Il s’agit des « Huit Chapitres », extraits du « Livre du luminaire » 1 (« Kitab al-siraj » 2), de Rabbi Moïse ben Maïmon 3, dit Maïmonide. C’est l’un des philosophes les plus célèbres qu’aient eus les Juifs, lesquels ont coutume de dire pour exprimer leur admiration envers lui : « Depuis Moïse (le prophète) jusqu’à Moïse (le philosophe), il n’y a point eu d’autre Moïse » (« Mi Moshé ad Moshé, lo kam ké Moshé » 4). Dans les livres hébraïques, il est souvent désigné par le nom de Rambam 5 composé, selon l’usage juif, des lettres initiales R. M. b. M. de son nom entier. Dans les livres latins, il est souvent cité sous les noms de Moïse le Cordouan (Moses Cordubensis), parce qu’il naquit à Cordoue, et de Moïse l’Égyptien (Moses Ægyptius), parce que, chassé par les persécutions religieuses des Almohades, il dut se réfugier en Égypte, où il devint premier médecin du Sultan. On aurait pu ajouter à ces noms celui de Moïse le Provençal, parce que la Provence donna asile à la plus grande partie des Juifs expulsés du midi de l’Espagne ; et que c’est à Lunel, et non au Caire, que « Le Guide des égarés » fut traduit de l’arabe en hébreu par Samuel ben Yéhuda ibn Tibon 6, lequel entama sa traduction du vivant même de Maïmonide. Dans l’« Épître à Rabbi Samuel ibn Tibon sur la traduction du “Guide des égarés” » et l’« Épître à la communauté de Lunel », Maïmonide fait de cette communauté provençale son héritière spirituelle : « Je suis », dit-il 7, « [un] auteur en langue arabe, cette langue dont le soleil décline… [Mais] vous, maîtres et proches, affermissez-vous ! Fortifiez vos cœurs ; car je viens proclamer ceci : en ces temps d’affliction, nul n’est plus là pour brandir l’étendard de Moïse, ni pour approfondir les paroles des maîtres du Talmud… à part vous-mêmes et ceux des cités de vos régions. Vous qui êtes continuellement absorbés, comme je le sais, dans l’étude et l’interprétation des textes ; vous, dépositaires de l’intellect et du savoir ! Sachez qu’en maints autres lieux, la Tora a été égarée par ses propres fils… Sur la terre d’Israël et à travers toute la Syrie, un seul endroit, je veux dire Alep, compte quelques sages qui méditent la Tora… Pour ce qui est des cités du Maghreb, dans notre malheur, nous avons appris quel décret a été prononcé contre les Juifs qui s’y trouvent. Il n’est donc point de salut nulle part, si ce n’est auprès de vous, frères, figures de notre rédemption. »
Comme son contemporain et compatriote musulman Ibn Rushd 8, Maïmonide fut médecin, théologien, philosophe, commentateur d’Aristote. Comme lui, il fut fils et petit-fils d’un juge. Comme lui, enfin, il voulut, sinon réconcilier la philosophie et la religion, du moins opérer un important rapprochement entre elles. Mais quelle philosophie et quel rapprochement ? Ce qui est sûr, c’est que la philosophie de Maïmonide est bien davantage arabe que grecque ; et que c’est sur l’aristotélisme oriental qu’il se fonde, d’après les savants commentaires d’Al-Kindi et Avicenne, en passant par Al-Fârâbî. Les théories qu’il développe sont précisément celles auxquelles ces commentaires donnent préférence, et qui souvent n’apparaissent dans l’Aristote grec que d’une manière incidente ou accessoire (certaines n’y apparaissent pas du tout) : « Car », dit-il 9, « tout ce qu’Al-Fârâbî a écrit, et en particulier l’ouvrage “Le Livre du régime politique”, est un grain pur ; à l’homme qui sondera la parole d’Al-Fârâbî, il sera donné de s’instruire, tant il est vrai qu’il fut d’une incommensurable sagesse… Quant aux paroles de Platon, le maître d’Aristote… l’homme cultivé pourra s’en passer [!], tant il est vrai que les œuvres d’Aristote, son disciple, supplantent tout ce qui a été composé avant elles ; et son intellect, je veux dire l’intellect d’Aristote, marque le couronnement de l’intellect humain… » Voilà dans quelle mesure Maïmonide connut la philosophie grecque.
