Il s’agit de « La Petite Bourse aux deux liards » (« Punguța cu doi bani ») et autres œuvres de Ion Creangă 1, conteur roumain d’inspiration populaire, génie oral chez lequel il y avait une sagesse paysanne tirée de tout autre part que des livres, une sorte d’humanisme non intellectuel, une émotion pouvant toucher les cœurs (XIXe siècle). Fils d’un commerçant de vêtements grossiers dans le village de Humulești, au pied des montagnes de Moldavie, Creangă semblait destiné, par ses modestes origines, à carder la laine et à porter la bure au foulon, comme ses ancêtres. Son père — homme, par ailleurs, bon et indulgent — n’avait reçu aucune instruction et disait à l’enfant : « Plutôt qu’en ville le dernier, sois au village le premier » 2. L’ambition de sa mère changea tout. Smaranda Creangă, femme d’une intelligence supérieure à la moyenne des paysans, voulait à tout prix faire de lui un prêtre et lui évitait toute besogne autre que les travaux intellectuels. Mais jetant sa soutane aux orties, ce fut finalement non comme prêtre, mais comme instituteur primaire que Creangă se fixa dans une « masure » (« bojdeuca ») des faubourgs de Iași 3, d’où il partait chaque matin, d’un pas pesant, en s’appuyant sur sa canne noueuse, rejoindre son école. Il passait la plupart de son temps au milieu de ses élèves, auxquels il racontait parfois, avant même de les écrire, ses inoubliables contes. Parfois aussi, il descendait à la Bolta Rece, une taverne achalandée par les petits auteurs et honorée de la prédilection des vauriens de la ville. Ce fut là qu’il fit la rencontre, en 1875, du poète Mihai Eminescu, pour lequel il avait une cordiale sympathie. Bientôt, une amitié profonde lia ces deux grandes âmes qui devinrent inséparables. Toutes les fois qu’ils avaient quelques heures de liberté, ils allaient se retrouver sur les bancs des jardins publics ou se régaler de porc à l’ail dans quelque modeste auberge de village. Là, ils faisaient d’interminables conversations et se plaisaient à évoquer la littérature populaire, connue de l’un depuis son enfance et imitée par l’autre dans ses compositions poétiques. Mais le départ, deux ans plus tard, d’Eminescu pour Bucarest mit fin à cette époque, la plus tranquille et la plus heureuse de leur vie. En 1872, Creangă ressentit les premières atteintes du mal incurable qui devait l’emporter prématurément : l’épilepsie. En 1887, trop souffrant pour assurer ses classes, il fut contraint d’abandonner son poste d’instituteur.
Comme il n’était âgé que d’une cinquantaine d’années, on lui refusa une pension, et il vécut dans la gêne. Il se rendit à de nombreuses reprises au ministère de l’Instruction publique à Bucarest. De plus, il voulut demander l’appui d’un de ses amis, Titu Maiorescu, chargé de ce ministère ; mais cette démarche lui valut une cruelle déception, dont il fit plus d’une fois le récit sur son lit de mort, avec des larmes aux yeux. Quand il arriva rue Mercur, où demeurait Maiorescu, il aperçut ce dernier à un balcon de l’immeuble ; il sonna et se fit annoncer par un valet, qui revint en lui disant que Maiorescu n’était pas chez lui. Or, en s’en allant, Creangă aperçut, toujours à la même fenêtre, Maiorescu le regardant ; il revint en vain une deuxième et une troisième fois. Il mourut le 31 décembre 1889. Deux jours plus tard, celui que sa mère avait destiné à la prêtrise fut enterré dans une tombe sans croix, comme celle des gens les plus misérables, et ses manuscrits vendus au poids à un marchand, Nicolae Mihăilescu, qui les acheta « pour envelopper ses marchandises » 4. Ce fut seulement plus de vingt ans après, en 1911, qu’une croix de bois, achetée avec l’argent d’une collecte faite par quelques élèves, vint marquer la place où reposait « l’homme-proverbe », « l’Andersen moldave ».
