
éd. Collège de France-Institut des hautes études chinoises, coll. Bibliothèque de l’Institut des hautes études chinoises, Paris
Il s’agit des poèmes de Ts’ao Ts’ao1, général et politicien chinois, défait dans la bataille de la falaise Rouge en 208 apr. J.-C. Cet homme ivre d’action qui, simple chef de bande à ses débuts, sut se tailler, dans la Chine disloquée et troublée de la fin des Han, la part du lion, et momentanément du moins, à unifier le pays sous son autorité — cet homme ivre d’action, dis-je, trouva parmi ses soucis d’État et de guerre assez de loisirs pour se livrer à la poésie. Aussi, les biographes le décrivent-ils assis à dos de cheval, « la longue lance en travers de sa selle », buvant du vin et « composant des vers inébranlables »2 pleins d’énergie mâle et de force héroïque :
« Du vieux coursier, couché dans l’écurie,
L’idéal se situe à mille “li”
[c’est-à-dire sur un champ de bataille lointain].
Quand le héros touche au soir de la vie,
Son cœur vaillant n’a pas fini de battre »3.
Sa réputation acquise, Ts’ao Ts’ao employa tous les ressorts de son génie pour obtenir d’être nommé premier ministre. Il réussit ; et élevé dans ce poste, il ne travailla désormais qu’à se faire des protégés, en embauchant ceux qui lui paraissaient dévoués à ses intérêts, et en destituant quiconque n’adhérait pas aveuglément à toutes ses volontés. Son ambition finit par éteindre en lui ses belles qualités. « Il avait délivré son [Empereur] d’un tyran qui le persécutait ; mais ce fut pour le faire gémir sous une autre tyrannie, moins cruelle sans doute, mais qui n’en était pas moins réelle », dit très bien le père Joseph Amiot4. « Il devint fourbe, vindicatif, cruel, perfide, et ne garda pas même l’extérieur de ce qu’on appelait ses anciennes vertus. » Ts’ao Ts’ao mourut en 220 apr. J.-C., en emportant avec lui la haine d’une nation, dont il aurait pu être l’idole s’il s’était contenté d’être le premier des sujets de son souverain légitime. Peu de temps auparavant, il avait associé son fils au premier ministère et l’avait nommé son successeur dans la principauté de Ouei ; celui-ci donna à Ts’ao Ts’ao, son père, le titre posthume de « Ouei-Ou-Ti »5 (« Empereur Ou des Ouei »).
Il n’existe pas moins de cinq traductions françaises des poèmes, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jean-Pierre Diény.
「對酒當歌,
人生幾何?
譬如朝露,
去日苦多.
慨當以慷,
憂思難忘.
何以解憂?
唯有杜康.」— Poème dans la langue originale
« Le vin servi, on s’apprête à chanter,
(Car) de quelle durée la vie d’un homme ?
Je la compare à la rosée de l’aube,
Des jours enfuis, hélas ! le nombre est grand.
À la rancœur répond la grandeur d’âme,
(Mais) les soucis s’oublient malaisément.
Par quel moyen dissiper la tristesse ?
Il n’en est qu’un : (l’invention de) Du Kang6. »
— Poème dans la traduction de M. Diény
« Devant le vin, on doit chanter.
Combien de temps dure la vie humaine ?
Elle ressemble à la rosée matinale ;
Les jours passés sont trop nombreux !
Bien que mon énergie défie la mélancolie,
Je ne puis chasser cette dernière.
Comment pourrais-je bannir la tristesse vague ?
Seul, Tou K’ang en est capable. »
— Poème dans la traduction de Sung-nien Hsu (dans « Anthologie de la littérature chinoise : des origines à nos jours », éd. électronique)
« Quand on boit, il faut chanter…
Qu’est-ce que la vie de l’homme ?…
Elle dure autant que la rosée du matin,
Et est remplie de misères.
Il faut donc se consoler,
Il faut chasser la tristesse.
Par quel moyen ?
Par la force d’âme. »
— Poème dans la traduction du père Léon Wieger (dans « La Chine à travers les âges : précis », p. 128)
« Buvons et chantons !
La vie est si brève :
Comme rosée le matin.
Que de jours, hélas ! ont fui !
Restons fiers dans notre tristesse ;
Les soucis secrets mal s’oublient.
Pour dissiper notre chagrin,
Le seul moyen est le Tou-k’ang. »
— Poème dans la traduction de M. Robert Ruhlmann (dans « Anthologie de la poésie chinoise classique », éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris)
« Face au vin, il convient de chanter.
Une vie humaine, combien dure-t-elle ?
Le temps d’une rosée du matin !
Du passé, les souffrances furent nombreuses.
Il faut exprimer ce qui nous exalte,
Les pensées cachées sont dures à oublier.
Comment dissiper les soucis ?
Seul y parvient le vin de Du Kang. »
— Poème dans la traduction de M. Jacques Pimpaneau (dans « Anthologie de la littérature chinoise classique », éd. Ph. Picquier, Arles)
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- Traduction partielle de Sung-nien Hsu (éd. électronique) [Source : Chine ancienne].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- le père Joseph Amiot, « Ouei-ou-ti, ministre » dans « Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois. Tome III » (XVIIIe siècle), p. 104-106 [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Georges Margouliès, « Histoire de la littérature chinoise. Poésie » (éd. Payot, coll. Bibliothèque historique, Paris).
- « Ouei-ou-ti, ministre », p. 105.
- En chinois 魏武帝. Parfois transcrit « Wei-Wu-Di ».
- Une tradition chinoise attribue à Du Kang (杜康) la gloire d’avoir, le premier, su fabriquer du vin. Il mourut, dit-on, le jour « you » (酉), et par respect pour sa mémoire, on s’abstenait ce jour-là de faire du vin.