Il s’agit des « Derniers Mots » (« Saigo no ikku »1), « Vengeance sur la plaine du temple Goji-in » (« Gojiingahara no katakiuchi »2) et autres nouvelles de Mori Ôgai3, médecin militaire, haut fonctionnaire, traducteur et homme de lettres. Aucun intellectuel de l’ère Meiji ne résume peut-être mieux qu’Ôgai les changements radicaux qui bouleversèrent la société japonaise en l’espace de quelques décennies, entre la fin du XIXe siècle et le début du suivant. L’œuvre d’Ôgai et les événements mêmes de sa vie peuvent être lus comme un témoignage du processus douloureux qui transforma le pays d’un régime semi-féodal, tel qu’il était encore à la chute du shôgunat, en une nation capable de rivaliser de plain-pied avec les puissances mondiales. Se retrouvent chez lui tous les traits typiques de « l’homme nouveau » de Meiji partagé entre service scrupuleux de l’État, héritage de la morale du passé et engouement pour les modèles de pensée importés d’Europe. Son séjour d’étude en Allemagne, ainsi que les arrêts qu’il fit en France, coïncidèrent avec sa découverte d’une autre conception des connaissances humaines : « Tout ce qui est humain [trouve] comme un écho en nous ; de sorte que, si des idées nouvelles, des théories nouvelles surgissent sur la scène du monde et y deviennent actives, dans la mesure où la plus novatrice même de ces théories est le produit des connaissances humaines… aussi extravagante soit-[elle], nous en nous en portons peu ou prou les germes au cœur de nos [propres] pensées »4. De retour au Japon, l’engagement constant d’Ôgai à diffuser littératures, sciences et philosophies étrangères montre quelle empreinte ineffaçable l’universalisme européen avait laissée en ce descendant d’une lignée de samouraïs. Ses lourdes obligations professionnelles (il cumula les fonctions d’inspecteur général des Services de santé et de directeur du Bureau médical du ministère de l’Armée de terre) ne l’empêchèrent pas de se dévouer, avec le plus noble esprit d’altruisme et une énergie infatigable, à la traduction d’innombrables nouvelles, poésies, pièces de théâtre (Daudet, Gœthe, Schnitzler, Schmidtbonn, Heine, Lenau, Byron, Poe, Ibsen, Strindberg, Kouzmine, Tourguéniev, Lermontov, Andreïev, Dostoïevski, Tolstoï…) : « À présent », se félicita-t-il5, « la littérature raffinée de l’Ouest est entrée dans nos terres en même temps que ses principes philosophiques ultimes ». Bien que fidèle au régime impérial, Ôgai en souhaitait l’évolution. Il partageait l’inquiétude et défendait l’audace des intellectuels, comme en témoignent son pamphlet « La Tour du silence » (« Chimmoku no tô »6) et les conseils qu’il osa donner à Hiraide Shû, l’avocat des accusés de l’affaire Kôtoku qui, comme l’affaire Dreyfus en France, suscita la réprobation générale. Il fut, enfin, le premier grand auteur du Japon moderne.
le premier grand auteur du Japon moderne
« L’Oie sauvage », son chef-d’œuvre incontesté, raconte l’histoire d’Otama, la fille à la fenêtre, et son amour non déclaré pour le jeune Okada — histoire où tout se dessine en pointillé, le murmure du possible ne parvenant qu’à travers les barres d’une fenêtre sous laquelle passe, chaque jour, la même silhouette. « Ils se saluent. Elle imagine des choses… Lui, va se troubler, mais ils ne vont pas se parler. Ils se frôlent, mais ils ne se touchent pas. C’est un roman qui est d’une part magnifique et d’autre part important, parce qu’il signe l’entrée de la littérature japonaise dans le courant moderne du roman psychologique, avec un autre grand de la littérature, qui est plus connu qu’[Ôgai], qui est Sôseki… Tout est en douceur… On trottine d’une maison à l’autre, toujours dans le même quartier… Les sentiments dans ce livre ondulent doucement, un petit peu comme la surface de cet étang sur lequel viennent se poser ces oies sauvages… Le constat est un peu amer. Les protagonistes sont passés juste à côté de quelque chose qui aurait pu arriver. Il aurait suffi de peu de chose », explique M. Lionel Rousset.
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Derniers Mots » : « Pendant l’ère Genbun7, un fonctionnaire de la maison Tokugawa ne connaissait naturellement pas le mot occidental “martyrium” [c’est-à-dire martyre] ; et dans les dictionnaires du temps, on ne trouve pas non plus le mot “kenshin”8 [c’est-à-dire abnégation de soi-même] qui sert à le traduire. Aussi, n’y a-t-il rien de surprenant à ce que l’esprit humain n’ait pu alors concevoir, en dehors de toute distinction d’âge ou de sexe, l’existence d’un acte comparable à celui d’Ichi, fille du criminel Tarobê. Cependant, la pointe de révolte nichée à l’intérieur de ce sacrifice ne perça pas le cœur du seul Sasa, qui avait échangé ces mots avec Ichi ; elle atteignit tous les officiels qui se trouvaient dans la partie surélevée de la salle d’audience »9.
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- Extrait dans la traduction de M. Emmanuel Lozerand (2008) [Source : Éditions Les Belles Lettres].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Georges Gottlieb, « Un Siècle de romans japonais » (éd. Ph. Picquier, Arles)
- Emmanuel Lozerand, « Littérature et Génie national : naissance d’une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle » (éd. Les Belles Lettres, coll. Japon, Paris)
- Emmanuel Lozerand, « Mori (Ôgai) » dans « Dictionnaire universel des littératures » (éd. Presses universitaires de France, Paris).