Il s’agit de « Discussion sur la “révolution violente” à partir de ma prison » (« Gokuchû yori “bôryoku kakumei” wo ronzu » 1) et autres traités de Kôtoku Shûsui 2, intellectuel, père de l’anarchisme japonais, condamné à mort en 1910 pour attentat sur la personne de l’Empereur et exécuté en 1911. Disciple et biographe de Nakae Chômin, Kôtoku s’appuya, d’abord, sur les principes de la Révolution française avant de mettre toute sa foi dans le communisme libertaire et l’anarchie. En 1903, opposé fermement à la guerre russo-japonaise, il quitta avec quelques collègues la rédaction du « Yorozu Chôhô » 3 (« Les Dix mille Nouvelles du matin » 4) et il fonda le cercle Heiminsha 5 (Société du peuple) avec, pour organe, l’hebdomadaire « Heimin Shimbun » 6 (« Journal du peuple »), dont le numéro inaugural parut la même année. De nombreux autres numéros furent interdits. Kôtoku rêvait de citoyens libres, exerçant des droits souverains. En ce début de siècle où il n’y avait ni suffrage universel, ni assemblée représentative, où un abîme séparait le peuple de la politique, il proposa « l’action directe » (« chokusetsu kôdô » 7) comme moyen pour obtenir des droits ou simplement du pain. La répression d’État était très sévère, la conscience sociale — peu développée, l’union entre travailleurs — inexistante. D’autre part, une minorité dirigeante, constituée de militaristes et d’impérialistes, « entravait la vie de la majorité du peuple, faisait fondre toute son épargne, emportait des vies humaines pour bâtir un grand Empire » 8. Non seulement ce discours de « l’action directe » fut déformé par les dirigeants, qui l’identifièrent avec un prétendu complot pour assassiner l’Empereur, mais il donna lieu, à partir de 1910, à des rafles policières, aboutissant à plus d’une centaine d’arrestations parmi les militants de gauche. Les autorités dépensaient pour la surveillance du seul Kôtoku cent yens par mois ; deux-trois policiers étaient postés en faction devant chez lui et le surveillaient jour et nuit. Elles avaient tendu un filet ; il ne leur restait qu’à abattre les oiseaux qui s’y étaient pris. Elles avaient creusé une trappe ; il ne leur restait qu’à achever le gibier qui y était tombé. C’est ce qui arriva au plus fameux procès de l’histoire du Japon — le procès dit « Kôtoku jiken » 9 (« affaire Kôtoku ») ou « taigyaku jiken » 10 (« affaire du crime de lèse-majesté » 11).
« Un excellent gouvernement est celui dont on oublie l’existence »
Causant un séisme dans le milieu de l’intelligentsia où il excita de vifs débats sur la liberté, ce procès fut mené au pas de charge, sans témoins, et conduisit à l’exécution de Kôtoku, ainsi que celle de ses collaborateurs et de sa compagne Kanno Suga. Ordre fut également donné d’interdire et faire disparaître jusqu’au dernier exemplaire de son livre visionnaire « L’Impérialisme » qui avait précédé d’une quinzaine d’années celui de Lénine. Et l’interdiction fut renouvelée sous l’occupation américaine de 1945 à 1952, comme quoi l’œuvre n’avait rien perdu de son tranchant philosophique aux yeux de ces nouveaux censeurs venus instaurer la démocratie. Dans un discours remarqué, l’écrivain Tokutomi Kenjirô explique que la mort de Kôtoku et des coaccusés fut leur victoire. Paradoxe peut-être ; mais les cris de « banzaï ! banzaï ! » qu’on entendit au passage des douze condamnés en furent la preuve. En tuant Kôtoku, les autorités pensaient tuer l’anarchisme. Kôtoku est mort en effet, mais aussitôt est ressuscité. Sa tombe est vide. « De la rébellion » (« Muhon-ron » 12), tel est le titre de ce discours au ton biblique qui resta longtemps dans les mémoires : « Un excellent gouvernement », y dit Tokutomi 13, « est celui dont on oublie l’existence. Un chapeau doit être posé sur la tête, sans l’enfoncer. Je ne sais si notre gouvernement est lourd ou léger, mais il s’est horriblement et pesamment abattu sur Kôtoku et ses amis… Il ne faut pas craindre la rébellion. Il ne faut pas avoir peur des rebelles, ni de devenir soi-même un rebelle. Toute chose nouvelle est déjà une rébellion. “Et ne craignez rien de ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme.” 14 La mort de la chair n’est rien. Celle qu’il faut redouter c’est la mort de l’âme… L’homme s’attache aux principes tels qu’on les lui a enseignés… semblables à [ceux] d’une poupée que l’on a sortie du moule, et lorsqu’il perd toute son indépendance, ses croyances, son naturel, sa spontanéité, c’est — pour ainsi dire — la mort de son âme. Nous devons vivre. »
Voici un passage qui donnera une idée du style de « Discussion sur la “révolution violente” à partir de ma prison » : « Il est… cruel et déraisonnable d’accuser un jeune de militer pour l’assassinat de l’Empereur ou pour la lutte armée, alors que l’on parle [simplement] de mouvement révolutionnaire, de notre espoir et de notre revendication de la révolution. Les réunions que nous organisons et les journaux que nous distribuons sur nos théories, c’est ce que nous appelons communément, nous compagnons anarchistes, le mouvement révolutionnaire… La société impériale romaine est morte de sa décadence pour ne pas avoir trouvé de nouvelles idées et un nouveau système. En France, la dynastie des Bourbons était à l’apogée de sa décadence, mais la révolution a remplacé la mort, parce que les idées de Rousseau, Voltaire et Montesquieu avaient préparé une nouvelle vie ; une nouvelle France est née » 15.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Ryûji Komatsu, « Un Retour sur le parcours du mouvement anarchiste au Japon » dans « Ebisu », nº 28, p. 49-60 [Source : Persée]
- Christine Lévy, « Kôtoku Shûsui et l’Anarchisme » dans « Ebisu », nº 28, p. 61-86 [Source : Persée]
- Katô Shûichi, « Histoire de la littérature japonaise. Tome III. L’Époque moderne » (éd. Fayard-Intertextes, Paris).
- En japonais « 獄中より暴力革命を論ず ».
- En japonais 幸徳秋水.
- En japonais « 萬朝報 ».
- Parfois traduit « Le Journal du Matin » ou « Toutes les nouvelles du matin ».
- En japonais 平民社.
- En japonis « 平民新聞 ». Parfois transcrit « Heimin Shinbun ».
- En japonais 直接行動.
- « L’Impérialisme : le spectre du XXe siècle », p. 163.
- En japonais « 幸徳事件 ».
- En japonais « 大逆事件 ».
- Parfois traduit « affaire de la grande rébellion », « affaire de haute trahison », « affaire du complot de lèse-majesté » ou « affaire du grand soulèvement ».
- En japonais « 謀叛論 ».
- Dans Brigitte Koyama-Richard, « Tolstoï et le Japon » (éd. Publications orientalistes de France, coll. Bibliothèque japonaise, Cergy-Pontoise).
- Bible, « Évangile selon saint Matthieu », X, 28.
- p. 79-80.