« Depuis Moïse jusqu’à Moïse, il n’y a point eu d’autre Moïse »
Et maintenant, quel rapprochement ? Maïmonide crut retrouver, dans les paroles et les oracles des prophètes de la Bible, les belles doctrines d’Aristote, et s’ingénia à prouver, par le système des sens cachés et des amphibologies de la mystique juive, l’accord fondamental entre les deux. Ce faisant, il contribua puissamment à répandre parmi ses coreligionnaires l’étude de l’aristotélisme et les rendit capables de devenir les intermédiaires entre les Arabes et l’Europe chrétienne. Comme le dit M. Jacques Attali 10, Ibn Rushd et Maïmonide « participent au premier rang à la naissance de l’esprit de raison dans l’Europe chrétienne : un musulman et un juif donnent le départ de la grande course aux Lumières… La malle dans laquelle Isaac Newton enfermait ses manuscrits — en particulier ceux des années 1680 où, professeur à Trinity College, il rédigeait ses “Principia mathematica” — [contenait] un livre et un seul, “Le Guide des égarés”, écrit par Maïmonide en 1180, exactement cinq siècles avant que Newton ne le lise ». Au XIIe siècle, les ouvrages d’Ibn Rushd, ainsi que la plupart des ouvrages de science écrits en arabe, passèrent en latin grâce aux Juifs dans le midi de la France. Dès le XIIIe siècle, l’Université de Paris se vit en possession, non plus de quelques lambeaux du Stagirite, mais de toute l’œuvre immense d’Aristote, reconstituée, pièce par pièce, sur l’arabe et l’hébreu et se redressant triomphalement de toute sa hauteur devant le Moyen Âge étonné. Et « l’Occident a secoué son infériorité de quatre ou cinq cents ans », selon le mot d’Ernest Renan.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises des « Huit Chapitres », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Rémi Brague.
« Sache que l’âme de l’homme est une âme unique, et qu’elle a des actions multiples et diverses. On peut appeler certaines de ces actions des “âmes”, et l’on s’est imaginé, de ce fait, que l’homme a plusieurs âmes, comme se le sont imaginé les médecins ; à ce point que leur chef [c’est-à-dire Galien] exprime l’idée que les âmes sont trois : naturelle, animale et psychique. On peut les nommer “facultés” et “parties”, de telle sorte que l’on dit “parties de l’âme”. Les philosophes utilisent souvent cette dénomination ; mais, quand ils parlent de “parties”, ils ne veulent pas dire qu’elle se diviserait à la façon dont se divisent les corps. »
— Passage dans la traduction de M. Brague
« Sache que l’âme de l’homme est une, mais que ses opérations sont nombreuses et diverses, et que certaines d’entre elles sont parfois appelées âmes, ce qui peut faire croire que l’homme a plusieurs âmes, comme le croient, en effet, les médecins ; c’est ainsi que le plus illustre d’entre eux commence (son ouvrage) en disant que les âmes de l’homme sont au nombre de trois : l’âme naturelle, l’âme animale et l’âme spirituelle. On les appelle aussi parfois “facultés” ou “parties”, de sorte que l’on dit les “parties de l’âme”. Et ces appellations sont souvent employées par les philosophes ; cependant, en parlant de parties, ils n’entendent pas que l’âme se divise à la manière des corps… »
— Passage dans la traduction de Jules Wolff (« Les Huit Chapitres, ou Introduction de la Michna d’Aboth » dans « Revue de théologie et de philosophie », vol. 44, p. 345-574)
