Il s’agit de « Médée » (« Medea ») et autres œuvres de Sénèque le philosophe 1, moraliste latin doublé d’un psychologue, dont les œuvres assez décousues, mais riches en remarques inestimables, sont « un trésor de morale et de bonne philosophie » 2. Il naquit à Cordoue vers 4 av. J.-C. Il entra, par le conseil de son père, dans la carrière du barreau, et ses débuts eurent tant d’éclat que le prince Caligula, qui avait des prétentions à l’éloquence, jaloux du bruit de sa renommée, parla de le faire mourir. Sénèque ne dut son salut qu’à sa santé chancelante, minée par les veilles studieuses à la lueur de la lampe. On rapporta à Caligula que ce jeune phtisique avait à peine le souffle, que ce serait tuer un mourant. Et Caligula se rendit à ces raisons et se contenta d’adresser à son rival des critiques quelquefois fondées, mais toujours malveillantes, appelant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses discours oratoires — « de pures tirades théâtrales ». Dès lors, Sénèque ne pensa qu’à se faire oublier ; il s’adonna tout entier à la philosophie et n’eut d’autres fréquentations que des stoïciens. Cependant, son père, craignant qu’il ne se fermât l’accès aux honneurs, l’exhorta à revenir à la carrière publique et à ne pas bouder les compromissions. En 49 apr. J.-C., Sénèque se vit confier par Agrippine l’éducation de Néron. On sait ce que fut Néron. Sénèque ne pouvait pas raisonnablement espérer de faire un homme recommandable de ce sale garnement, de ce triste élève, « mal élevé, vaniteux, insolent, sensuel, hypocrite, paresseux » 3. Néron, en revanche, fit de notre auteur un « ami » forcé, un collaborateur malgré lui, le chargeant de rédiger ses allocutions au sénat, dont celle où il représentait le meurtre de sa mère Agrippine comme un bonheur inespéré pour Rome. Toutes les belles leçons, tous les bons offices de Sénèque en tant que ministre de Néron n’aboutirent qu’à retarder de quelques années l’éclosion des pires monstruosités. Alors, il chercha à échapper à ses hautes, mais déshonorantes fonctions. Il demanda de partir à la campagne, en renonçant à ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie générale. Malgré les refus de Néron, qui se rendait compte que la retraite de son ministre serait interprétée comme un désaveu de la politique impériale, Sénèque ne recula pas. « En réalité, sa vertu lui faisait habiter une autre région de l’univers ; il n’avait [plus] rien de commun avec vous » (« At illum in aliis mundi finibus sua virtus collocavit, nihil vobiscum commune habentem ») 4. Il se retira du monde et des affaires du monde avec sa femme, Pauline, et il prétexta quelque maladie pour ne point sortir de chez lui.
« des conseils d’hygiène morale, des formules », comme il dit, « de médication pratique »
Sénèque travailla désormais pour le compte de la postérité. Il songea à elle en composant des œuvres qu’il espérait profitables. Il y consigna des préceptes de sagesse humaine à l’usage des honnêtes gens, « des conseils d’hygiène morale, des formules », comme il dit 5, « de médication pratique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Jamais dans l’histoire romaine, le besoin de perfectionnement moral et personnel ne s’était fait plus vivement sentir qu’au temps de Sénèque. La République étant morte, il n’y avait plus de voie ouverte aux nobles ambitions et aux dévouements à la patrie ; il fallait flatter sans cesse, se prêter aux moindres caprices de maîtres débauchés et cruels. Où trouver, au milieu de cette corruption ambiante, une paix, une sérénité et un minimum d’idéal sans lesquels, pour l’âme bien née, la vie ne valait rien ? Sénèque lui-même, renfermé dans son refuge et éloigné des affaires publiques, put à peine trouver ces consolations, puisque, dès le moment où il manifesta à Néron son désir de s’en éloigner, il fut voué à la persécution et à la mort. Son suicide fut digne d’un philosophe, ou plutôt d’un directeur de conscience. Car examiner ce sage comme un philosophe qui aurait un système bien déterminé et suivi, ce serait se tromper. Les païens ont déjà remarqué son peu de goût pour la pure spéculation. Et si les chrétiens, frappés par ses écrits, ont voulu faire de lui un enfant de l’Église, c’est qu’il aspirait à donner aux âmes une discipline intérieure, et non des dogmes. « Lorsque le philosophe désespère de faire le bien », explique Diderot dans son magnifique « Essai sur les règnes de Claude et de Néron », « il renonce à la fonction inutile et périlleuse… pour s’occuper dans le silence et l’obscurité de la retraite… Il s’exhorte à la vertu et apprend à se raidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui entraîne autour de lui la masse générale de la nation. [Ainsi] des hommes vertueux, reconnaissant la dépravation de notre âge, fuient le commerce de la multitude et le tourbillon des sociétés, avec autant de soin qu’ils en apporteraient à se mettre à couvert d’une tempête ; et la solitude est un port où ils se retirent. Ces sages auront beau se cacher loin de la foule des pervers, ils seront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet honorable exil où ils vivent… ils verront sans envie l’admiration du vulgaire prodiguée à des fourbes qui le séduisent, et les récompenses des grands versées sur des bouffons qui les flattent ou… amusent ».