génie oral chez lequel il y avait une sagesse paysanne tirée de tout autre part que des livres
« Creangă », explique M. Jean Boutière 5, « voulut montrer que le génie populaire national avait créé des œuvres de valeur qui, sans addition d’aucun élément étranger, pouvaient être mises en parallèle avec les plus belles productions de la littérature savante. Il emprunta donc au peuple quelques-uns des récits qui avaient enchanté son enfance… Naturellement doué d’un grand talent, il sut donner à ces vieilles fictions la vie qui leur faisait défaut, et les “Povești” présentent en maints endroits, non plus les pâles figures de la légende, mais le portrait vivant de paysans contemporains du conteur. Creangă a fait ainsi du conte traditionnel ce qu’Alecsandri avait fait antérieurement, dans ses “Doinas”, de la poésie populaire : une œuvre d’art. Il était le premier à entrer dans cette voie délicate, et personne ne l’y a suivi ; il reste unique en Roumanie. » De même que l’ours ne se laisse pas éloigner de la tanière, ni la fleur des montagnes transplanter dans la plaine ; de même, les acteurs des « Contes » (« Povești »), des « Souvenirs d’enfance » (« Amintiri din copilărie ») et des « Récits » (« Povestiri ») ne se séparent jamais du sein maternel de la terre et des traditions. « Aucun contact chez Creangă avec les littératures étrangères, aucune influence extérieure ne peut être signalée dans son œuvre », dit son compatriote, M. Eugène Ionesco 6.
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises de « La Petite Bourse aux deux liards », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Mme Elena Vianu.
« Vizitiul se dă iute jos din capra trăsurii și c-un fel de meșteșug prinde cocoșul și, luându-i punguța din clonț, o dă boierului. Boierul o ia fără păsare, o pune în buzunar și pornește cu trăsura înainte. Cocoșul, supărat de asta, nu se lasă, ci se ia după trăsură, cântând neîncetat :
Cucurigu ! Boieri mari,
Dați punguța cu doi bani !Boierul, înciudat, când ajunge în dreptul unei fântâni, zice vizitiului : “Măi ! ia cocoșul ăsta obraznic și-l dă în fântâna aceea”. »
— Passage dans la langue originale
« Le cocher sauta sans tarder de son siège, prit la petite bourse que le coq tenait en son bec et la remit au boyard. Celui-ci l’empocha sans façon et la voiture s’ébranla. Fort en colère, le coq ne se tint pas pour battu, et suivant la voiture, se mit à crier sans relâche :
Cocorico ! Grand boyard,
Rends-moi la bourse aux deux liards !Furieux, le boyard dit au cocher, tandis qu’ils passaient près d’un puits : “Hé, cocher, attrape donc cet insolent de coq et flanque-le dans le puits !” »
— Passage dans la traduction de Mme Vianu
« Le cocher descendit vite de son siège, et attrapant adroitement le coq, lui prit la bourse du bec et la remit au grand seigneur. Ce dernier l’empocha sans façon et la calèche s’ébranla. Le coq, fort en colère, ne se laissa pas faire. Il se mit à courir derrière la voiture, tout en criant à tue-tête :
Cocorico ! Grand seigneur,
Rends-moi ma bourse aux pièces d’or !Comme ils arrivaient à la hauteur d’un puits, le seigneur, furieux à la vue d’une pareille audace, ordonna au cocher : “Hé, cocher ! Attrape donc ce coq insolent et jette-le dans le puits !” »
— Passage dans la traduction de Mme Mariana Cojan Negulescu (éd. L’Harmattan, coll. La Légende des mondes, Paris-Budapest-Turin)
« Le cocher descendit de son siège, attrapa adroitement l’animal, et lui enlevant du bec la petite bourse, la remit à son maître. Le Boyard la prit, la fourra machinalement dans sa poche et poursuivit son chemin. Mais le coq furieux ne se laissa pas faire ; il se mit à courir à toutes jambes après la voiture, en criant sans arrêt :
Cocorico ! Mes grands Boyards,
Rendez la bourse aux deux liards !À ce même moment, le Boyard furieux d’une pareille audace, arrivait près d’une fontaine. Il commanda de suite au cocher : “Attrape ce coq insolent et jette-le dans la fontaine”. »
— Passage dans la traduction de M. Stanciu Stoian (éd. Librairie d’Amérique et d’Orient A. Maisonneuve, coll. Les Littératures populaires de toutes les nations, Paris)
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- Traduction de M. Stanciu Stoian (1931) [Source : Biblioteca digitală a Bucureștilor]
- Anthologie de Jules Brun (1894) [Source : Google Livres].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Nouvelles roumaines : anthologie des prosateurs roumains ; avant-propos de Jean Boutière » (éd. Seghers, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Connaissance de l’Orient, Paris)
- Jean Boutière, « La Vie et l’Œuvre de Ion Creangă (1837-1889) » (éd. J. Gamber, Paris) [Source : Biblioteca digitală a Bucureștilor]
- Eugène Ionesco, « Littérature roumaine ; suivi de Grosse chaleur » (éd. Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière).