éd. Publications orientalistes de France, coll. Les Journaux poétiques de l’époque de Héian-Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, Paris
Il s’agit du « Journal de Sarashina ». Ce genre d’écrits intimes qui tient tant de place dans la littérature féminine du Japon, je veux dire le « nikki » (« journal »), fut inauguré (chose étrange !) par un homme, Ki no Tsurayuki 1, poète et critique, qui venait d’exercer, pendant cinq ans, les fonctions de préfet de la province de Tosa. Dans son « Tosa nikki » 2 (« Journal de Tosa »), rédigé en 935 apr. J.-C., il racontait dans une prose exquise, entremêlée de poésies, son voyage de retour à la capitale. Mais le principal intérêt de son journal était ailleurs : tout le secret en était, en effet, dans la première phrase, où l’auteur faisait le choix de l’écriture japonaise, qu’on appelait communément « onnade » 3 (« main de femme »), par opposition à l’écriture chinoise, qu’on appelait communément « otokode » 4 (« main d’homme »). C’est non seulement en « onnade » qu’il écrivit son journal, mais aussi dans la langue même que pratiquaient les femmes, démontrant de la sorte que cette langue parvenait à exprimer parfaitement, sinon les concepts abstraits de l’écriture chinoise, du moins les mouvements délicats du cœur, communs à toute l’humanité : « [D’un pays à l’autre], le langage certes diffère », dit le « Journal de Tosa » 5, « mais puisque pareil à coup sûr est le clair de lune, pourquoi n’en serait-il de même du cœur humain ? » Les dames de la Cour japonaise ne tardèrent pas à entendre cette leçon, et cloîtrées comme elles étaient dans leurs chambres, où elles avaient assez de loisir pour lire et pour songer à leurs malheurs, elles se mirent à noter leurs tristes pensées sous forme de journal. La violence des émotions dont elles étaient suffoquées, et qu’elles ne pouvaient pas dire à haute voix, éclata bientôt en un feu d’artifice comme on n’en vit jamais de semblable dans la littérature universelle. Se suivirent à quelques années d’intervalle : le « Kagerô (no) nikki » 6 (« Journal d’une éphémère ») ; le « Murasaki-shikibu nikki » 7 (« Journal de Murasaki-shikibu ») ; l’« Izumi-shikibu nikki » 8 (« Journal d’Izumi-shikibu ») ; le « Sarashina nikki » 9 (« Journal de Sarashina ») ; le « Jôjin-ajari (no) haha no shû » 10 (« Journal de la mère du révérend Jôjin ») ; enfin le « Sanuki no suke (no) nikki » 11 (« Journal de la dame d’honneur Sanuki »).
Voici un passage qui donnera une idée du style du « Journal de Sarashina » : « Je pousse la porte : le brouillard noie le bord des montagnes qui vaguement s’éclaire… et plus que la splendeur des fleurs ou des feuillages rutilants, l’épaisse végétation et le ciel nuageux ont un charme inexprimable ; et voici que le coucou lui-même, dans la ramure proche, plusieurs fois lance son appel :
À qui montrerai-je
À qui ferai-je entendre
La splendeur de l’aube
En ce séjour de montagne
Le chant répété sans fin
…Et tandis que nous sommes là à nous morfondre, quelqu’un de notre compagnie se plaint ainsi : “À cette heure, à la Ville de même, il doit être des gens qui l’entendent, mais se peut-il qu’il en soit qui aient une pensée pour nous qui nous morfondons de la sorte ?” » 12
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Donald Keene, « Les Journaux intimes dans la littérature japonaise » (éd. Collège de France-Institut des hautes études japonaises, coll. Travaux et conférences de l’Institut des hautes études japonaises du Collège de France, Paris).
- En japonais 紀貫之. Autrefois transcrit Tsourayouki.
- En japonais « 土佐日記 ». Autrefois transcrit « Toça nikki » ou « Tossa nikki ».
- En japonais 女手. Parfois transcrit « wonnade ».
- En japonais 男手. Parfois transcrit « wotokode » ou « wotoko no te ».
- p. 36-37.
- En japonais « 蜻蛉日記 ». Autrefois transcrit « Kagherô nikki ».
- En japonais « 紫式部日記 ». Autrefois transcrit « Mouraçaki Shikibou niki » ou « Mourasaki Shikibou nikki ».
- En japonais « 和泉式部日記 ». Autrefois transcrit « Izoumi-shikibou nikki ».
- En japonais « 更級日記 ».
- En japonais « 成尋阿闍梨母集 ».
- En japonais « 讃岐典侍日記 », inédit en français. Autrefois transcrit « Sanouki no souké no nikki ».
- p. 55-56.