Il n’existe pas moins de douze traductions françaises de « Médée », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Maurice Mignon.
« Dum terra cælum media libratum feret
Nitidusque certas mundus evolvet vices
Numerusque arenis deerit et solem dies
Noctem sequentur astra, dum siccas polus
Versabit Arctos, flumina in pontum cadent,
Numquam meus cessabit in pœnas furor
Crescetque semper. »
— Passage dans la langue originale
« Tant que la terre portera en son milieu le ciel équilibré, tant que le firmament étincelant déroulera ses révolutions régulières, tant que le sable sera innombrable, tant que le jour suivra le soleil, et les étoiles — la nuit, tant que le pôle présentera les Ourses éloignées des flots 6, tant que les fleuves se jetteront dans la mer, jamais ne s’éteindra ma fureur de vengeance, elle ne fera que croître. »
— Passage dans la traduction de Mignon
« Tant qu’au centre de l’univers,
La terre maintiendra le ciel en équilibre
Et que le monde lumineux suivra des cycles réguliers,
Tant que les grains de sable resteront innombrables,
Tant qu’iront de pair le soleil et le jour,
Les étoiles et la nuit,
Tant que le ciel fera tourner les Ourses
Sans les plonger dans l’océan,
Tant que les fleuves se déverseront dans la mer,
Jamais ne cessera mon furieux désir de vengeance,
Toujours il s’accroîtra. »
— Passage dans la traduction de Mme Blandine Le Callet (éd. Gallimard, coll. Folio-Théâtre, Paris)
« Tant que la terre, au centre du monde, tiendra en équilibre le ciel, tant que le firmament dans son éclat déroulera ses cycles réguliers, tant que les sables seront innombrables, tant que le jour viendra avec le soleil, et la nuit — avec les astres, tant que le pôle fera évoluer les Ourses sans les plonger dans les flots, tant que les fleuves iront se jeter dans la mer, jamais ma fureur ne renoncera à poursuivre sa vengeance, toujours elle ira s’exacerbant. »
— Passage dans la traduction de M. Charles Guittard (éd. Flammarion, coll. GF, Paris)
« Tant que sur l’ici-bas le ciel pèsera stable,
Que sûr au firmament sera le cours des astres,
Innombrable le sable, et que le jour suivra
Le soleil, les étoiles — la nuit, tant que l’Ourse
Évitera la mer, qu’y tomberont les fleuves,
Jamais ne cessera ma fureur de vengeance,
Toujours elle croîtra. »
— Passage dans la traduction de M. François-Régis Chaumartin (éd. Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, Paris)
« Tant que la terre et le ciel l’un sur l’autre s’équilibreront
Tant que la voûte étincelante tournera, égrenant le temps
Tant qu’innombrables seront les grains du sable
Tant qu’avec le soleil se lèvera le jour
Qu’avec la nuit se lèveront les étoiles
Tant que l’Ourse brillera au pôle sans tomber dans la mer
Tant que les fleuves iront à l’océan
Jamais ne cessera ma fureur
Jamais ne faiblira ma rage de vengeance »
— Passage dans la traduction de Mme Florence Dupont (éd. Actes Sud, coll. Thesaurus, Arles)
« Tant que la terre portera le ciel en équilibre en le séparant (des enfers), tant que le firmament étincelant déroulera l’alternance régulière (de ses astres), tant que le sable des mers sera innombrable, tant que le soleil sera suivi du jour, et la nuit — des étoiles, tant que le pôle présentera les Ourses toujours éloignées de la mer, tant que les fleuves se jetteront dans celle-ci, jamais ma fureur de vengeance ne s’arrêtera, elle s’accroîtra toujours. »
— Passage dans la traduction de Léon Herrmann (éd. Les Belles Lettres, coll. des universités de France, Paris)
« Tant que la terre demeurera suspendue dans l’espace, tant que s’accomplira la marche régulière des saisons, que le sable des mers sera innombrable, que le soleil ramènera la lumière, et la nuit — son cortège d’étoiles ; tant que brillera près du pôle l’Ourse céleste, qui ne se baigne jamais dans les flots ; tant que les fleuves confondront leurs eaux dans les mers, loin de s’apaiser, ma soif de vengeance ne fera que s’accroître. »
— Passage dans la traduction de Jean-Baptiste Desforges (XIXe siècle)