« Scias Animam hominis unam esse Animam, cujus actus plures sunt et diversi, quorum aliqui “Animæ” etiam appellantur, adeo ut videatur (nonnullis) plures esse homini Animas, quemadmodum opinantur Medici ; unde scribit Princeps ipsorum Animas tres esse : Naturalem, Animalem, Spiritualem. Appellantur etiam “facultates” et “partes”, adeo ut dicant “partes Animæ”. Atque his nominibus frequenter utuntur Philosophi, non tamen ita ut, dum dicant partes (Animæ), velint illam dividi in partes, sicut dividuntur corpora… »
— Passage dans la traduction latine d’Edward Pococke (« Octo Capitula », XVIIe siècle)
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- Traduction de Jules Wolff (1911) [Source : Google Livres]
- Traduction de Jules Wolff (1911) ; autre copie [Source : Canadiana]
- Édition et traduction latine d’Edward Pococke (1655) [Source : Google Livres]
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- Édition et traduction latine d’Edward Pococke (1740) [Source : Google Livres]
- Édition et traduction latine d’Edward Pococke (1740) ; autre copie [Source : Canadiana].
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- Jean d’Ormesson évoquant Maïmonide [Source : BFMTV]
- Maurice-Ruben Hayoun évoquant Maïmonide [Source : Association Compostelle-Cordoue]
- Moshé Idel évoquant Maïmonide [Source : Institut universitaire Maïmonide-Averroès-Thomas d’Aquin]
- Géraldine Roux, Pierre Bouretz et Maurice Kriegel évoquant Maïmonide [Source : France Culture]
- Géraldine Roux évoquant Maïmonide [Source : France Culture]
- Pierre Bouretz évoquant Maïmonide [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jacques Attali, « Maïmonide, ou le Pouvoir de la clarté » dans « Phares : vingt-quatre destins » (éd. Fayard, Paris)
- Salomon Munk, « Mélanges de philosophie juive et arabe » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Ernest Renan, « L’Islamisme et la Science : conférence faite à la Sorbonne, le 29 mars 1883 » (XIXe siècle) [Source : Google Livres].
- Parfois traduit « Livre de la lumière ».
- Parfois transcrit « Kitāb al-sarāj » ou « Kitab es-sirâdj ».
- En hébreu רבי משה בן מימון. Parfois transcrit Moses ben Meimun, Môsheh ben Maymûn, Moïse ben Maimoun, Moyses ben Maimon, Moyse ben Maimon, Moshe ben Maymon, Mosche ben Maimon, Moše ben Majmon ou Moché ben Maïmon.
- En hébreu « ממשה עד משה לא קם כמשה ». Parfois transcrit « Mi-Mosheh ‘ad Mosheh, lo qam ke-Mosheh », « Mimosché ad Mosché, lo kam ca Mosché », « Memoshe ad Moshe, lo kam k’Moshe », « Mi-Moshe we-’ad Moshe, lo kom ke-Moshe » ou « Mi-Mošé we-‘ad Mošé, lo qam ke-Mošé ».
- En hébreu רמב״ם.
- En hébreu שמואל בן יהודה אבן תיבון. Parfois transcrit Samuel ben Judah ibn Tibbon, Samuel ben Yehouda ibn Tibbon ou Samuel ben Jehuda ibn Tibbon.
- « Lettres de Fostat • La Guérison par l’esprit », p. 45 & 47-48.
- Ce ne fut que dans les dernières années de sa vie que Maïmonide reçut les compositions d’Ibn Rushd sur les ouvrages d’Aristote, alors que « Le Guide des égarés » était déjà rédigé dans ses grandes lignes. Il reste que la pensée des deux grands hommes présente de nombreuses similitudes, mais celles-ci résultent plutôt de prémisses communes que d’une influence réciproque.
- id. p. 37-38.
- « Maïmonide, ou le Pouvoir de la clarté ».