
éd. Publications universitaires-Institut orientaliste, coll. Bibliothéque du Muséon, Louvain
Il s’agit d’une traduction indirecte de « L’Enseignement de Vimalakîrti » (« Vimalakîrti Nirdeśa » 1) ou « Soûtra de Vimalakîrti » (« Vimalakîrti Sûtra » 2) ou « La Liberté inconcevable » (« Acintya Vimokṣa » 3). Ce livre est au canon bouddhique ce que le « Livre de l’Ecclésiaste » est à la Bible juive, je veux dire un chef-d’œuvre de scepticisme, de fatalisme, de modernité surtout, et qui s’adresse aux athées aussi bien qu’aux croyants, sans distinction d’écoles ou de races. « Tout est impermanent, c’est-à-dire transitoire, douloureux et vide. » Tel est le résumé de l’ouvrage. Cette conclusion, le saint Vimalakîrti (« Gloire sans tache ») la tire des expériences les plus diverses. Il s’y complaît ; il en fait le refrain continuel de sa pensée. Le monde présente à ses yeux une série de phénomènes, toujours les mêmes, où « absolument rien n’a été produit, n’est produit et ne sera produit ; absolument rien n’a disparu, ne disparaît et ne disparaîtra » 4. Toute tentative pour améliorer les choses humaines est chimérique, « le corps ne durant pas longtemps… pareil à la bulle d’eau ; le corps étant issu de la soif des passions… pareil au mirage » 5. Toute dualité est fausse et illusoire. Les contraires se concilient, ce qui est impensable et indicible. Aussi, « les sons et les idées sont sans emploi » 6. On croirait lire Tchouang-tseu. « “L’Enseignement de Vimalakîrti” est une œuvre d’art », dit un sinologue 7. « La mise en scène est conduite avec une habileté de dramaturge… Le paradoxe, l’ironie sont maniés de main de maître, comme dans le célèbre épisode de Śâriputra, ce saint des saints… qu’une déesse maligne couvre de fleurs dont il ne peut se dépêtrer, et qui finit par se voir changé en femme. » Cette histoire et d’autres semblables, faites pour scandaliser les orthodoxes indiens, amusèrent et charmèrent les Tibétains et les Chinois qui lisaient « L’Enseignement de Vimalakîrti » dans une dizaine d’excellentes traductions. La plus ancienne d’entre elles fut celle effectuée par Zhi Qian 8 entre 222 et 229 apr. J.-C. à Nankin. Le texte de l’original sanscrit, regardé comme perdu, fut retrouvé en 1999 dans la bibliothèque du Potala, au Tibet.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de « L’Enseignement de Vimalakîrti », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Étienne Lamotte.
« En ce temps-là habitait, dans la grande ville de Vaiśâlî 9, un certain Licchavi, nommé Vimalakîrti… Il portait l’habit blanc du laïc, mais observait la conduite d’un religieux. Il habitait une maison, mais se tenait écarté du monde du désir, du monde de la matière subtile et du monde immatériel. Il disait avoir un fils, une épouse, un harem, mais gardait toujours la continence. Il apparaissait entouré de serviteurs, mais recherchait toujours la solitude. Il apparaissait paré d’ornements, mais il possédait toujours les marques primaires et secondaires. Il semblait prendre de la nourriture et de la boisson, mais se nourrissait toujours de la saveur des extases. Il se montrait sur les terrains de jeu et dans les casinos, mais c’était toujours dans le but de faire mûrir les êtres attachés aux amusements et aux jeux de hasard. Il allait à la suite des errants hérétiques, mais gardait au Bouddha un indéfectible attachement. »
— Passage dans la traduction de M. Lamotte, à partir de versions tibétaines et chinoises
« En ce temps-là, il y avait dans la cité de Vaishâlî un maître de maison du nom de Vimalakîrti… Ce n’était qu’un laïc vêtu de blanc, mais il observait dûment la règle de pureté des novices. Il vivait dans une maison, mais n’éprouvait d’attachement pour aucun des trois mondes. Il se montrait avec femme et enfants, mais s’astreignait à la chasteté. Il apparaissait entouré de ses gens, mais jouissait toujours des plus lointaines solitudes. Il arborait de précieux ornements, mais son corps se parait en fait de toutes les marques de beauté des grands êtres. De même prenait-il nourriture et boisson, mais la saveur, il la trouvait dans les délices du recueillement. Et s’il fréquentait les maisons de jeu, c’était exclusivement pour sauver l’homme. Il acceptait toutes les voies non bouddhistes, sans dénaturer la vraie foi. Il connaissait les codes profanes, mais toujours leur préférait les enseignements du Bouddha. »
— Passage dans la traduction de M. Patrick Carré, à partir d’une version chinoise (« Soûtra de la Liberté inconcevable : les enseignements de Vimalakîrti », éd. Fayard, coll. Trésors du bouddhisme, Paris)
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Paul Demiéville, « Vimalakīrti en Chine » dans « Choix d’études bouddhiques : 1929-1970 » (éd. E. J. Brill, Leyde), p. 347-364
- Gérard Fussman, « Lecture du texte sanscrit du “Vimalakīrtinirdeśa” : cours et séminaire » (éd. électronique) [Source : Collège de France]
- Jacques May, « Compte rendu sur “L’Enseignement de Vimalakîrti” » dans « T’oung Pao », vol. 51, nº 1, p. 85-98 [Source : Revue « T’oung Pao »].