« Tant que la terre se balancera au milieu de l’air par son propre poids, tant que le cours des astres lumineux déploiera les saisons dans l’ordre accoutumé, tant qu’il sera impossible de compter les sables de la mer, tant que le jour suivra le soleil, et que la nuit ramènera les étoiles, tant que l’Ourse du pôle restera suspendue au-dessus des flots, tant que les fleuves iront se jeter dans la mer, la soif de vengeance qui me dévore, loin de s’éteindre, ne fera que s’irriter davantage. »
— Passage dans la traduction d’Eugène Greslou (XVIIIe siècle)
« Tant que la terre se tiendra en équilibre dans l’air, tant que les astres règleront le cours des saisons, tant que les sables seront innombrables, tant que le soleil produira le jour, et que la nuit ramènera les étoiles, tant que l’Ourse restera suspendue au-dessus des flots, tant que les fleuves iront se jeter dans la mer, la soif de vengeance qui me dévore, loin de s’éteindre, ne fera que s’irriter davantage. »
— Passage dans la traduction d’Eugène Greslou, revue par … Cabaret-Dupaty (XIXe siècle)
« Tant que la terre portera le ciel en équilibre au milieu d’elle, tant que le monde brillant développera sous nos yeux ces vicissitudes si bien ordonnées, tant que les sables de la mer seront innombrables, que le jour suivra le soleil, que les astres suivront la nuit, que l’Ours restera attaché au pôle glacial, et que les fleuves iront terminer leur course dans les mers, jamais ma fureur ne cessera de poursuivre ma vengeance, jamais elle ne cessera de s’accroître. »
— Passage dans la traduction de Jean-Marie-Louis Coupé (XVIIIe siècle)
« Tant que la terre soutiendra l’air qui circule en équilibre au milieu d’elle, tant que le monde brillant développera sous nos yeux ces vicissitudes si bien ordonnées, tant que les sables de la mer seront innombrables, que le jour suivra la marche du soleil, que les astres suivront la nuit, que l’Ourse restera attachée au pôle glacial, et que les fleuves iront terminer leur course dans les mers, jamais ma fureur ne laissera reposer ma vengeance, jamais elle ne cessera de s’accroître. »
— Passage dans la traduction de Jean-Marie-Louis Coupé, revue par Jérôme-Balthazar Levée (XIXe siècle)
« Certes, tandis que la terre sera suspendue au milieu de l’air, que l’année sera marquée par de certaines vicissitudes, que les sables de la mer seront innombrables, que le soleil fera le jour, et que les étoiles suivront la nuit, que le pôle fera tourner les deux Ourses qui ne se couchent point sous les eaux, et que les fleuves s’écouleront dans la mer, ma fureur ne cessera point de se faire sentir par les tourments qu’elle prépare, et croîtra toujours. »
— Passage dans la traduction de l’abbé Michel de Marolles (XVIIe siècle)
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- Édition et traduction de Maurice Mignon (1935). Tome I [Source : Google Livres]
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- Daisy Amias évoquant « Hippolyte » [Source : France Télévisions]
- Jean-Claude Fall évoquant « Œdipe » [Source : France Télévisions].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- André de Bovis, « La Sagesse de Sénèque » (éd. Aubier, coll. Théologie, Paris)
- Paul Faider, « Études sur Sénèque » (éd. Van Rysselberghe et Rombaut-Université de Gand, coll. Recueil de travaux publiés par la Faculté de philosophie et lettres, Gand) [Source : Canadiana]
- Constant Martha, « Les Moralistes sous l’Empire romain : philosophes et poètes » (XIXe siècle) [Source : Canadiana].
- En latin Lucius Annæus Seneca.
- le comte Joseph de Maistre, « Œuvres complètes. Tome V. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (suite et fin) ».
- Waltz, « Vie de Sénèque » (éd. Perrin, Paris), p. 160.
- « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2.
- « Lettres à Lucilius », lettre VIII, sect. 2.
- Description inspirée d’Homère : « l’Ourse, qu’on nomme aussi le Chariot, qui se tourne sans cesse vers Orion et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l’Océan » (« L’Iliade », liv. XVIII, v. 487-489).