Shûichi, « Histoire de la littérature japonaise. Tome II. L’Isolement : du XVIIe au XIXe siècle » (éd. Fayard-Intertextes, Paris).
- p. 18.
- En japonais 女護が島.
- « Le Pays des Géants », ou « Taijin koku » (大人国), est décrit, dans les encyclopédies mythologiques, comme une contrée froide située à 8 000 ou 10 000 lieues au Sud-Est du Japon, et dont les habitants, velus, tirent à l’arc et se teignent le visage de couleurs.
- p. 35.